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dimanche 4 décembre 2011

Les secrets d'Etat en Afrique du Sud, et en France

L'assemblée sud-africaine vient de voter le Protection of State Information Bill qui a connu un grand retentissement dans la presse anglo-saxonne. Adopté par une large majorité de 229 voix pour et 107 contre, ce texte doit encore obtenir un vote positif de la chambre haute, mais celle-ci, comme la chambre basse, est dominée par l'ANC, parti du Président Zuma. Il appartiendra ensuite à ce dernier de ratifier le texte avant son entrée en vigueur. 

Cette législation a évidemment pour objet de museler la presse sud-africaine, l'une des rares sur ce continent à disposer d'un véritable journalisme d'investigation. Ses journalistes n'hésitent pas à dénoncer certains scandales de corruption qui touchent le Président Zuma et ses proches. La nouvelle loi suscite donc une grande hostilité dans la presse sud-africaine, largement relayée dans les médias internationaux, qui dénoncent, à juste titre, une législation de circonstance et particulièrement attentatoire à la liberté d'expression la plus élémentaire. 

L'Afrique du Sud, c'est loin

L'Afrique du Sud c'est bien loin, et nul n'ignore que Jacob Zuma a eu bon nombre de démêlés avec la justice de son pays. Le Protection of State Information Bill est généralement présenté comme l'instrument d'une classe politique corrompue, surtout préoccupée de cacher ses turpitudes au corps électoral. Rien de tel, évidemment, ne pourrait arriver dans nos démocraties occidentales, attachées aux libertés publiques, respectueuses des droits des citoyens, à commencer par la liberté de presse. 

L'Afrique du Sud, c'est loin, sans doute. Mais le renforcement de la sphère de secret qui entoure l'activité des autorités publiques est un mouvement général que l'on retrouve dans les démocraties occidentales. La vigueur des attaques américaines contre Wikileaks, tant sur le plan judiciaire que financier, montre le souci de protéger la confidentialité des activités militaires et diplomatiques. En France, une décision du Conseil constitutionnel  du 10 novembre 2011, a sanctionné sur QPC les dispositions législatives prévoyant que des sites et des bâtiments entiers pouvaient être protégés par le secret de la défense nationale. Là encore, la législation sanctionnée révélait une volonté très affirmée des autorités de l'Etat de renforcer le secret, quitte à malmener fortement le principe de séparation des pouvoirs.  

Cette censure du Conseil constitutionnel a évidemment quelque chose de rassurant, même si on ne comprend pas très bien pourquoi il n'est pas allé au bout de son raisonnement en déclarant inconstitutionnelle l'opposabilité aux juges du secret défense. La loi sud-africaine a peu de chances d'être sanctionnée de la même manière, le Président Jacob Zuma venant de nommer à la présidence de la Cour constitutionnelle l'un de ses proches, le pasteur évangélique Mogoeng Mogoeng. 

Quoi qu'il en soit, la comparaison entre le texte sud africain et le droit français fait certes apparaître des différences, mais également des points communs qui peuvent sembler inquiétants. 


Bouclier Zoulou

La définition du secret

La première différence qui saute aux yeux réside dans les termes employés pour désigner les secrets que la loi se propose de protéger. Contrairement à ce qui a été évoqué dans les médias français, la loi sud-africaine ne se réfère pas au "secret de la défense nationale" mais plus largement à la 'l'"information d'Etat (State information)". Cette notion semble plus englobante, plus proche de l'obscure "raison d'Etat", alors que le "secret de la défense nationale" à la française semble plus orienté vers la seule protection des intérêts stratégiques. 

En réalité, la différence entre les deux notions est loin d'être aussi nette, dès lors qu'elles sont également définies de manière tautologique. Pour le législateur sud-africain (Chap. 2 art. 5), "l'information d'Etat" est précisément celle qui "peut être protégée comme toute divulgation, altération, destruction ou perte". Cette formulation est bien proche de celle du droit français qui considère comme "secret de la défense nationale", l'information, quel que soit son support, "qui a fait l'objet de mesures de protection destinées à restreindre sa diffusion" (art. 413-9 c. pén.). En clair, une information est classifiée parce que l'Exécutif a décidé de la classifier. 

