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samedi 2 mars 2024

La géolocalisation, victime du défaut d'indépendance du parquet.



L'arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 27 février 2024 casse une décision de la Chambre de l'instruction de la Cour d'appel de Lyon rendue en octobre 2022. Celle-ci a en effet écarté une demande d'annulation de mesures de géolocalisation autorisées par le procureur de la République, dans le cadre d'une enquête pour des faits de blanchiment aggravé et d'association de malfaiteurs. La Cour de cassation sanctionne la décision de la Cour d'appel, dans la mesure où elle n'a pas vérifié que ces opérations de géolocalisation avaient fait l'objet d'une autorisation préalable par une autorité dotée de garanties d'indépendance.

En l'espèce, le procureur avait autorisé la géolocalisation de l'intéressé en temps réel. Très concrètement, la géolocalisation d'un téléphone portable est réalisée par le recueil des données de localisation auprès de l'opérateur de téléphonie mobile, alors que celle d'un véhicule s'effectue par la pose d'une "balise" qui permet ensuite de suivre ses déplacements. Dans le cas présent, les deux techniques ont été utilisées et les données recueillies ont mis en lumière la possible implication du requérant dans des collectes d'argent en relation avec un trafic de drogue.

 

Le parquet, subordonné à l'Exécutif

 

On l'a compris, la question posée, une nouvelle fois, est celle de l'indépendance du parquet. Cette question se pose depuis bien longtemps. On sait que le droit français limite l’indépendance des juges aux magistrats du siège, ceux qui rendent les décisions de justice. Les membres du parquet sont, quant eux, placés sous l’autorité directe du Procureur Général de la Cour d’Appel et du Garde des Sceaux. Cette subordination est traditionnellement justifiée par le fait qu’ils sont chargés d’exercer l’action publique au nom de l’État, c’est à dire de représenter au procès les intérêts de la société et de requérir l’application de la loi. 

Le problème est que cette subordination du parquet à l’exécutif est contestée par les juges européens. La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans deux décisions successives, Medvedyev et autres c. France du 29 mars 2010, puis Moulin c. France du 23 novembre 2010, refuse de considérer le parquet comme une « autorité judiciaire » au sens de la Convention, « car il lui manque en particulier l’indépendance à l’égard du pouvoir exécutif pour pouvoir être ainsi qualifié ».

Le droit de l'Union européenne repose sur une analyse identique. La directive du 12 juillet 2002 "vie privée et communications électroniques" autorise le recueil en temps réel des données de localisation, mais celui-ci doit être soumis à un contrôle préalable effectué soit par une juridiction, soit par une entité administrative indépendante. Cette autorité doit pouvoir prendre des décisions contraignantes, reposant notamment sur le caractère strictement nécessaire d'une telle collecte de données. Ces principes ont été confirmés par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) dans un arrêt du 6 octobre 2020 La Quadrature du Net, e.a., French Data Network e.a. La CJUE a aussi décidé, dans une décision du 2 mars 2021, H.K. c Prokuratuur, que le ministère public ne constitue pas une autorité indépendante, au sens où l'entend la directive. En l'espèce, il s'agit du ministère public estonien, mais il ressemble beaucoup au ministère public français.

 


 Allô Brigitte ? Jean Yanne. 1960


La jurisprudence de la Cour de cassation


Sans attendre une éventuelle condamnation de la France, la Cour de cassation, dans sa décision du 27 février 2024, applique la directive de 2002 et la jurisprudence de la CJUE. Le Figaro, toujours prompt à critiquer le droit européen, peut ainsi titrer dans son édition du 29 février : "Quand le droit de l'UE entrave les enquêtes pénales en France". Mais le titre est seulement destiné à faire plaisir à ses lecteurs, car l'auteur de l'article reconnaît que cet arrêt n'est qu'une "piqûre de rappel" de la décision du 12 juillet 2022. 

Ce n'est pas si simple. Le 12 juillet 2022, furent rendus non pas un mais quatre arrêts qui ne portent pas sur la géolocalisation, mais sur l'accès aux données de connexion (les fadettes). Selon les pourvois, la Cour opère une distinction entre les autorités susceptibles d'accéder à ces données. Le juge d'instruction, qui exerce une fonction juridictionnelle peut exercer ce droit d'accès. En revanche, le procureur ne peut y accéder directement. Selon le droit de l'Union, il dirige la procédure d'enquête préalable ou de flagrance et n'a donc pas une position de neutralité à l'égard des parties.

