Dans une décision du 9 juillet 2024, Levrault c. Monaco, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) déclare irrecevable la requête déposée par un magistrat français contre la décision des autorités monégasques de ne pas renouveler son détachement en qualité de juge d'instruction à Monaco.
Observons que ce refus de renouvellement d'un détachement ne constitue qu'une étape dans une affaire qui a fait beaucoup de bruit et qui s'est achevée devant le Conseil supérieur de la magistrature. Le juge Edouard Levrault, en poste sur le rocher, s'est en effet attaqué Dmitri Rybolovlev, propriétaire du club de football A.S. Monaco, soupçonné d'avoir corrompu l'élite policière et judiciaire de la principauté. Ce faisant, il s'est heurté directement à Eric Dupond-Moretti, avocat de l'un des prévenus, membre de la police monégasque. Hélas pour Edouard Levrault, l'avocat devenait Garde des Sceaux quelques semaines après avoir reproché au magistrat de se comporter "comme un cow-boy". On sait qu'une enquête de l'Inspection générale de la justice a été diligentée par la directrice de cabinet du Garde des Sceaux, Madame Malbec, aujourd'hui membre du Conseil constitutionnel. A la suite de cette enquête, le nouveau ministre de la Justice a cru bon de déférer Edouard Levrault devant le Conseil supérieur de la Magistrature statuant en formation disciplinaire. Celui-ci a été totalement blanchi. Quant à Eric Dupond-Moretti, il s'est retrouvé devant la Cour de Justice de la République (CJR) pour conflit d'intérêts. Il a été relaxé le 29 novembre 2023 au motif, surprenant, que tous les éléments du conflits d'intérêts étaient réunis, mais que le Garde des Sceaux, peu informé sur le droit positif, ignorait qu'il était dans une situation de conflit d'intérêts.
Quoi qu'il en soit, à la fin 2023, l'affaire Levrault est terminée, et la décision du 9 juillet 2024 intervient bien tardivement pour juger d'une décision qui n'est que la première étape d'un contentieux, celle qui a vu les autorités monégasques refuser le renouvellement d'un juge d'instruction un peu trop intrusif.
La décision d'irrecevabilité du 9 juillet 2024 semble, a première lecture, parfaitement fondée en droit. Elle écarte en effet le moyen reposant sur la violation du droit au procès équitable en considérant le refus de renouvellement du magistrat comme une décision souveraine de l'État monégasque. Mais, en agissant ainsi, la Cour s'interdit de juger du système judiciaire monégasque.
Il faut naître à Monaco. Joe Dassin. 1976
Le droit au procès équitable
Pour que soit applicable l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme, la Cour doit d'abord se demander si le requérant est titulaire d'un "droit" auquel il peu prétendre, à propos de la décision de refus de renouvellement de son détachement à Monaco.
La Convention franco-monégasque du 8 novembre 2005, dans sa rédaction applicable à l'époque des faits, prévoyait expressément, en son article 5, que la durée des détachements était de trois ans, « renouvelable une fois », sauf convention contraire en vigueur entre les deux États et sous réserve d’éventuelles dérogations à ce principe, soumises à l’examen de la Commission de coopération franco-monégasque. Ce texte ne précisait donc pas que le renouvellement d’un détachement serait accordé de plein droit au bout de la période de trois ans. Le Tribunal Suprême de Monaco a donc déduit de ces dispositions que le refus de renouvellement du détachement du juge Levrault était, en quelque sorte, un acte de gouvernement non susceptible de recours. En d'autres termes, il n'existe pas de droit au renouvellement d'un détachement.
Le raisonnement de la CEDH se fonde ainsi sur la dimension diplomatique du détachement, et donc sur son fondement juridique, dans une convention internationale. Dès lors, le refus de détachement ne peut s'analyser comme une sanction disciplinaire, révocation ou mutation d'office, comme dans l'arrêt Bilgen c Turquie du 9 mars 2021.
Pour la Cour, l'analyse s'arrête là. Elle fait d'ailleurs observer que le requérant "a pu librement mener de très larges investigations, avec l’aval des juridictions supérieures de contrôle, dans le cadre de la première affaire qui lui avait été confiée concernant des faits d’atteinte à la vie privée et qui mettait en cause l’avocate de M. Rybolovlev". Mais il a ensuite procédé à " l’ouverture d’une autre information judiciaire impliquant des autorités publiques exerçant des fonctions de responsabilité à Monaco, des chefs notamment de trafic d’influence et de corruption active et passive". Pour la Cour, le fait que cette nouvelle instruction ait pu être ouverte suffit à démontrer l'absence de pressions exercées sur le requérant. Une telle affirmation a quelque chose d'étrange si l'on considère que le juge a pour ouvrir une instruction mais qu'il n'a pu la mener à terme, ayant été écarté au moment où il risquait d'envoyer devant les juges de hauts responsables de la police et de la justice monégasques.
La justice monégasque
La décision d'irrecevabilité permet ainsi à la CEDH de ne pas se pencher sur la justice monégasque. Le problème n'est pas celui du juge Levrault, mais du fait qu'un juge d'instruction peut être écarté par une simple décision des autorités monégasques, c'est-à-dire de l'Exécutif. Il est vrai que la séparation des pouvoirs n'existe pas à Monaco mais précisément, on peut se demander si un État partie à la convention européenne des droits de l'homme peut ainsi ignorer ce principe.
