Le 4 avril 2024, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a rendu un arrêt Tamazount et autres c. France, dans lequel elle reconnaît que les conditions de vie des requérants dans un camp d'accueil des Harkis en France étaient incompatibles avec le respect de la dignité humaine.
Les requérants sont des enfants de harkis, nom donné aux auxiliaires d'origine algérienne qui ont combattu aux côtés de l'armée française durant le conflit algérien. Après l'indépendance de l'Algérie en juillet 1962, les conditions de leur démobilisation reposaient sur un choix. Soit ils s'engageaient dans l'armée française, soit ils retournaient dans leur foyer avec une prime de démobilisation, soit ils pouvaient souscrire dans les six mois un contrat pour servir, à titre civil, en qualité d'agent contractuel des armées.
Mais les choses se sont passées bien différemment. Après l'indépendance, des représailles massives ont visé les Harkis. Le nombre des victimes demeure mal connu, et les historiens l'évaluent, sans certitude, autour de 80 000. Devant une telle situation, les Harkis ont demandé à être rapatriés en France, et ceux qui y sont parvenus ont été immédiatement internés dans des camps qui, officiellement, devaient offrir un hébergement d'urgence provisoire, en attendant que les Harkis et leurs familles puissent être installés ailleurs. Hélas, les requérants, tous issus d'une même fratrie, ont eu une expérience bien différente. D'abord internés avec leurs parents au camp de Rivesaltes en 1962, ils ont ensuite été transférés au camp de Bias, où ils sont restés jusqu'à sa fermeture, en 1975.
Après de multiples procédures destinées à obtenir une indemnisation, ils saisissent la CEDH sur un double fondement. D'abord, ils estiment que le droit d'accès à un tribunal, garanti par l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, a été violé, car le Conseil d'État a écarté leur requête en indemnisation. S'appuyant sur la théorie des actes du gouvernement, il refusé de voir dans ces internements une faute de l'État. Ensuite, ils invoquent une violation de l'article 3 qui prohibe les traitements inhumains ou dégradants, combiné évidemment à l'article 8 qui pose le principe de non-discrimination.
Les requérants n'obtiennent satisfaction que sur le second point.
Alger, La Casbah. Louis Valtat. 1905
Le droit au juge
Devant le Conseil d'État qui a statué le 3 octobre 2018, les requérants avaient engagé une action invoquant la responsabilité pour faute de l'État. Ils s'étaient vu opposer une décision d'incompétence, fondée sur la théorie des actes du gouvernement. Celle-ci impose au juge administratif de se déclarer incompétent lorsqu'il est confronté à des actes portant sur la politique intérieure ou internationale de la France. Les Harkis étaient ainsi traités de la même manière que les autres rapatriés d'Algérie. Dans une décision du 27 juin 2016, le Conseil d'État s'était en effet déjà déclaré incompétent pour connaître de l'action en responsabilité pour faute engagée par des Français d'Algérie dont les biens avaient été spoliés lors de l'indépendance.
La CEDH reconnaît fort justement "qu’il n’existe pas de définition précise des actes de gouvernement et que cette doctrine peut évoluer avec le temps". Elle admet pourtant qu'elle soit invoquée en l'espèce. Elle examine donc si la restriction ainsi imposée au droit au recours des requérants poursuit un but légitime et est proportionnée à ce but.
Dans le cas présent, la CEDH considère que la théorie de l'acte de gouvernement a pour finalité de garantir la "séparation des pouvoirs exécutif et judiciaire", formulation étrange si l'on considère que le droit constitutionnel français ignore la notion de "pouvoir judiciaire", la Constitution n'utilisant que celle d'"autorité judiciaire". On aurait pu espérer que la CEDH se montre un peu plus critique à l'égard d'une théorie qui vise à exclure tout contrôle du juge sur certains actes de l'Exécutif. Quoi qu'il en soit, ce principe de non-ingérence est notamment rappelé dans l'arrêt de Grande Chambre Stafford c. Royaume-Uni du 28 mai 2002.
Certes, la jurisprudence a plutôt eu tendance à réduire le champ des actes de gouvernement, en admettant notamment qu'un acte peut être soumis à son contrôle s'il est détachable des relations internationales. Mais en l'espèce, le Conseil d'État n'a pas considéré que le refus d'indemniser les requérants sur le fondement d'une responsabilité pour faute n'était pas détachable des relations internationales. A ses yeux en effet, la question des Harkis était un sujet qui concernait les relations entre la France et l'Algérie et qui s'inscrivait dans un contexte diplomatique. On note d'ailleurs que ces relations diplomatiques commencent non pas aux Accords d'Évian et à l'accession de l'Algérie à l'indépendance, mais dès l'ouverture de leur négociation, époque où l'Algérie est un "État en devenir".
