Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite.
Eugène PELLETAN
Rapport au Sénat sur le projet de loi sur la presse
18 juin 1881
La monarchie constitutionnelle placée en face de la contradiction d'une charte qui proclamait la liberté de la presse et la frayeur que le Gouvernement avait de cette liberté, la monarchie, disons-nous, n'osait ni la maintenir, ni la supprimer tout à fait, et elle avançait et reculait la limite du droit d'écrire, cherchant toujours et ne trouvant jamais la ligne mathématique qui sépare ce qu'elle supposait la liberté et ce qu'elle appelait la licence.
De là, ce pêle-mêle de lois éparses à côté les unes des autres, diverses d'origine, contradictoires entre elles ; les unes inspirées de l'esprit de liberté, les autres de l'esprit de réaction ; les unes définitives en apparence et qui n'étaient que temporaires; les autres provisoires, au contraire, et qui étaient définitives en réalité, puisqu'elles ont survécu aux gouvernements de passage qu'elles avaient la prétention de sauver.
Il était du devoir de la République, désormais en paix avec elle-même et forte de l'expérience acquise, il était de son honneur de mettre l'ordre dans ce chaos et de donner au pays une loi de la presse conformée à son principe. Qui dit peuple souverain dit peuple libre; or, un peuple n'est libre qu'autant qu'il est en possession des libertés indispensables à l'exercice de sa souveraineté. De toutes les libertés, la plus nécessaire sera toujours la liberté de discussion.
C'est pour répondre au besoin d'une codification de la presse mieux coordonnée, mieux appropriée à un régime de démocratie, que la Chambre des Députés a élaboré, qu'elle a volé le projet de loi dont nous sommes saisis. Pour en bien comprendre l'esprit, il suffirait de lire le savant rapport de M. Lisbonne qui en est le lumineux commentaire; nous croyons devoir néanmoins vous en signaler les principales dispositions.
Le cautionnement est supprimé; il était un obstacle à la multiplication des journaux; or, c'est précisément cette multiplication que la loi doit faciliter, dans l'intérêt de la conservation aussi bien que de la liberté :
De la conservation, car elle dissémine l'influence d'une presse trop concentrée qui faisait quelquefois d'un seul journal le rendez-vous de tout un parti ;
De la liberté, car elle permet à toute opinion et à toute nuance d'opinion, fût-elle individuelle, d'avoir dans le pays son tour de parole.
Le timbre est aboli; il l'était déjà,mais il avait été remplacé par l'impôt sur le papier. Cet impôt a le même inconvénient que le timbre; il enchérit le prix du journal.'
La presse à bon marché est une promesse tacite de la République au suffrage universel. Ce n'est pas assez que tout citoyen ait le droit de vote.
Il importe qu'il ait la conscience de son vote, et comment Ferait-il, si une presse à la portée de tous, du riche comme du pauvre, ne va chercher l'électeur jusque dans le dernier village? Le citoyen qui ne vote pas en connaissance de cause n'est pas un électeur, il n'est que le commissionnaire de son bulletin.
Or la presse, et surtout la presse à bon marché, cette parole présente à la fois partout et à la même heure, grâce à la vapeur et à l'électricité, peut seule tenir la France tout entière assemblée comme sur une place publique et la mettre, homme par homme et jour par jour, dans la confidence de tous les événements et au courant de toutes les questions ; et ainsi, de près comme de loin, le suffrage universel forme un vaste auditoire invisible qui assiste à nos débats, entend nos discours, suit de l'oeil les actes du Gouvernement et les pèse dans sa conscience.
Tout ce qui a pu être dans le passé délit d'opinion disparait du projet. La loi ne punit que l'acte; la pensée n'est pas un acte. Mais la parole, nous dit-on, en est un ; pas plus que la pensée elle-même dont elle n'est que la forme. La pensée, ou ce qui est la même chose, la parole ne peut être un délit qu'autant qu'elle est associée à un acte et qu'elle en est partie intégrante, soit pour l'avoir déterminé, soit pour l'avoir dirigé.
