L'arrêt Hirst de 2005
Tout avait commencé avec la décision de Grande Chambre Hirst du 6 octobre 2005. Le Royaume-Uni avait alors été condamné pour discrimination sur la base de l'article 3 du Protocole n° 1 à la convention européenne des droits de l'homme qui garantit le droit à des élections libres. Une loi britannique de 1870 interdisait en effet aux personnes détenues, du seul fait de leur détention, de participer aux élections, prohibition confirmée par le Representation of the People Act de 1983. Il est vrai que M. Hirst était condamné pour avoir tué sa propriétaire à coups de hache, ce qui ne plaidait pas en sa faveur. Mais il n'en demeure pas moins que la Cour estime que la privation des droits civiques ne doit pas être la conséquence de la privation de liberté. La Cour laisse aux États la possibilité de prendre une telle mesure, mais elle doit être prononcée par un juge comme une peine distincte de l'emprisonnement.
Après l'arrêt Hirst, les autorités britanniques ont fait la sourde oreille et refusé de modifier la législation. Le 23 novembre 2010, dans une affaire similaire Greens et M. T. c. Royaume Uni, la Cour européenne a donc réitéré sa condamnation, donnant cette fois un délai de 6 mois aux autorités pour mettre le droit en conformité à la norme européenne. Aucun développement en ce sens n'a été entreprise, et le Royaume-Uni est une nouvelle fois condamné dans l'arrêt Firth et autres du 12 aout 2014, concernant une dizaine de requérants détenus, privés de participation aux élections législatives, européennes et locales. Enfin, une dernière condamnation intervient dans l'arrêt McHugh et autres c. Royaume-Uni du 10 février 2015, dans une actio popularis impliquant plusieurs centaines de requérants.
Le Hirst Group
Devant une telle résistance, la CEDH a placé le Royaume-Unis sous surveillance. Sur le fondement de l'article 46 de la Convention européenne, il appartient en effet au Comité des ministres de surveiller l'exécution des décisions de la Cour. Des procédures de contrôle renforcées et de renvoi en cas de refus d'exécution peuvent alors être mises en oeuvre. En l'espèce, la surveillance du Hirst Group a bien existé, mais elle a connu une évolution un peu surprenante.
Certes, le Comité des ministres a formellement exigé du Royaume-Uni une réforme législative, mais celle-ci a finalement été remplacée par quelques ajustements d'ordre administratif. Peuvent désormais voter les condamnés qui sont en permission de sortie ou détenus à domicile sous la forme d'un couvre-feu. De fait, rien n'est changé sur le fond, car les personnes emprisonnées ne peuvent toujours exercer leur droit de vote, du seul fait qu'elles sont emprisonnées. Aucun juge n'intervient pour prononcer la privation de leurs droits civiques.
Le plus surprenant est que le Comité des ministres s'est contenté de cette mini-réforme purement cosmétique. En 2018, il a accepté de clôturer le suivi et donc de dissoudre le Hirst Group, renonçant finalement à exiger la reconnaissance du droit de vote à tous les détenus.
La capitulation de la CEDH
Ce n'est donc pas le droit britannique qui a changé, mais la jurisprudence de la Cour européenne. Dans l'affaire Scoppola c. Italie du 22 mai 2012, la Grande Chambre revient ainsi sur sa vision d'un droit de vote indifférencié. Elle admet qu'un État développe des régimes dérogatoires, admettant la privation du droit de vote dans le cas d'une infraction particulièrement grave et/ou d'une peine particulièrement longue. Encore faut-il que ces régimes soient clairement précisés par la loi.
Dans l'arrêt Hora c. Royaume-Uni, le requérant purge une peine prononcée en 2007 pour des infractions graves, deux viols et une agression sexuelle. Conformément au droit anglais, sa peine est à durée indéterminée, avec un minimum de quatre ans, à l'issue de laquelle il peut demander une liberté conditionnelle. Il reste toutefois détenu depuis 2011 car la commission compétente n'a pas jugé bon de le libérer. Il se plaint de n'avoir pu participer aux élections législatives de décembre 2019.
Se fondant sur la jurisprudence Scoppola, les autorités britanniques insistent devant la CEDH sur le but légitime de cette interdiction de vote, au regard notamment de la prévention du crime et du respect de l'ordre public. Derrière ces arguments quelque peu étranges, car ce n'est tout de même l'exercice du droit de vote qui rend l'individu dangereux, apparaît le moyen essentiel reposant sur l'existence d'une large marge d'appréciation de l'État. A cela s'ajoute une appréciation sur le détenu lui-même et la gravité des infractions commises.
La décision de la Cour marque, en quelque sorte, l'abandon définitif de la jurisprudence Hirst. Elle refuse en effet d'ériger en principe général la règle selon laquelle les personnes détenues disposent du droit de vote. D'abord, elle constate l'absence de consensus européen sur ce point, appréciation tout à fait inédite si l'on considère que ce consensus ne devait pas davantage exister en 2005. Ensuite, et c'est sans doute le plus important, la Cour accepte de sa placer sur le seul terrain de la situation individuelle de M. Hora. Elle estime qu'elle ne dépasse pas la "marge acceptable" d'autonomie de l'État, compte tenu du risque qu'il représente pour la société. La Cour ajoute que cette marge est d'autant plus acceptable que l'interdiction de vote est limitée au temps de détention, argument peu convaincant si l'on considère que l'intéressé est condamné à une peine indéterminée et que, au moment de sa requête, l'incarcération minimum a déjà été prolongée de huit ans. De fait, la Cour déduit qu'il n'y a pas violation de l'article 3 du Protocole n° 1.
On peut évidemment comprendre que la loi d'un État décide de priver de droit de vote les personnes qui purgent une peine d'emprisonnement. Le plus intéressant dans l'affaire réside ici dans l'attitude de la CEDH qui finalement décide de faire la paix avec le Royaume-Uni, au prix de la renonciation à une jurisprudence pourtant affirmée par sa Grande Chambre. On se souvient que, au moment des faits, se développait au Royaume-Uni, au sein du parti conservateur, une idéologie visant à conférer aux tribunaux britanniques l'exclusivité de l'interprétation de la convention européenne des droits de l'homme. Ce mouvement, parallèle au Brexit, visait ainsi, indirectement, à écarter de fait la compétence de la CEDH. La menace a, de toute évidence, porté ses fruits. La Cour préfère désormais ne pas susciter l'irritation britannique.
Le droit de suffrage : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9, section 1 § 1
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