Nous savons enfin pourquoi La Joconde affiche ce sourire jugé par certains énigmatique. Est-ce parce qu'elle se moque des touristes agglutinés devant elle dans l'unique but de faire un selfie ? Ou des iconoclastes qui veulent jeter de la soupe aux légumes sur son visage, alors même qu'il est protégé par une vitre blindée ? Rien de tout cela, Mona Lisa a tout simplement lu l'arrêt rendu par la Conseil d'État le 14 mai 2023, qui écarte un recours gentiment délirant visant à obtenir sa restitution aux héritiers de Leonardo.
Des héritiers de Leonardo, à dire vrai, personne ne sait s'il y en a, et l'association requérante ne semble pas le savoir davantage. Mais peu importe, le Conseil d'État rend une décision d'irrecevabilité, ce qui n'est guère surprenant. L'intérêt de la décision, car il y en a tout de même un, réside dans le fait qu'une irrecevabilité peut en cacher une autre.
Irrecevabilité 1 : incompétence de l'association requérante
Le recours émane d'une Association International Restitutions qui s'agite beaucoup pour obtenir la restitution d'oeuvres d'art à ceux qu'elle considère comme leurs légitimes propriétaires. Elle a déjà demandé au Conseil d'État d'annuler les refus qui lui ont été opposés de déclarer inexistants des actes d'inscription à l'inventaire du musée du Louvre de certains objets issus du musée de Kertch, ou à l'inventaire du musée de Fontainebleau d'antiquités chinoises provenant du Palais d'Été de Pékin. Dans deux arrêts identiques du 23 novembre 2022, ces demandes ont été rejetées pour irrecevabilité manifeste.
En effet, le défaut d'intérêt pour agir saute aux yeux. Seules peuvent faire une demande de restitution d'un bien incorporé au domaine public les personnes pouvant se prévaloir d'en avoir été propriétaire ou agissant en son nom. Dans une décision du 30 juillet 2014, le Conseil d'État déclare ainsi irrecevable le recours déposé par deux héritières, non pas du propriétaire de trois oeuvres spoliées à un galeriste autrichien en 1940 et 1941, mais de l'acheteur auquel le malheureux avait été contraint de les vendre. Les deux requérantes avaient certes pour ancêtre un des propriétaires de ces oeuvres, mais pas du propriétaire spolié. Elles étaient donc dépourvues d'intérêt pour agir.
L'Association International Restitutions a bien tenté récemment de modifier ses statuts. Elle ne prétend plus agir dans l'intérêt des propriétaires spoliés, mais vise, plus largement à "veiller à la licéité de la composition des collections des musées publics". Cette modification des statuts n'a toutefois aucun impact sur l'absence d'intérêt pour agir. Il demeure que le recours en matière de spoliation d'une oeuvre n'est ouvert qu'à ceux qui en revendiquent la propriété ou leurs ayants-droits.
Le Conseil d'État aurait pu fermer le dossier à ce stade du contrôle. L'absence d'intérêt suffit en effet à écarter le recours. Mais il va plus loin, et rappelle l'inexistence de l'acte sur lequel il est invité à statuer.
La Joconde. Barbara. 1958
Irrecevabilité 2 : Inexistence de l'acte
Le recours pour excès de pouvoir déposé par l'Association International Restitutions est dirigé contre une décision par laquelle François 1er se serait approprié, en 1519, le portrait de Mona Lisa, après la mort de Leonard de Vinci, en application du droit d'aubaine "institué par une ordonnance de Louis XI du 21 avril 1475". Aux yeux de l'association, cette ordonnance doit être "déclarée nulle et non avenue", ce qui devrait entrainer la nullité de tous les actes pris sur son fondement. Rappelons que le recours en inexistence présente, pour l'Association, un avantage indiscutable, car il est dépourvu de condition de délai. En l'espèce, le recours intervient tout de même 505 ans après l'acte !
Le problème est que cette analyse historique est une analyse, parmi d'autres. Le rapporteur public, Laurent Domingo, souligne que les historiens considèrent généralement que le tableau a été acquis par François 1er du vivant de Leonardo, et qu'il a été payé par la généreuse pension et les conditions de travail tout à fait agréables qui ont été accordées à l'artiste par la Couronne. En tout état de cause, ces divergences montrent que l'existence même de la décision de François 1er contestée par l'Association n'est pas établie. Il est donc impossible de la considérer comme un acte administratif susceptible de recours pour excès de pouvoir.
Le Conseil d'État profite de l'occasion qui lui est donnée par cet arrêt pour réfuter l'idée selon laquelle une déclaration d'inexistence entrainerait la nullité de tous les actes ultérieurs, par une sorte d'effet domino automatique. Dans un arrêt du 6 juin 2023 GAEC des Garrigues Arquettoises, il rappelle que seules sont entachées de nullité les décisions qui n'auraient pu être légalement prises en l'absence de l'acte inexistant ou qui sont intervenues en raison de cet acte. Dans le cas de La Joconde, son appartenance au domaine public mobilier de l'État et son inscription à l'inventaire du musée du Louvre ne sont pas la conséquence directe de l'acquisition par François Ier. Cette précision est sans doute la raison essentielle qui pousse le Conseil d'État à se prononcer sur cette seconde irrecevabilité, alors qu'il aurait pu se contenter de la première.
Reste sans doute le plus plaisant dans le recours, c'est-à-dire la demande de question prioritaire de constitutionnalité formulée pour contester la conformité à la Constitution de l'ordonnance de Louis XI sur le droit d'aubaine. L'Association estime en effet qu'elle porte atteinte au droit de propriété et au principe d'égalité. Mais le Conseil d'État est un peu excédé et ne se donne pas la peine de répondre au fond. Il refuse sèchement le renvoi de la QPC au Conseil constitutionnel et condamne l'association requérante à 3000 € d'amende, pour recours abusif.
C'est dommage parce que La Joconde aurait encore bien ri, devant le Conseil constitutionnel.
Le droit de propriété : Chapitre 6 du manuel sur internet
Nous pouvons dormir sur nos deux oreilles après cet illustrissime arrêt du Conseil d'Etat. Il arrive parfois aux "comiques du Palais-Royal" de verser dans l'humour. Nous vous remercions de l'éclairage juridique que vous donnez de cette décision.
RépondreSupprimerNous exprimerons tout de même un regret lié à la question du délai raisonnable. Cette affaire aurait pu être réglée en quelques lignes, s'épargnant de faire dans la dentelle (Cf. la deuxième incompétence). Le temps gagné en pratiquant de la sorte permettrait aux membres de la plus haute juridiction administrative de ne pas faire attendre inutilement les plaignants dans des affaires autrement plus importantes.
Rappelons un exemple que vous avez traité, il y a bien longtemps, où le Conseil d'Etat met trois ans avant de statuer et se condamne ensuite (après une requête du plaignant) pour avoir tardé avant de juger. En dernière analyse, l'amende qu'il s'inflige est réglée par le contribuable et non par les responsables parfaitement identifiés de cet état de chose.
Au Conseil d'Etat, il se passe toujours quelque chose ... pas nécessairement le meilleur !
3000 euros d'amende ! Diantre. Les membres du Conseil d'Etat manquent d'humour ! D'autant qu'ils ne doivent pas rire tous les jours ! Parions quand même que cet arrêt sera, chaque fois que ce sera possible, évoqué devant les étudiants. Les décisions "pittoresques" comme celle-ci cela n'arrive pas tous les jours.
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