Quand une intelligence parle à une autre intelligence, lui impose-t-elle son opinion? non; elle ne fait que la proposer; on est toujours libre de l'accepter ou de la rejeter. Parler et convaincre sont deux choses distinctes. Si celui qui parle n'a pas converti celui qui écoute, pourquoi le punir? et s'il l'a converti, est-ce que l'adhésion de l'auditeur n'est pas alors une présomption de vérité? Cette vérité présumée cependant pourrait bien être une erreur. Mais dans ce cas qui donc pourrait oser faire la police du cerveau humain?
La croyance aux délits d'opinion repose sur ce préjugé que la raison est toute-puissante quand elle parle, et purement passive quand elle écoute ; mais, qu'elle parle ou qu'elle écoute, elle est toujours la même raison et l'unique autorité qui ait juridiction sur la vérité. Elle a l'orgueil de croire qu'elle saura toujours mieux la protéger que n'importe quel réquisitoire.
Il était temps enfin de reconnaître qu'en fait d'opinions particulières il n'y a qu'un tribunal possible, le bon sens public; c'est devant lui que toutes viennent comparaître, que toutes viennent plaider, parce que tous reconnaissent qu'il a seul compétence en pareille matière. Et pourquoi donc a-t-on confié au jury le soin de juger les délits de parole, si ce n'est parce que le juré est précisément le juge le plus près de l'opinion publique, et qu'il peut en être le meilleur interprète?
Donc, plus de délit d'excitation à la haine ou au mépris du Gouvernement. Le mépris, pas plus que la haine, n'est un délit. Comment ce qui n'est pas un délit en soi pourrait-il en devenir un par voie d'excitation?
La popularité d'un Gouvernement ne dépend pas, d'ailleurs, d'un coup de plume; elle ne dépend que de lui-même ; qu'il gouverne bien et sa politique sera, son escorte d'honneur ; elle saura bien écarter de lui la haine ou le mépris.
Plus de poursuite pour apologie de faits qualifiés crimes ou de délits. Si cette disposition de loi eût existé au siècle dernier, elle eût frappé Turgot pour avoir soutenu la légitimité du prêt à intérêt alors qualifié crime, et, de notre temps, elle eût atteint un homme d'État éminent pour avoir fait l'apologie du duel, qualifié tantôt crime, tantôt délit, selon la gravité de la blessure.
Plus de délit d'attaque à la propriété; rassurons-nous sur son compte, elle ne court aucun danger. La charrue du paysan l'a écrite si avant dans le sol que le vent, d'aucune utopie ne saurait effacer son titre de propriétaire.
Plus de délit d'attaque à la famille; pour en retirer le culte du coeur de l'homme, c'est le coeur de l'homme lui-même qu'il faudrait arracher. Quand une institution repose sur la première de toutes les lois, sur une loi de nature, il est inutile de la croire menacée pour avoir le prétexte de la venger.
Plus de délit d'attaque à la morale. Oui sans doute il y a une morale, ou il n'y aurait plus de société; la morale est sa première condition d'existence, mais si elle est impérissable dans son principe, elle n'en est pas moins progressive comme toute chose humaine, et par conséquent matière à controverse.
On ne fera plus désormais aux institutions fondamentales, constitutives de toute civilisation, l'injure, de les défendre à coups d'amendes ; elles sauront se défendre elles-mêmes par leur propre évidence, sans avoir besoin d'aller plaider leur cause devant un tribunal de police et réclamer à un attendu de jugement un supplément de vérité.
Le projet écarte résolument tous ces dangers imaginaires, tous ces délits arbitraires, qui n'étaient que des réminiscences du moyen âge égarées dans la législation moderne; il fait le bon sens public seul juge des doctrines; il soulage le juge ordinaire du fardeau.passablement embarrassant de décider du haut de son siège si une idée est une erreur et si cette erreur est un danger.
Il ne suffisait pas d'avoir affranchi la pensée, il fallait encore affranchir l'instrument de la pensée.
(...)
Telle est la loi ; elle marque un pas de plus dans la voie de la liberté. Elle ouvre une ère nouvelle.
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