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samedi 3 mai 2025

Peut-on manifester tout seul ?



Après les cortèges du 1er mai, il est temps de s'interroger sur le caractère collectif ou nom de la liberté de manifester. Peut-on manifester tout seul ? C'est la question posée au tribunal administratif de Paris qui, le 11 avril 2025, a annulé un arrêté du 19 juin 2023 portant "interdiction partielle de manifester".

Pour comprendre cette "interdiction partielle", il faut éclairer le lecteur sur la situation de la requérante, Mme B.  Fort mécontente de la cour de cassation qui a rejeté son pourvoi, celle-ci s'est appuyée sur le droit des manifestations, conformément aux informations qui lui avaient été délivrées par les services de la préfecture de police. Elle a donc déposé une déclaration auprès d'eux annonçant son intention d'organiser un rassemblement statique, avec elle comme seul participante, pendant cinq journées successives, devant les grilles du Palais de justice, à Paris. Le préfet a cependant interdit cette manifestation, autorisant toutefois Mme B. à se tenir sur le trottoir d'en face pour dénoncer les turpitudes de la cour de cassation.

 

La manifestation, action collective


Le tribunal administratif ne se prononce évidemment pas sur l'atteinte à l'ordre public que pourrait entrainer l'initiative de la requérante. Sa présence statique ne gênait évidemment personne. En revanche, la question posée est celle du fondement juridique qui lui a été conseillé et qu'elle a employé.

Pour le tribunal administratif, "eu égard à ses modalités, une telle action ne peut être regardée comme une manifestation" et les dispositions du code de la sécurité intérieures relatives à la procédure déclaration n'étaient pas applicables en l'espèce. Autrement dit, une manifestation ne saurait être le fait d'une personne seule.

Certes, le tribunal administratif applique ainsi sur l'article L 211-2 du code de la sécurité intérieure qui énonce que "sont soumis à l'obligation d'une déclaration préalable tous cortèges, défilés et rassemblements de personnes, et, d'une façon générale, toutes manifestations sur la voie publique".  Si les "cortèges, défilés et rassemblements" indiquent une action collective, il n'en est pas tout-à-fait de même pour la "manifestation", définie d'abord par son usage de la voie publique.

C'est finalement la Cour de cassation qui, dans un arrêt du 9 février 2016, donne une première définition juridique de la manifestation, comme « tout rassemblement, statique ou mobile, sur la voie publique d'un groupe organisé de personnes aux fins d'exprimer collectivement et publiquement une opinion ou une volonté commune ». La chambre criminelle casse alors un arrêt de la cour d'appel de Paris qui envisageait la manifestation de manière bien différente, comme « un déplacement collectif organisé sur la voie publique aux fins de produire un effet politique par l'expression pacifique d'une opinion ou d'une revendication, cela à l'aide de chants, banderoles, bannières, slogans, et l'utilisation de moyens de sonorisation ». Pour la cour d'appel, un rassemblement de militants de la CGT à un péage autoroutier dans le but de distribuer des tracts aux automobilistes, sans brandir aucune banderole et sans crier de slogans ne s'analysait donc pas comme une manifestation. La Cour de cassation estime que cette définition « ajoute à la loi des conditions qu'elle ne prévoit pas quant aux modalités matérielles d'expression des buts de la manifestation ». Autrement dit, ce ne sont pas les banderoles et les slogans qui définissent la manifestation. Une manifestation peut demeurer silencieuse, dès lors qu'elle utilise la voie publique pour exprimer une opinion.

Le tribunal administratif de Paris, dans son jugement du 11 avril 2025, met en oeuvre cette interprétation étroite. Certes, Mme B. utilise la voie publique pour exprimer son opinion sur une décision de la Cour de cassation, mais il ne s'agit pas d'une opinion "collective" ou d'une "volonté commune" au sens où l'entend cette même cour de cassation le 9 février 2016. A cet égard, la malheureuse Mme B. est doublement victime de la Cour de cassation, d'abord de la décision qu'elle veut contester devant les grilles du Palais du justice, ensuite de la jurisprudence qui lui interdit de le faire...