Dans la décision du 27 février 2024, la Chambre criminelle reprend exactement sa jurisprudence, en l'élargissant à l'autorisation de la géolocalisation. Elle précise que la géolocalisation ne peut être décidée que si elle est strictement nécessaire, c'est-à-dire décidée dans le cadre d'une enquête pour une infraction grave. De fait, la décision de la Cour d'appel de Lyon est sanctionnée avec renvoi, pour avoir écarté directement ce moyen. 

 

La géolocalisation des véhicules, toujours possible

 

La Cour de cassation limite néanmoins l'impact de cette jurisprudence. Observant que la directive européenne ne concerne que les services de communication électronique accessibles au public, la Cour en déduit que la géolocalisation des véhicules, par la pose d'une balise, ne mobilise pas ces entreprises et n'entre donc pas dans le champ de la directive. La pose d'une balise sur un véhicule peut donc toujours être autorisée par le procureur de la République.  Sur ce point, la décision de la Cour d'appel est donc confirmée. 

Il n'en demeure pas moins que l'étau se resserre autour de l'indépendance du parquet. Ce n'est pas vraiment la faute de la jurisprudence européenne si les autorités françaises se refusent à toute évolution dans ce domaine. Voilà bien longtemps en effet que la subordination du parquet à l'Exécutif est critiquée, au nom de la séparation des pouvoirs. Mais le gouvernement, et plus particulièrement le ministre de la Justice, ne veulent pas renoncer au pouvoir qu'ils exercent sur les procureurs. Rappelons notamment que le Garde des Sceaux est compétent pour saisir le Conseil supérieur de la magistrature d'une demande de sanction disciplinaire contre un membre du parquet, et Eric Dupond-Moretti ne s'est pas privé d'exercer ce pouvoir. 

Face à une jurisprudence européenne de plus en plus pressante, face à des critiques émanant de personnes invoquant la séparation des pouvoirs, les autorités françaises ne réagissent guère et se refusent à toute réforme d'envergure. Des solutions procédurales sont trouvées, au fil des décisions de la CJUE, et le juge des libertés et de la détention (JLD) a été mis à contribution. C'est ainsi que la loi du 11 avril. 2011 substitue sa compétence à celle du procureur pour la prolongation de la garde à vue. Le JLD sera-t-il une nouvelle fois sollicité pour autoriser la géolocalisation des téléphones ? Ce n'est pas impossible mais, compte tenu du nombre de décisions dans ce domaine, il va devenir indispensable de recruter un nombre assez considérable de JLD.


 


1 commentaire:

  1. Votre excellente analyse de l'arrêt de la Cour de cassation met en relief deux questions importantes.

    - Celle du contrôle de tous les dispositifs techniques mis en place pour assurer la sécurité des citoyens. Comment être certains qu'ils sont utilisés à bon escient et ne sont pas détournés de leur objectif à des fins non avouables ? La réponse est d'autant moins évidente que la révolution technologique a toujours plusieurs temps d'avance sur la norme et l'organe de contrôle intervenant souvent a posteriori sans parler de que la question du périmètre du secret-défense (sujet que vous avez traité dans le passé).

    - Celle, lancinante de l'indépendance du parquet auquel Le Monde daté du 17 février dernier consacre une longue analyse : "Nombreux appels à la réforme du statut du parquet. Malgré un fort consensus, l'exécutif ne prévoit pas d'inscrire au calendrier ce changement promis depuis 2017". En fait depuis les deux arrêts de 2010 de la CEDH, c'est silence radio de la part des trois présidents de la République. C'est tellement plus commode pour tout pouvoir d'avoir un parquet à sa botte. Honte à la patrie autoproclamée des droits de l'homme qui foule aux pieds les décisions importantes de la CEDH et de la CJUE sans trembler et sans se soucier de la protection de ses justiciables. Il préfère, par démagogie, se précipiter pour inscrire l'IVG dans la Constitution alors que personne ne réclame l'abolition de ce droit ou de cette liberté.

    Nous ne pouvons que regretter le silence assourdissant des défenseurs des libertés publiques, eux qui son toujours très vocaux sur des questions moins fondamentales.

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