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mardi 6 décembre 2011

Laïcité et neutralité, les suites de "Baby Loup"

Une proposition de loi déposée en octobre par madame Françoise Laborde, sénatrice de Haute-Garonne (parti radical) devrait être discutée devant la Chambre haute dans les jours prochains. Son objet "d'étendre l'obligation de neutralité aux structures privées en charge de la petite enfance et à assurer le respect du principe de laïcité".

Laïcité et neutralité, définitions.

Cette formulation présente l'avantage de préciser clairement l'articulation entre la laïcité et la neutralité, deux notions que la plupart des commentateurs emploient indifféremment. 

La laïcité est un principe d'organisation de l'Etat, qui implique la séparation entre la société civile et la société religieuse. Elle suppose à la fois l'indépendance de la société civile à l'égard des institutions religieuses et la neutralité de l'Etat en matière spirituelle. Elle a pour conséquence la liberté entière de l'individu, dont les convictions religieuses, comme d'ailleurs l'absence de convictions, ne relèvent que de lui-même et n'intéressent pas l'Etat. La laïcité consiste donc à faire passer la religion de la sphère publique à la sphère privée. 

La neutralité est une règle d'organisation du service public qui découle du principe d'égalité. Elle ne concerne pas exclusivement les convictions religieuses et a donc un champ d'application plus large que le principe de laïcité. Présentée par le Conseil constitutionnel comme le "corollaire du principe d'égalité" dans sa décision n° 86-217 DC du 18 septembre 1986, le principe de neutralité interdit que le service public soit assuré de manière différenciée en fonction des convictions politiques ou religieuses de son personnel ou de ses usagers. Il se rattache aux célèbres "Lois de Rolland" qui gouvernent le fonctionnement des services publics, et le juge administratif en assure le respect, quel que soit le service public concerné. 

La conclusion définitive de l'affaire "Baby Loup"

La proposition de loi de madame Laborde n'apporte rien au droit positif, rappelé par des décisions jurisprudentielles récentes. Elle présente cependant l'intérêt de conclure l'affaire connue sous le nom de "Baby Loup". On se souvient qu'en 2008 une employée d'une crèche associative de Chanteloup-les-Vignes avait été licenciée car elle portait le voile islamique durant son activité professionnelle, en violation du règlement intérieur de l'établissement. Le Conseil de Prud'hommes de Mantes la Jolie le 13 décembre 2010, puis la Cour d'appel de Versailles le 27 octobre 2011 avaient alors également considéré que le principe de neutralité s'appliquait aux employés d'une crèche et confirmé la légalité du licenciement. 

Certains commentateurs ont critiqué cette jurisprudence en invoquant des arguments juridiques quelque peu surprenants. A leurs yeux, une employée de droit privée travaillant pour une crèche associative, donc gérée par une personne privée, ne saurait être soumise aux lois qui gouvernent le fonctionnement des services publics, et plus spécialement au principe de neutralité.

Hélas, le droit administratif ignore cette belle simplicité. Tout est malheureusement plus complexe. 

Neutralité et mission de service public

Dans l'affaire Baby Loup, la Cour d'appel de Versailles précise très clairement que l'association qui gère la crèche assure une mission de service public qui consiste notamment à " développer une action orientée vers la petite enfance en milieu défavorisé" et qu'elle "s'efforce de répondre à l'ensemble des besoins collectifs émanant des familles, avec comme objectif la revalorisation de la vie locale (...) sans distinction d'opinion politique ou confessionnelle". C'est donc l'existence d'une mission de service public qui impose le respect du principe de neutralité, d'autant que cette mission s'exerce auprès d'enfants particulièrement vulnérables.

Peu importe la manière dont cette mission est assurée, selon un mode administratif ou un mode qui rapproche le service d'une entreprise commerciale. Dans le premier cas, il s'agit d'un service public administratif, dans le second d'un service public industriel et commercial, mais les deux modes de gestion sont également soumis au principe de neutralité. 

Peu importe aussi la personne qui gère le service, personne publique ou privée. La gestion d'un service public administratif par une personne privée est consacrée depuis l'arrêt Caisse Primaire Aide et Protection rendu par le Conseil d'Etat 1938. Celle d'un service public industriel et commercial est acquise depuis la décision du Tribunal des conflits de 1968 Epoux Barbier contre Air France. Rien ne s'oppose donc à ce qu'une association, personne de droit privé, assume une mission de service public, par exemple la gestion d'une crèche. La Cour de cassation (1ère Chambre civile), dans une décision du 21 juin 2005, considère d'ailleurs que le règlement intérieur d'un établissement d'enseignement privé géré par une association est tout à fait fondé à interdire le port du voile dans l'enceinte du collège. 