Dans ces domaines très politiques, la CEDH n'exerce qu'un contrôle fort modeste, se bornant à s'assurer que l'interprétation donnée par les juges internes n'emporte pas une violation directe de la Convention. Elle a ainsi jugé, dans un arrêt H. F. c. France du 14 septembre 2022, que le refus opposé à des demandes de rapatriement formulées par des ressortissantes françaises détenues en Syrie avaient pu valablement être considéré par le Conseil d'État comme un acte de gouvernement. De la même manière, dans le cas de l'action en responsabilité des Harkis, la CEDH ne voit aucun élément lui permettant de substituer sa propre appréciation à celles des juges français.
Le traitement inhumain ou dégradant
Pour les autorités françaises, les requérants ne devraient pas se plaindre devant la CEDH, car ils ont déjà été indemnisés pour les conditions indignes de leur séjour dans le camp de Bias. La loi du 23 février 2022 mentionne ainsi que "La Nation exprime sa reconnaissance envers les Harkis (...) qui ont servi la France en Algérie et qu'elle a abandonnés". Ce texte la responsabilité de l'État du fait de l'indignité des conditions d'accueil et de vie sur le territoire et elle prévoit donc un mécanisme d'indemnisation. De fait, le droit français fait un constat de violation de l'article 3 de la Convention, ce qui est positif en soi.
Mais la CEDH constate que les réparations accordées ne sont ni adéquates ni suffisantes. Le barème en vigueur a conduit en effet à accorder à chacun des requérant une somme maximum de 15 000 € pour avoir passé entre sept et quatorze ans enfermés dans le camp de Bias. La CEDH constate l'insuffisance de cette indemnité qui d'ailleurs n'envisage même pas l'existence d'un préjudice moral. Renvoyant notamment à l'arrêt Mursic c. Croatie du 20 octobre 2016, elle en déduit que l'indemnisation accordée à la famille Tamazount était grossièrement inférieure à ce qu'ils étaient en droit d'attendre.
Il n'empêche que l'arrêt n'emportera aucune conséquence grave pour les finances de l'État. Car la Convention européenne ne s'applique qu'aux faits postérieurs au 3 mai 1974, date de l’entrée en vigueur de ces instruments juridiques à l’égard de la France. De fait, les conditions de vie des requérants dans le camp de Bias entre 1963 et le 2 mai 1974 ne sont pas couvertes par la compétence ratione temporis de la Cour.
Il s'agit là d'une application des règles générales du droit international, selon lesquelles les dispositions d'une convention ne sauraient lier une partie contractante pour des faits ou actes antérieurs la date d'entrée en vigueur de la convention à l'égard de cette partie.
L'indemnisation des requérants n'est donc jugée insuffisante que pour la période allant du 3 mai 1974 à la date de fermeture du camp, à l'été 1875. Modeste victoire donc, même s'ils sont certainement satisfaits que le traitement qu'ils ont subi soit clairement qualifié d'inhumain et dégradant. Mais les conséquences en termes d'indemnisation sont quasi-inexistantes, d'autant qu'ils n'ont pas obtenu la mise en oeuvre de la responsabilité pour faute de l'État. Observons tout de même que, sur ce plan, ils n'ont peut être pas été très bien conseillés. En tentant de faire reconnaître la faute de l'État, les requérants ont écarté une autre voie de droit, celle de la responsabilité sans faute. La décision de les interner au camp de Bias est un acte administratif qui engageait sans faute la responsabilité de l'État.
Les traitements inhumains ou dégradants : Chapitre 7 Section 1 § 2 du manuel sur internet
Même si l'on doit se réjouir de cette décision de la CEDH condamnant la patrie autoproclamée des droits de l'homme, subsistent quelques motifs d'insatisfaction : délai peu raisonnable pour statuer, interprétation a minima de certains principes dont elle est le garant, gants pris avec le Conseil d'Etat ... En un mot comme en cent, la juridiction strasbourgeoise pratique la politique du en même temps doublée d'un jésuitisme juridique de mauvais aloi. Sa jurisprudence en témoigne régulièrement. Il faudra bien, un jour prochain, se poser la question de sa réforme.
RépondreSupprimerAu moment où le président de la République fait de la repentance et de la commémoration l'axe de son action comme ce jour au Rwanda (Cf. article du Monde des 7 et 8 avril 2024 intitulé "Macron, le présidents des commémorations"), il serait bien inspiré de s'occuper de tous les Français mal traités dans le passé par la République et ignorés par l'autorité judiciaire. Ils méritent plus que le mépris et l'ignorance !