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vendredi 12 janvier 2024

Tempête sur le Rocher

Le Figaro nous apprend, dans son édition du 12 janvier 2024, que Monaco est poursuivi devant la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Il lui est reproché l'absence d'indépendance et d'impartialité de son Tribunal suprême.

A l'origine du recours, l'affaire dite des "dossiers du Rocher", qui a éclaté en octobre 2021 avec la publication de documents accusant quatre membres de l'entourage proche du prince Albert de faits de malversation, corruption et trafic d'influence. Comme toujours à Monaco, le scandale avait pour toile de fond de gros projets immobiliers, un riche promoteur ayant été exclu de contrats très rémunérateurs. A la suite de ces divulgations, le prince a tout simplement licencié son expert comptable, M. C. P., celui-là même qui saisit aujourd'hui la CEDH. Il a aussi modifié la composition du tribunal suprême, son président demeurant finalement en place. 

 

Le tribunal suprême

 

On sait que ce tribunal suprême est composé de cinq membres, un président, un vice-président et trois membres titulaires, auxquels il faut ajouter deux suppléants. Tous sont des juristes français, le plus souvent professeurs de droit. M. C. P. ne met absolument pas en cause l'indépendance et l'impartialité de chacun d'entre eux. En revanche, il met en cause l'indépendance et l'impartialité de l'institution. Son recours a en effet été jugé par une institution qui ne répond pas vraiment aux exigences du droit à un juste procès.

Le site du tribunal suprême insiste sur le fait qu'il a été créé par la constitution du 5 janvier 1911, "préparée par des juristes français célèbres, Louis Renault, André Weiss et Jules Roche". Sans doute, mais cette constitution a été "octroyée" par le prince Albert Ier, de la même manière que Louis XVIII avait "octroyé" à ses sujets la Charte de 1814. Quoi qu'il en soit, le Rocher est devenu une "monarchie constitutionnelle", qualification qui n'a pas été remise en cause avec la constitution de 1962. Sur ce point, le site est moins prolixe, et se borne à affirmer que l'article 90 du nouveau texte confirme l'institution du tribunal suprême, avec des fonctions qui cumulent celles du Conseil d'État et du Conseil constitutionnel. Il ajoute, sans davantage de précision, que ses règles d'organisation et de fonctionnement trouvent leur fondement dans une "ordonnance souveraine" du 16 avril 1963, modifiée à plusieurs reprises, le plus récemment le 19 juin 2015.

Pour disposer d'une réelle information sur l'indépendance et l'impartialité du tribunal suprême, il faut donc regarder à la fois la constitution et l'ordonnance.

 


 Le pâtre sur le rocher D 965. Franz Schubert (Allegretto)

Elly Ameling

 

Le fait du prince

 

On observe d'emblée que la notion même de séparation des pouvoirs est inconnue à Monaco. Le régime est celui de la concentration des pouvoirs dans les mains du prince. L'article 3 de la constitution énonce ainsi que "le pouvoir exécutif relève de la haute autorité du Prince", sa responsabilité ne pouvant être engagée dès lors que "la personne du Prince est inviolable". L'article 4 partage le pouvoir législatif entre le prince et le Conseil national, et l'article 66 précise que "la loi implique l'accord des volontés du Prince et du Conseil National". Le prince dispose seul de l'initiative de la loi, et exerce un pouvoir de sanction car il peut empêcher sa promulgation. Quant au pouvoir judiciaire, l'article 88 affirme qu'il "appartient au Prince qui, par la présente Constitution, en délègue le plein exercice aux cours et tribunaux". La justice est donc rendue au nom du prince, ce qui n'empêche pas que la coopération judiciaire avec la France conduise à ce que la justice monégasque soit rendue par des magistrats français.

La procédure de désignation des juges relève du pouvoir discrétionnaire du prince. Il nomme le président du tribunal suprême. Quant aux magistrats, il les désigne sur une liste émanant d'autorités exerçant un rôle de proposition, le Haut Conseil de la magistrature et le secrétaire d'État à la justice notamment. Mais si cette liste ne convient pas au prince, libre à lui d'en exiger une autre jusqu'à ce que lui soit proposé le nom qui lui convient.

Le recours de M. C. P. s'est donc heurté à quelques difficultés. Le requérant conteste en effet son licenciement par le prince, qui contrôle totalement l'organisation des tribunaux. Devant une situation aussi délicate, il a tenté une procédure de récusation, certains juges ayant été nommés, à ses yeux, postérieurement à son recours, dans le but de garantir son rejet. Cette procédure n'a évidemment pas abouti, pas davantage que le recours proprement dit contre le licenciement. Le tribunal suprême a en effet considéré, le 5 septembre 2023, que l'acte de révocation relevait du fait du prince, au sens premier du terme, et qu'il ne pouvait donc être contesté devant les juges. Le requérant se voyait ainsi privé du droit au recours.

