L'affaire des "fadettes" est souvent présentée comme illustrant la tension permanente entre le secret de l'instruction et le droit à l'information des journalistes, qui suppose la garantie de la confidentialité de leurs sources. D'un côté, un journaliste du Monde qui veut des informations sur l'affaire Woerth-Bettencourt par des "sources proches de l'enquête", de l'autre des autorités politiques et administratives irritées de voir les éléments du dossier diffusés dans la presse et qui vont s'efforcer de démontrer que l'auteur des fuites est un des membres du cabinet du garde des sceaux. Il s'agirait donc d'arbitrer entre des droits également légitimes mais hélas contradictoires.
Aujourd'hui, la mise en examen du responsable de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) par le juge Sylvie Zimmermann suscite de nouvelles interrogations juridiques sur ce dossier. Il n'est évidemment pas question de s'interroger sur la culpabilité de tel ou tel acteur de l'affaire, ce qui serait contraire à la présomption d'innocence. En revanche, il apparaît indispensable de préciser le "paysage juridique" de cette affaire. Quels pourraient être les fondements juridiques d'éventuelles poursuites, pénales ou disciplinaires ?
La confidentialité des sources
La violation du secret des sources ne fait guère de doute, dès lors que la communication des fadettes avait précisément pour objet de connaître l'identité de l'informateur du journaliste du Monde. Les médias ont beaucoup insisté sur cet aspect de l'affaire, tant ils sont attachés à cette garantie. La loi du 4 janvier 2010 sur le secret des sources est un texte récent, essentiellement destiné à donner satisfaction à la Cour européenne des droits de l'homme qui considère, depuis sa jurisprudence Goodwin c. Royaume Uni du 27 mars 1996 que ce principe de confidentialité des sources est la "pierre angulaire" de la liberté de presse.
Sur le fond, la loi proclame le principe de secret des sources et encadre de manière relativement particulièrement rigoureuse les perquisitions effectuées dans des entreprises de presse. En revanche, aucune sanction pénale n'est réellement prévue en cas de violation, ce qui peut surprendre si l'on considère que ce texte est, en principe, une loi pénale. De plus, le législateur a pris soin de préciser qu'il peut être porté atteinte au secret des sources, directement ou indirectement, "si un impératif prépondérant d'intérêt public le justifie". Lorsqu'une procédure pénale est en cours, la loi précise que, dans ce cas, "il est tenu compte de la gravité du crime ou du délit, de l'importance de l'information recherchée pour la répression ou la prévention de cette infraction et du fait que les mesures d'investigation envisagées sont indispensables à la manifestation de la vérité". Si l'on peut considérer que ces conditions sont réunies lorsque la procédure vise à arrêter les auteurs d'un attentat terroriste ou d'un enlèvement... on peut se demander si la violation du secret de l'instruction constitue une infraction suffisamment grave pour justifier une atteinte au secret des sources. Aucune jurisprudence ne permet de répondre à cette question.
Les hommes du Président. Alan J. Pakula 1976 Dustin Hoffman et Robert Redford |
La violation de la loi de 1991 sur les écoutes téléphoniques.
C'est sans doute la raison pour laquelle le juge d'instruction se place sur le terrain de la violation de la loi du 10 juillet 1991 sur les interceptions de sécurité. On sait qu'elle autorise les écoutes administratives effectuées dans un but d'intérêt public, à la condition que l'interception soit autorisée par le Premier ministre. Son article 20 autorise certes les autorités de police à s'affranchir des contraintes de procédure, lorsque l'interception a pour objet d'"assurer, aux seules fins de défense des intérêts nationaux, la surveillance et le contrôle des transmission empruntant la voie herzienne". Mais il est bien difficile de considérer que l'affaire Woerth-Bettencourt touche à la "défense des intérêts nationaux".
Le Canard Enchaîné déclare savoir par ailleurs que le principe même de l'accès aux "fadettes" aurait été autorisé par une délibération de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) qui dispenserait l'administration de toute formalité pour l'obtention de ces facturations détaillées auprès des opérateurs. Par la suite, le Premier ministre aurait, par une simple lettre, autorisé les services de police à accéder à ces pièces, sans informer qui que ce soit.
Il appartient au juge d'instruction de vérifier l'existence de ces textes. Si elle était démontrée, ces textes seraient évidemment d'une illégalité flagrante, car un avis consultatif d'une autorité administrative comme la CNCIS et une lettre du Premier ministre ne sauraient évidemment déroger à des dispositions de nature législative.
La question de l'illégalité des textes appliqués conduit à s'interroger sur l'éventuelle existence d'une faute disciplinaire dont se rendraient coupables les hauts fonctionnaires qui les appliquent.
La question de l'ordre illégal
Au regard du statut des fonctionnaires, l'affaire des "fadettes" illustre la traditionnelle opposition entre le devoir d'obéissance et celui de s'opposer à un ordre illégal.
L'article 28 du Statut, c'est-à-dire de la loi du 13 juillet 1983, précise que "tout fonctionnaire doit se conformer aux instructions de son supérieur hiérarchique". Sur ce plan, le responsable de la DCRI, comme tout fonctionnaire de police, doit exécuter les ordres qui lui sont donnés, soit par le Directeur général de la police nationale, soit par les autorités gouvernementales dont il est le grand subordonné.
En revanche, ce même article 28 prend soin de préciser que ce devoir d'obéissance s'exerce "sauf dans le cas où l'ordre donné est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public".
La jurisprudence n'est pas très abondante et on n'est pas surpris de voir qu'elle s'est construite à l'issue de la seconde guerre mondiale, à propos des sanctions infligées à des fonctionnaires accusés d'avoir participé à des activités de collaboration. Depuis un arrêt Langneur du 10 novembre 1944, le juge n'a pas cessé de faire prévaloir le principe de légalité sur celui d'obéissance. Il considère de plus en plus que l'illégalité même de l'acte est "de nature à compromettre gravement un intérêt public". Il tient compte, par ailleurs, de la place de l'agent dans la hiérarchie. Un haut fonctionnaire est, à l'évidence, mieux en mesure d'apprécier l'illégalité d'un acte, alors qu'un agent subalterne ne connait pas nécessairement très clairement les fondements juridiques de son activité. A cet égard, le devoir de résistance à l'ordre illégal pèse donc avec une particulière intensité sur les hauts fonctionnaires.
Le devoir de résister à un ordre illégal est une contrainte dont l'interprétation est toujours délicate. Les situations sont généralement complexes, souvent à mi-chemin entre les fonctions politiques et administratives. Un haut fonctionnaire désigné par l'autorité politique et dépendant entièrement d'elle est-il réellement en mesure de résister à un ordre illégal ? Avec l'accroissement considérable des emplois à la discrétion du gouvernement, on voit ainsi se multiplier les cas dans lesquels les hauts fonctionnaires sont incités à confondre le service public avec le service rendu...
A suivre
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