Les peines encourues

Les deux systèmes, sud-africain comme français, prévoient trois niveaux de classification, confidentiel, secret et très secret.  De la même manière, ils organisent une procédure d'accès reposant à la fois sur une habilitation accordée par les autorités publiques et sur l'intérêt à en connaître, c'est à dire le besoin qui justifie la communication du document classifié. Une autorité "indépendante" est chargée de répondre aux demandes des tiers, et notamment des juges, visant à obtenir la déclassification de pièces couvertes par le secret (Classification Review Panel en Afrique du Sud, Commission consultative du secret défense en France).

Lorsqu'une information classifiée est divulguée à une personne qui n'a pas "intérêt à en connaître", cette divulgation est une infraction, tant pour celui qui communique l'information que pour celui qui en a communication. Les journaux occidentaux insistent beaucoup sur le fait que la divulgation d'une "information d'Etat" en Afrique du Sud fait désormais encourir à son auteur une peine pouvant aller jusqu'à vingt-cinq années d'emprisonnement. 

La lecture de la loi sud-africaine conduit cependant à nuancer le propos, car elle a pour ambition de sanctionner toutes les activités illicites en matière de circulation de l'information officielle. De fait, l'auteur d'activités d'espionnage encourt vingt-cinq années d'emprisonnement, celui qui divulgue des informations à des mouvements terroristes quinze années, et celui enfin qui communique des "informations d'Etat" cinq années (chapitre 11 de la loi). Certes, les critères de distinction entre ces différentes activités sont peu précis, et cette marge d'interprétation laisse ouverte la possibilité de nombreux abus en ce domaine. Il n'empêche que les peines encourues sont à peu près identiques à celles prévues par le droit positif français. Aux termes des articles 413-10 et 11 du code pénal, la peine encourue est de sept années d'emprisonnement pour l'auteur de la divulgation, et de cinq années pour le destinataire. Lorsque ces informations sont livrées à une puissance étrangère, la peine peut s'élever jusqu'à quinze années de prison  (art. 411-6 c. pén.). Les peines sont donc sensiblement identiques, même si les incriminations sont définies avec davantage de précision dans le droit français. 

Secret et lutte contre la corruption

Bien sur, le droit français du secret n'a pas pour objet immédiat de museler la presse, heureusement. Il n'empêche que le secret de la défense nationale est opposable aux journalistes. On se souvient qu'à la fin de l'année 2007, le journaliste Guillaume Dasquié a été mis en examen pour avoir divulgué sur un site internet une "note de synthèse" de la DGSE modestement classifiée "confidentiel-défense".  En revanche, les cibles de la loi française sont les juges, et plus particulièrement les juges d'instruction. La législation française considère ainsi que laisser un juge accéder à des pièces classifiées le rend automatiquement coupable d'une compromission du secret défense. Cette analyse repose sur une conception objective du secret défense, en l'absence de tout élément moral de l'infraction. Dans les deux cas, ce sont les acteurs de la lutte contre la corruption qui sont visés, d'un côté la presse, de l'autre la magistrature

D'une façon générale, la nécessité de protéger les informations les plus sensibles de l'Etat, notamment celles relatives à la défense ou à la politique étrangère n'est guère contestable. Mais l'analyse comparée, en dépit des limites qui lui sont attachées et tenant aux différences des systèmes juridiques, voire des mentalités, montre que ces législations ne visent pas seulement à protéger l'Etat mais ont aussi pour objet de garantir la confidentialité des activités de ceux qui exercent le pouvoir exécutif. Le danger n'est donc pas la législation en elle même, mais bien davantage son détournement à des fins partisanes. 

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