Les autorités françaises elles-mêmes ont pris conscience de cette difficulté. Un avenant à la Convention de 2005 a été ainsi adopté par échange de lettres au printemps 2023. L'article 5 est désormais rédigé en ces termes : "Lorsque, à date d'entrée en vigueur du présent avenant, un magistrat est en position de détachement pour une première période de trois ans, la durée de son détachement est automatiquement prolongée pour atteindre cinq ans. Lorsque, à date d'entrée en vigueur du présent avenant, un magistrat est en position de détachement pour une deuxième période de trois ans, la durée de son détachement demeure de trois ans". Cette nouvelle rédaction, directement issue de l'affaire Levrault, confère ainsi au magistrat détaché une sécurité juridique sur la durée de ses fonctions, condition de son indépendance.
La jurisprudence de la CEDH se montre pourtant rigoureuse lorsqu'il s'agit de protéger l'indépendance des juges. Une jurisprudence abondante concerne ainsi la justice polonaise, en particulier l'arrêt Grzeda c. Pologne du 15 mars 2022, à propos d'un juge écarté de ses fonctions au sein du Conseil supérieur de la magistrature par une opportune réforme législative. Dans le cas polonais, la Cour n'évoque pas la souveraineté du parlement polonais pour justifier cette éviction. Au contraire, elle la sanctionne pour violation de l'article 6, compte tenu de l'impact négatif de la loi nouvelle sur l'indépendance des juges.
Sans doute la CEDH aurait-elle pu estimer que le droit monégasque antérieur à l'avenant de 2023 portait atteinte au principe d'indépendance des juges à peu près dans les mêmes conditions que dans l'arrêt polonais. Mais elle ne l'a pas fait. Sur ce plan, on ne peut s'empêcher de penser que cette irrecevabilité pourrait être le fruit d'un accord. D'un côté, Monaco obtient une validation de sa décision d'éviction d'un magistrat un peu trop actif dans la lutte contre la corruption. De l'autre, la Cour obtient un avenant à la convention franco-monégasque qui améliore quelque peu la situation des magistrats détachés sur le rocher. Quant au juge Levrault, qu'il s'estime heureux d'avoir été totalement blanchi par le CSM.
Sur l'indépendance de la justice : Chapitre 4 section 1 § 1 D du manuel de Libertés sur internet
Alléchés par la lecture de l'article du Monde ("Affaire Levrault : pourquoi la CEDH a rejeté la requête du juge"), nous attendions avec une impatience non feinte votre commentaire juridique de la décision de la CEDH. Le moins que l'on puisse dire est que nous avons pas été déçus. Pour être franc, sa décision ne nous surprend qu'à moitié. Pourquoi ?
RépondreSupprimer- Dans les affaires sensibles qu'elle juge (sanctions déguisées ou pas), force est de constater la Cour définit ab initio le résultat auquel elle veut parvenir (le plus souvent la non-condamnation de l'Etat mis en cause) et, ensuite, elle pratique son exercice favori de contorsionnsime juridique pour parvenir à la conclusion souhaitée. Un magnifique exercice de prestidigitateur.
- Ce faisant, elle ne s'embarrasse pas de la violation des principes qu'elle devrait défendre, en particulier ceux du droit à un procès équitable : délai raisonnable, présomption d'innocence, indépendance et impartialité des magistrats mis en cause, instruction à charge et à décharge, administration de la preuve ... Peu lui chaut de s'affranchir des raisons même de son existence ! Ce qui est un comble.
- Comment avoir la garantie d'avoir droit à un procès équitable lorsque le président de la 5ème section (un ressortissant français, conseiller d'Etat), dans le cas d'espèce joue plus le rôle de courroie de transmission des souhaits du Palais-Royal que de magistrat au service de l'intérêt général. Notons que ce Monsieur s'est fait épingler sur ce sujet par l'avocat du juge Levrault (Cf. article du Monde précité). In fine, cette affaire pose, une fois de plus, la question du déport souhaitable du juge dont le pays est concerné au premier chef.
- Force est de constater que si cette affaire concerne au premier chef Monaco, elle vaut aussi pour la France dont le juge est ressortissant. Ce dernier a pu se rendre compte - à son détriment - des limites intrinsèques à la CEDH qui copie les affreux travers du Conseil d'Etat.
Honte à cette Cour - présentée comme "le bijou de famille de l'Europe" - qui viole les principes dont elle est censée être la gardienne et qui se vautre dans la compromission avec les Etats pour ne pas subir leurs foudres ! Les zélateurs de la juridiction strasbourgeoise devraient garder ces considérations à l'esprit dans leurs commentaires autorisés de certaines de ses décisions. La Cour juge parfois en opportunité politique et diplomatique au lieu de s'en tenir au droit. Dans ces exemples, elle privilégie le tordu au droit (Cf. formule d'Eric Dupond-Moretti adaptant une répartie de François Mitterrand).