Liberté Libertés Chéries invite régulièrement ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite.
Nous recevons aujourd'hui le célèbre Président Magnaud, le "bon juge" qui fut président du tribunal de Chateau-Thierry avant d'être élu député radical-socialiste de la Seine.
Liberté Libertés Chéries a déjà reproduit le plus célèbre de ses jugements, l'affaire Ménard dans laquelle le juge Magnaud invoquait l'état de nécessité pour acquitter la prévenue, coupable d'avoir volé un pain pour se nourrir ainsi que son enfant. Après un exemple de sa "bienfaisante clémence", c'est cette fois un exemple de sa sévérité qui est est reproduit. Il s'agit en effet de punir des violences commises sur une enfant de deux ans. On observe que le juge n'hésite pas à faire pression sur la mère, elle-même victime de violences, pour qu'elle demande le divorce. C'est seulement à cette condition qu'elle pourra récupérer son enfant, confiée à l'Assistance publique.
Affaire B..., 17 juin 1898
Président Paul Magnaud (1848-1926)
Audience publique du 17 juin 1898. Présidence de M, Magnaud
Le Tribunal :
Attendu qu'il est établi par les débats qu'à plusieurs reprises, en 1898, B. a violemment frappé l'enfant L... D... âgée de deux ans, sur laquelle il avait autorité par suite de son mariage avec sa mère qui l'avait eue avant cette union;
Que notamment, le 13 mai 1893, il a porté plusieurs coups de sabot à la tête de cette enfant et sur différentes parties de son corps, malgré l'intervention de sa femme, victime fort souvent, elle aussi, de ses brutalités.
Attendu que B., tout en reconnaissant qu'il était quelquefois "un peu vif" prétend qu'il n'a jamais infligé que de très légères corrections à cette enfant.
Mats attendu qu'à l'époque indiquée, certains voisins des époux B. ont entendu non seulement le bruit des coups que recevait l'enfant, mais encore la femme B. s'écrier, en s'adressant à son mari : "Je te défends de frapper ainsi ma fille à coups de sabot".
Attendu que ces mêmes témoins ont, en outre, constaté sur tout le corps de l'enfant de nombreuses ecchymoses et des plaies à la tête qui, le surlendemain, étaient encore saignantes, et affirment qu'elle était continuellement l'objet de mauvais traitements du prévenu.
Attendu que les brutalités répétées de B. ont justement soulevé l'indignation de la population de P... déjà très irritée contre lui en raison du dénuement complet dans lequel, par suite de sa paresse invétérée, il laissait sa femme et son enfant.
Qu'il leur est même arrivé, parfois, de manquer des aliments de première nécessité, malgré l'intervention charitable assez fréquente de quelques personnes qui attestent le caractère à la fois doux et très craintif de la petite 0. et l'attachement que sa mère avait pour elle.
Attendu, d'ailleurs que, dès l'arrivée de l'enfant au domicile conjugal, B. manifesta sa haine pour elle en disant à sa femme : "Tu as amené cette petite là, je ne veux pas la nourrir, il m'est impossible de la voir ni de la sentir, tu travailleras pour elle si tu veux. »
Attendu que dans une autre circonstance, il s'est exprimé ainsi : « Cette sale gosse a vu deux ans, mais elle n'en verra pas trois. »
Qu'à la vérité, B. prétend qu'en tendant ce dernier propos, il entendait dire que la petite fille n'habiterait pas avec lui pendant sa troisième année ; mais que cette explication, du reste tout à fait incompréhensible, ne saurait laisser de doute sur la funèbre pensée qui le hantait ;
Qu'un pareil langage établit nettement quel était le secret espoir nourri par B. et le but révoltant qu'il comptait bien atteindre.
Attendu que les faits relevés à la charge de B. constituent, non pas le délit de l'article 311 du Code pénal visé dans la citation, mais celui qui est prévu et réprimé par l'article 313, modifié par l'article t", paragraphe 3, de la loi du 19 avril 1898.
Sur l'application de la peine.
Attendu que si, dans bien des circonstances, le juge peut apprécier avec indulgence les manquements à certaines lois pénales, conséquence d'une misère parfois imméritée, il doit, au contraire, se montrer d'une rigueur extrême pour toutes les infractions qui protègent l'enfance et qui méritent l'approbation et le respect de tous.
Attendu que les brutalités commises sur des enfants, outre qu'elles sont une entrave à leur développement physique, dénotent chez celui qui les commet, une nature méchante sur laquelle la bienfaisante clémence serait sans effet et que la crainte d'un châtiment rigoureux est seule capable de maîtriser.
Qu'il y a donc lieu de faire à B. une application rigoureuse de la loi.
Attendu cependant qu'il convient de le faire bénéficier des dispositions de l'article 463 du Code pénal, non pas que le Tribunal reconnaisse une atténuation quelconque à sa conduite, mais parce qu'il n'a pas subi à ce jour de condamnation, et aussi, en raison de ce qu'il a pu ne pas connaître par suite de sa récente promulgation, toutes les justes sévérités de la loi du 19 avril 1893.
En ce qui concerne l'enfant L.„ 0...
Attendu que malgré l'affection qu'elle témoigna à son enfant, la mère est hors d'état de la protéger contre de nouvelles brutalités possibles de son mari, qui pourraient prendre un caractère encore beaucoup plus grave ;
Que, tant qu'elle sera tenue dans les liens du mariage, il échet, conformément à l'article 6 de la lois sus-visée et, à défaut d'un parent capable de s'en charger, de confier cette enfant jusqu'à l'âge de seize ans à l'assistance publique chargée de l'élever et de l'instruire.
Par ces motifs,
Le tribunal condamne B. à un an d'emprisonnement.
Le déclare privé des droits mentionnés à l'article 42 du Code pénal, pendant cinq ans à partir du jour où il aura subi sa peine.
Confie l'enfant L,.. 0... en raison de son tout jeune âge à l'Assistance publique.
Dit que, si avant cet âge, les liens du mariage qui unissent les époux B. étaient dissous, la femme B. pourrait reprendre son enfant sous la condition de justifier qu'elle est en état de subvenir à ses besoins.
Quel immense plaisir en découvrant ce texte qui ne semble pas avoir pris la moindre ride ! Quel réconfort intellectuel de découvrir l'humanité de ce magistrat qui analyse les faits et en tire les conclusions qui s'imposent en faisant preuve de mesure ! Le temps du remède suit celui du diagnostic et non le contraire.
RépondreSupprimerOn apprécierait de voir certains magistrats et certaines de nos magistrates s'inspirer de la philosophie du président Paul Magnaud en lieu et place de faire prévaloir leur idéologie (Cf. les membres du Syndicat de la magistrature). La justice et les citoyens s'en porteraient certainement mieux.
Une évolution notable par rapport à l'époque de ce jugement tient à ce que nous nous trouvons aujourd'hui à fronts renversés. Ce sont parfois des mineurs qui font la loi à la maison et à l'extérieur face à des parents déboussolés. Est ainsi posée la crise de l'autorité que notre pays traverse. Entre les deux, il serait opportun de trouver une juste mesure entre violence et laxisme. Le droit ne fournit qu'une réponse partielle à ce problème.