La Cour européenne des droits de l'homme vient de rendre, le 7 février 2012, deux décisions consacrées à cet équilibre toujours si difficile à réaliser entre la liberté de presse et le droit au respect de la vie privée.
La première décision, Axel Springer AG c. Allemagne, trouve son origine dans un recours d'un organe de presse, en l'espèce le journal Bild, qui avait publié plusieurs articles relatifs à l'arrestation pour détention et consommation de cocaïne d'un acteur célèbre, incarnant un commissaire de police dans une série télévisée récente, très regardée outre-Rhin. Ce dernier a obtenu du tribunal de Hambourg l'interdiction de ces publications, au motif qu'elles portaient atteinte à la "protection de sa personnalité", que l'on peut définir comme le droit à la réputation, considérée comme un élément de la vie privée de la personne.
La seconde décision, Von Hannover c. Allemagne, trouve à l'inverse son origine dans la requête d'un couple célèbre, composé d'une ressortissante monégasque et d'un ressortissant allemand. Ils se plaignent du refus des tribunaux allemands d'interdire la publication par "Frau Im Spiegel" de photographies qu'ils considèrent comme portant atteinte à leur vie privée et à celle de leur famille.
La prééminence de la liberté de presse
Dans les deux cas, la Cour européenne fait prévaloir la liberté de presse (article 10 de la Convention) sur la vie privée (article 8).
Dans la décision Axel Springer, elle considère que l'interdiction prononcée à l'encontre de Bild par les tribunaux allemands constituait bien une ingérence dans la vie privée du requérant, mais que cette ingérence n'était pas "nécessaire dans une société démocratique", au sens de la Convention. En effet, le journal, en rappelant les conditions d'arrestation de l'acteur, se bornait à reprendre des informations publiques et même confirmées par le procureur. Rien ne justifiait donc une mesure d'interdiction aussi rigoureuse. Dans le second cas, la Cour constate que les juges allemands ont réalisé un arbitrage équilibré entre les deux libertés en cause, en estimant que les photos litigieuses contribuaient à un "débat d'ordre général".
Si l'on étudie ces deux décisions au seul regard du droit européen (voir en particulier l'excellente chronique de N. Hervieu dans la lettre ADL), on constate une certaine évolution. Une comparaison s'impose en effet avec un premier arrêt Von Hannover c. Allemagne du 24 juin 2004. La Cour avait alors estimé que la publication de photos, dont certaines prises à l'insu des intéressés, et toujours dans des activités privées constituaient une violation de l'article 8. Aujourd'hui, la Cour estime que la maladie du Prince Rainier n'est pas un élément de sa vie privée et de celle de sa famille, mais relève d'un "débat d'ordre général", notion aux contours suffisamment flous pour justifier beaucoup de publications des tabloïds.
Les critères de la vie privée
L'arrêt Von Hannover, celui de 2012, n'est pas sans rappeler la naissance même de la notion de "vie privée" en droit français. En 1858, le tribunal civil de la Seine condamne la publication d'une photo de la comédienne Rachel sur son lit de mort. Le ministère public proclame alors : "Quelque grande que soit une artiste, quelque historique que soit un grand homme, ils ont leur vie privée distincte de leur vie publique, leur foyer domestique séparé de la scène et du forum. Ils peuvent vouloir mourir dans l'obscurité quand ils ont vécu, ou parce qu'il ont vécu, dans le triomphe". Etrange proximité avec l'affaire Von Hannover, dans laquelle les requérants se plaignaient finalement d'être harcelés par des journalistes en quête d'informations sur la maladie du prince monégasque.
Rachel sur son lit de mort. 1858 |
En schématisant quelque peu, on peut considérer que la jurisprudence française relative à la protection de la vie privée repose essentiellement sur la notoriété de la personne. La vie privée du simple "quidam" doit être protégée avec davantage de rigueur que celle de la célébrité qui s'expose volontairement à la vue des autres. Cela ne signifie pas que la notoriété conduise à lever toute protection, mais l'atteinte à la vie privée s'apprécie alors selon deux critères.
L'abri de la vie privée
Le premier conduit à s'interroger sur les conditions de divulgation des informations ou des images contestées. Lorsque cette divulgation a lieu à l'insu de la personne, l'atteinte à la vie privée est clairement établie. Dès 1855, le tribunal civil de la Seine avait ainsi jugé "qu'un artiste n'a pas le droit d'exposer un portrait, même au Salon des Beaux-Arts, sans le consentement et surtout contre la volonté de la personne représentée". Il avait alors interdit en référé l'exposition du portrait de la directrice des Soeurs de la Providence. Ce principe repose aujourd'hui sur l'article 9 du code civil ou sur l'article 226-1 du code pénal, selon la voie de droit choisie par le requérant.
Le second critère est plus délicat car il relève d'une appréciation largement psychologique. La victime avait-elle le sentiment d'être à l'abri des regards lorsque la photo a été prise ? Avait elle fait l'effort de cacher aux regards indiscrets les informations confidentielles divulguées ? L'espace privé est, par hypothèse, celui où la personne se sent à l'abri et c'est lui qu'il convient de protéger.