La question posée devant la CEDH est celle, non pas de l'indépendance et de l'impartialité subjective de chaque magistrat, mais de l'indépendance et de l'impartialité de l'institution judiciaire monégasque. Alors que Monaco est partie à la Convention européenne des droits de l'homme depuis 2005, aucune réforme n'a jamais été entreprise dans ce domaine.

 

Indépendance et impartialité

 

Il est évident que l'indépendance de la justice monégasque n'est pas acquise, en raison des ingérences du prince, donc de l'Exécutif, dans son fonctionnement. Quant à l'impartialité objective, elle ne semble pas davantage respectée. Son appréciation repose sur le contrôle de l'organisation même de l'institution judiciaire. Le tribunal doit apparaître impartial, et inspirer la confiance. Sur ce point, la Cour européenne a développé une jurisprudence, par exemple l'arrêt Chesne c. France du 22 avril 2010, qui interdit l'exercice de différentes fonctions juridictionnelles par un même juge, dans une même affaire. Ce n'est pas le juge qui est en cause, mais l'organisation judiciaire qui ne satisfait pas au principe d'impartialité. Dans le cas présent, il est évident que les juges monégasques ne peuvent guère inspirer confiance au requérant, dès lors qu'ils sont désignés par l'autorité dont il conteste la décision. 


Menace sur le Conseil constitutionnel


La CEDH ne s'interdit pas d'apprécier la conformité à la convention européenne des modes de désignation des membres des cours suprêmes. Dans un arrêt Meznaric c. Croatie du 15 juillet 2025, elle estime même que les critères d'impartialité objective et subjective doivent s'appliquer aux cours constitutionnelles. Sur un plan purement juridique, les chances du requérant d'obtenir de la CEDH une décision constatant l'irrégularité du droit monégasque au regard du juge procès ne sont pas nulles. 

On peut se demander toutefois si l'intérêt essentiel de la procédure ne réside dans la menace potentielle qui pèse sur le système français de contrôle de constitutionnalité. Dans sa décision du 21 octobre 1997 Pierre-Bloch c. France, la CEDH affirme ainsi que "le fait qu’une procédure s'est déroulée devant une juridiction constitutionnelle ne suffit pas à la soustraire au champ d’application de l’article 6 § 1". Elle en avait d'ailleurs déjà jugé ainsi le 1er juillet précédent dans un arrêt Pammel c. Allemagne, rendu à propos du tribunal de Karlsruhe. On pourrait fort bien imaginer que, dans un avenir plus ou moins proche, un requérant ayant perdu un procès après une question prioritaire de constitutionnalité conteste devant la CEDH la composition et le mode de nomination du Conseil constitutionnel. Que penserait la Cour d'une institution qui accueille les anciens présidents de la République comme membres de droit et qui confie la désignation des membres nommés à des autorités politiques, sans aucun contrôle de leurs compétences juridiques ? Inspire-t-elle la confiance et remplit elle la condition d'impartialité objective ?

Le cas monégasque suscite donc une réflexion sans proportion avec la taille de la principauté. Le contentieux sur les juges monégasques pourrait conduire à la mise en cause du Conseil constitutionnel français. Et il sera bien difficile d'empêcher cela. Impossible en effet d'envisager la solution imaginée par le Général de Gaulle : "Si Monaco nous emmerde, on fait un blocus. Rien de plus facile, il suffit de deux panneaux de sens interdit, un au cap d'Ail, et un second à la sortie de Menton".

Le principe d'impartialité : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4, section 1 § 1 D

2 commentaires:

  1. Votre exposé est comme toujours d'une grande clarté et d'une grande clairvoyance. En effet, au-delà de l'exemple "anecdotique" de cette affaire monégasque, c'est tout le système français qui est mis en cause mais aussi la cohérence de la CEDH.

    - Compte tenu du système de nomination de ses membres par le pouvoir politique, le Conseil constitutionnel est loin de présenter toutes les garanties d'indépendance et d'impartialité, conditions du droit à un procès équitable. Par ailleurs, il y aurait beaucoup à dire sur le même sujet à propos du Conseil d'état et de son recours à la notion d'impartialité subjective utilisée dans les cas de sanctions disciplinaires.

    - Pour sa part, la CEDH n'est pas à une incohérence près tant elle interprète parfois les principes de la convention européenne des droits de l'homme de manière évolutive en fonction des affaires concernées. Mais, si la juridiction strasbourgeoise pouvait envoyer un coup de semonce à la patrie autoproclamée des droits de l'homme, ce serait une excellente chose. Rappelons que la France n'a jamais mis en adéquation sa Constitution avec les deux arrêts de 2010 de la CEDH qui stigmatisaient le statut de dépendance du parquet.

    Affaire à suivre !

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    1. En complément du commentaire qui précède, vos lecteurs pourraient prendre connaissance - pour leur information et leur édification - de l'article intitulé "Les entorses du Conseil constitutionnel à la démocratie" sous la plume des trois professeurs de droit public : Lauréline Fontaine, Thomas Perroud et Dominique Rousseau dans le Monde daté du 18 janvier 2024 en page 30. Tout y est dit et bien dit .

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