Merci à Rue 89 qui nous permet aujourd'hui d'avoir accès à la décision rendue par la Cour d'appel de Paris le 7 novembre 2011 sur l'affaire du marché passé en 2007 entre l'Elysée et une société présidée par M. Patrick Buisson, dans le but de fournir des sondages d'opinion. Le malheureux juge d'instruction qui voulait enquêter sur l'existence d'un éventuel délit de favoritisme se heurte donc à un refus, et les collaborateurs du Président de la République jouissent désormais d'une confortable impunité.
Soyons honnête, LLC n'y croyait pas. Dans un article du 18 octobre, nous considérions que l'autorité judiciaire ne manquerait pas de sanctionner un argumentaire visant à le priver de son propre pouvoir d'investigation et à mettre à l'abri de toute enquête pénale l'ensemble des collaborateurs du Président.
On trouvera toujours des professeurs de droit pour justifier une jurisprudence douteuse, surtout lorsqu'ils ont participé, en 2002, aux travaux de la commission destinée à réformer le statut pénal du Chef de l'Etat, dans le but de le renforcer. Mais il appartient à chaque citoyen d'apprécier le lien entre cette décision et le principe d'indépendance de la justice, entre cette décision et la notion même d'Etat de droit..
Reste à s'interroger sur les motifs articulés par la Cour d'appel, car il y a tout de même des motifs.
Inviolabilité
La Cour réduit le débat juridique à deux questions : la protection établie par l'article 67 de la Constitution est elle liée à la personne du Chef de l'Etat ou à la fonction présidentielle ? Dans ce dernier cas, doit-elle s'étendre à ses collaborateurs ?
Certes, cela paraît simple si ce n'est que les auteurs des nouvelles rédactions des articles 67 et 68 se sont bien gardés de définir la nature de cette protection. De leurs dispositions, on peut toutefois déduire que le Président bénéficie d'un "privilège de juridiction" durant la durée de son mandat, pour les actes accomplis dans l'exercice de ses fonctions. Il ne peut être poursuivi que devant la Haute Cour "en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l'exercice de son mandat".
De même, bénéficie-t-il d'une "inviolabilité" qui s'analyse comme un privilège temporaire. Le Président demeure en effet responsable des faits pénalement punissables commis avant son élection mais aussi pendant son mandat, à la condition toutefois que ces faits aient été commis en dehors de l'exercice de la fonction présidentielle. En revanche, la poursuite de ces infractions redevient possible, dans les conditions du droit commun, à l'issue de son mandat. Cette notion d'inviolabilité, d'ailleurs affirmée par la Cour de cassation, dans son célèbre arrêt d'assemblée plénière du 10 octobre 2001, est reprise par la décision de la Cour d'appel pour désigner l'interdiction de tout acte de procédure à l'encontre du Président, énoncé par l'article 67 al. 2 de la Constitution.
La Cour considère donc, et sur ce point son raisonnement est tout à fait justifiable, que le Président jouit d'un privilège de juridiction pour les actes liés à la fonction présidentielle, et d'une inviolabilité temporaire pour les autres.
Le lien avec la fonction présidentielle
La Cour d'appel considère cependant que ces privilèges ne sont pas liés à la personne du Président mais à la fonction présidentielle. Dès lors, ceux qui participent à l'exercice de cette fonction en bénéficient également, en quelque sorte par ricochet. Pour la Cour, l'enquête menée par un juge d'instruction conduirait nécessairement à se demander si la convention a été signée à l'initiative personnelle de la Directrice de cabinet ou sur l'ordre formel du Chef de l'Etat. Le simple risque qu'un acte d'information évoque cette question revient, aux yeux de la Cour, à porter atteinte au principe d'inviolabilité.
Pour reprendre une formule bien connue des administrativistes, il suffira de démontrer que l'activité du collaborateur "n'est pas dépourvue de tout lien" avec la fonction présidentielle. On sait que cette notion a été inventée par la jurisprudence administrative pour identifier des fautes commises par des agents publics durant des activités personnelles, mais "non dépourvues de tout lien avec le service"(par exemple, l'accident de véhicule intervenu pendant le trajet entre le domicile et le travail, alors même que le conducteur avait fait un détour pour passer déposer son enfant à l'école ou acheter son pain). Cette initiative du juge administratif s'exerçait alors dans le but d'indemniser la victime d'un dommage. Aujourd'hui, la Cour d'appel reprend le même type de raisonnement, cette fois pour faire échapper un agent public à sa responsabilité pénale. Autres temps, autres moeurs.
La Cour d'appel pousse la bonne volonté jusqu'à donner la recette permettant de bénéficier de cette inviolabilité. Il suffit de préciser dans les documents concernés, contractuels ou non, que le collaborateur du Président rendra compte "sous forme verbale ou écrite au seul Président de la République" et que son action porte sur "des thèmes politiques en lien direct avec les décisions que le Président" a prises ou doit prendre. Voilà deux clauses que les juristes vont se dépêcher de conseiller pour tous les contrats passés par l'Elysée.
Autant dire que ce lien avec la fonction présidentielle peut être créé de toutes pièces, dans le seul but de soustraire les membres du cabinet à une responsabilité pénale. On ne peut s'empêcher, à ce propos, de penser à ce "Privilège de l'Exécutif" invoqué par le Président Nixon, à une autre époque, lorsqu'il s'agissait d'empêcher les juges américains d'enquêter sur la responsabilité de ses proches collaborateurs dans l'affaire du Watergate. On sait comment l'histoire s'est terminée.
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