Au moment de l'affaire "Baby Loup", la HALDE, saisie de la question, n'avait manifestement pas compris l'articulation de ces différents modes de gestion du service public. Dans une délibération du 1er mars 2010, elle avait estimé que le règlement intérieur de la crèche était discriminatoire, considérant que les salariés d'une crèche gérée par une association ne participaient pas à une mission de service public. Elle s'était ensuite ravisée, peut être après avoir étudié la jurisprudence, dans une autre délibération du 28 mars suivant, demandant cette fois l'adoption de nouvelles règles juridiques précisant "les conditions d'application du principe de neutralité aux établissements chargés d'une ou plusieurs missions de service public". Il est vrai qu'entre-temps la présidence de cette autorité indépendante avait changé, et que c'est finalement la HALDE elle même qui a disparu, peut être victime de cet amateurisme juridique. 

Quoi qu'il en soit, en mentionnant qu'une structure privée chargée de la petite enfance doit respecter le principe de neutralité, la proposition de loi portée par madame Laborde se borne donc à reprendre la jurisprudence existante. 

Photo de classe 1905

Neutralité et statut de l'agent

Certes, le principe de neutralité s'impose aux fonctionnaires et leur impose de ne pas manifester, même discrètement, leurs convictions politiques ou religieuses lors de leur service. En 1938, dans un arrêt Demoiselle Weiss, le Conseil estime qu'une institutrice stagiaire, donc déjà fonctionnaire, peut organiser des conférences religieuses hors de l'Ecole normale où elle poursuit ses études, à la seule condition de n'en faire aucune mention dans son activité professionnelle. A l'inverse, les convictions anti-religieuses doivent faire l'objet de la même réserve, et un instituteur peut être sanctionné pour avoir tenu des propos très anti-cléricaux à ses élèves (tribunal des conflits 2 juin 1908 Morizot). 

Dès lors qu'il s'agit de respecter l'égalité devant le service et les convictions de chacun, le principe de neutralité s'applique aussi aux agents  contractuels de droit public ou de droit privé. C'est ainsi que, dans un arrêt du 3 mai 2000, le Conseil d'Etat estime qu'une surveillante intérimaire doit le respecter dans les mêmes conditions et ne peut donc être autorisée à porter un signe distinctif de son appartenance à une religion, quelle qu'elle soit. 

De même, une personne qui se borne à encadrer bénévolement une sortie scolaire est soumise à l'obligation de neutralité. On sait que le tribunal administratif de Montreuil, dans une décision du 23 novembre 2011, a validé le règlement intérieur d'une école élémentaire imposant aux parents volontaires pour accompagner ces sorties " de respecter dans leur tenue et leurs propos la neutralité du service public". Cette apparente rigueur est tout à fait conforme au droit positif, dès lors que ces parents sont considérés, pendant qu'ils exercent cette mission bénévole, comme des collaborateurs occasionnels du service public. Ils bénéficient donc de la garantie de l'Etat en cas de dommage, mais sont également soumis aux contraintes qui sont celles du service public. 

Enfin, le droit positif considère même qu'une entreprise purement privée peut imposer certaines restrictions aux droits des personnes de manifester leur appartenance à une religion, dès lors que ces restrictions sont "justifiées par la nature des tâches à accomplir et proportionnées au but recherché". La Cour d'appel de Paris, dans une décision du 16 mars 2001, fait directement référence au principe de neutralité pour reconnaître la légalité du réglement intérieur impose de telles obligations aux salariés en contact avec la clientèle. 

Dans l'affaire "Baby Loup", la Cour d'appel de Versailles n'a donc fait qu'appliquer une jurisprudence déjà ancienne, en considérant qu'une salarié titulaire d'un contrat de droit privé, employée par une association pouvait se voir imposer le strict respect du principe de neutralité. La seule mission de service public assurée par cette association suffit en effet à justifier une telle contrainte.

La proposition de loi déposée par madame Françoise Laborde ne bouleverse certainement pas le droit existant. Mais elle présente l'avantage de mettre noir sur blanc des principes issus d'une jurisprudence qui semble parfois mal comprise, ou mal interprétée. Le fait que la mission d'accueil des enfants soit expressément soumise au principe de neutralité, quelles que soient les conditions de sa mise en oeuvre, mettra fin à des débats stériles et garantira l'égalité devant le service public. 

Souvenons nous que Jules Ferry, dans sa lettre aux instituteurs du 17 novembre 1883, présentait l'obligation de neutralité comme un moyen de garantir le respect de la liberté de conscience : "Parlez à un enfant avec la plus grande réserve dès que vous risquez d'effleurer un sentiment religieux dont vous n'êtes pas juge... Vous ne toucherez jamais sans trop de scrupule à cette chose délicate et sacrée qu'est la conscience de l'enfant".

La laïcité est un combat que l'on croyait gagné, mais rien n'est jamais acquis. 

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