Ces deux critères ne sont pas ignorés de la Cour européenne qui les mentionne dans ses décisions. La première décision Von Hannover de 2004 reposait d'ailleurs entièrement sur le fait que les photos dont les requérants contestaient la publication avaient été prises "de manière clandestine, à une distance de plusieurs centaines de mètres, probablement d'une maison avoisinante". Les requérants étaient alors victimes d'une ingérence dans leur vie privée, alors même qu'ils bénéficiaient d'une "espérance légitime" de pouvoir vivre à l'abri, dans un espace purement privé. L'espace de la vie privée est donc finalement celui où l'on peut espérer être tranquille.
Le critère de "l'intérêt général" au secours de la presse people
Sur ces poins, les décisions de la Cour européenne rejoignent totalement la jurisprudence française. Il n'en est pas tout à fait de même pour le critère de "l'intérêt général" mis cette fois en avant par la Cour. Dans l'affaire Axel Springer, elle considère que le récit et les photos de l'arrestation d'un acteur célèbre présentent un "certain intérêt général", dès lors qu'il s'agit de rendre compte d'une affaire judiciaire déjà rapportée par le bureau du procureur. Dans l'affaire Von Hannover, les photos de la famille princière en vacances aux sports d'hiver constituent une "contribution à un débat d'intérêt général", dès lors que la presse se posait des questions sur l'état de santé du prince Rainier de Monaco.
Ce critère suscite un certain malaise. Est-il désormais suffisant d'invoquer l'intérêt général pour pouvoir étaler dans les journaux l'état de santé d'une personne ou nuire définitivement à sa réputation, alors même qu'arrêtée, elle demeure juridiquement innocente ? En tout cas, cette appréciation de "l'intérêt général" permet de faire prévaloir la liberté de presse sur la vie privée dans pratiquement tous les cas de figure.
Pour le moment, les juges français n'ont pas repris ce critère, et on ne peut que s'en réjouir. Il se situe en effet dans la droite ligne d'une jurisprudence très influencée par une conception anglo-saxonne de la liberté d'expression, extrêmement compréhensive à l'égard des atteintes à la vie privée des personnes célèbres. La prolifération des journaux "people" et autres tabloïds en est d'ailleurs la meilleure illustration, hélas.
L'abri de la vie privée
Le premier conduit à s'interroger sur les conditions de divulgation des informations ou des images contestées. Lorsque cette divulgation a lieu à l'insu de la personne, l'atteinte à la vie privée est clairement établie. Dès 1855, le tribunal civil de la Seine avait ainsi jugé "qu'un artiste n'a pas le droit d'exposer un portrait, même au Salon des Beaux-Arts, sans le consentement et surtout contre la volonté de la personne représentée". Il avait alors interdit en référé l'exposition du portrait de la directrice des Soeurs de la Providence. Ce principe repose aujourd'hui sur l'article 9 du code civil ou sur l'article 226-1 du code pénal, selon la voie de droit choisie par le requérant.
Le second critère est plus délicat car il relève d'une appréciation largement psychologique. La victime avait-elle le sentiment d'être à l'abri des regards lorsque la photo a été prise ? Avait elle fait l'effort de cacher aux regards indiscrets les informations confidentielles divulguées ? L'espace privé est, par hypothèse, celui où la personne se sent à l'abri et c'est lui qu'il convient de protéger.
Ces deux critères ne sont pas ignorés de la Cour européenne qui les mentionne dans ses décisions. La première décision Von Hannover de 2004 reposait d'ailleurs entièrement sur le fait que les photos dont les requérants contestaient la publication avaient été prises "de manière clandestine, à une distance de plusieurs centaines de mètres, probablement d'une maison avoisinante". Les requérants étaient alors victimes d'une ingérence dans leur vie privée, alors même qu'ils bénéficiaient d'une "espérance légitime" de pouvoir vivre à l'abri, dans un espace purement privé. L'espace de la vie privée est donc finalement celui où l'on peut espérer être tranquille.
Le critère de "l'intérêt général" au secours de la presse people
Sur ces poins, les décisions de la Cour européenne rejoignent totalement la jurisprudence française. Il n'en est pas tout à fait de même pour le critère de "l'intérêt général" mis cette fois en avant par la Cour. Dans l'affaire Axel Springer, elle considère que le récit et les photos de l'arrestation d'un acteur célèbre présentent un "certain intérêt général", dès lors qu'il s'agit de rendre compte d'une affaire judiciaire déjà rapportée par le bureau du procureur. Dans l'affaire Von Hannover, les photos de la famille princière en vacances aux sports d'hiver constituent une "contribution à un débat d'intérêt général", dès lors que la presse se posait des questions sur l'état de santé du prince Rainier de Monaco.
Ce critère suscite un certain malaise. Est-il désormais suffisant d'invoquer l'intérêt général pour pouvoir étaler dans les journaux l'état de santé d'une personne ou nuire définitivement à sa réputation, alors même qu'arrêtée, elle demeure juridiquement innocente ? En tout cas, cette appréciation de "l'intérêt général" permet de faire prévaloir la liberté de presse sur la vie privée dans pratiquement tous les cas de figure.
Pour le moment, les juges français n'ont pas repris ce critère, et on ne peut que s'en réjouir. Il se situe en effet dans la droite ligne d'une jurisprudence très influencée par une conception anglo-saxonne de la liberté d'expression, extrêmement compréhensive à l'égard des atteintes à la vie privée des personnes célèbres. La prolifération des journaux "people" et autres tabloïds en est d'ailleurs la meilleure illustration, hélas.
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