 


 Quelques manifestants. Sempé. 1983

 

A la recherche d'un fondement juridique

 

L'analyse juridique du tribunal administratif est certes défendable, mais il faudrait tout de même que Mme B. puisse disposer d'un fondement juridique quelconque pour exprimer sa revendication. Car, dans le fond, on ne voit pas ce qui interdirait à une personne seule de manifester. 

Dès lors, la question posée, d'ordre plus général, est celle du fondement,  non pas de la procédure, mais de la liberté de manifestation elle-même. Celle-ci se caractérise par un caractère hybride. 

Pour le Conseil constitutionnel, la liberté de manifestation est un sous-produit de la liberté d'expression. De sa décision du 18 janvier 1995 à celle du 4 avril 2019, le Conseil trouve son fondement dans " « le droit d'expression collective des idées et des opinions », c'est-à-dire l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Pour la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), le fondement de la liberté de manifester se trouve dans l'article 11 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et fait donc partie de la "liberté de réunion pacifique" qu'il garantit. Elle s'assure que les restrictions à son exercice ne sont pas excessives, en laissant toutefois aux États une large marge d'autonomie en ce domaine. Les uns peuvent opter pour un régime d'autorisation, les autres pour un régime de déclaration, sans violer la Convention.

Ces deux positions ne sont pas aussi antagonistes que l'on pourrait le penser,  car les régimes juridiques tendent plutôt à se rapprocher. Dans son arrêt Women on Waves c. Portugal du 3 février 2009, la CEDH reconnaissait que la liberté de réunion et la liberté d'expression sont difficilement séparables. Plus récemment, dans un arrêt Apnel c. France du 12 septembre 2024, la Cour admet que l'interdiction d'une manifestation de nudistes à bicycltte emporte une ingérence dans leur liberté d'expression, sans toutefois la juger excessive.

La Cour de cassation, quant à elle, opère une sorte de fusion entre les deux approches. D'un côté, elle applique la jurisprudence constitutionnelle en invoquant la liberté d'expression. De l'autre, elle exerce un contrôle de la nécessité de ses restrictions très proche de celui exercé par la CEDH. Dans un arrêt du 11 septembre 2024, rendu à propos des manifestations sur le site de Bures, elle exige ainsi du juge pénal qu'il évalue la proportionnalité de la sanction au regard de la liberté d'expression.

Sans doute, mais le cas de Mme B. n'a rien à voir avec le juge pénal. Elle est en effet confrontée à une décision administrative qui lui interdit de manifester à l'endroit qu'elle avait choisi. Dans son cas, le seul fondement possible est celui de la liberté d'expression, dès lors qu'il est en effet difficile d'envisager une réunion ne comportant qu'une unique participante. Or le fondement de la liberté d'expression est précisément celui utilisé par le Conseil constitutionnel pour constitutionnaliser la liberté de manifester. Et il ne fait aucun doute la liberté d'expression peut être exercée aussi bien par une personne seule que par un groupe de personnes.

Pour le moment, l'action de Mme B. ne bénéficie donc d'aucune garantie et ne semble même pas considérée par le tribunal administratif comme une liberté constitutionnellement protégée. On espère que le jugement fera l'objet d'un recours car la question posée est loin d'être anecdotique. La manifestation n'est pas exclusivement une action, c'est aussi un choix individuel. Et pourquoi ne pas l'exercer seul ?


La liberté de manifester : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 12, section 1




1 commentaire:

  1. Manifestement, nos magistrats des juridictions administratives et judiciaires n'ont pas grand chose à faire mais prétendent être débordés. Comprenne qui pourra !

    Par ailleurs, l'on peut s'interroger sur les conséquences de ces différentes décisions. La présence d'une personne seule et pacifique sur la voie publique bénéficie de moins de mansuétude que des manifestations violentes avec présence de casseurs en leur sein. Interpréter les normes nationales ou européennes est une chose, faire preuve d'un minimum de bon sens en est une autre. Pourquoi ne pas combiner les deux ?

    On comprend mieux la méfiance croissante des citoyens à l'égard de l'institution judiciaire au regard de ce genre de décisions incompréhensibles. Ils peuvent avoir l'impression que la Justice marche parfois sur la tête et comment les en blâmer ?

    Une telle décision de la Cour de cassation constitue l'archétype de la fausse bonne idée.

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