Dans une décision rendue le 17 octobre 2023, la Chambre criminelle de la Cour de cassation aligne sa jurisprudence sur celle de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), affirmant clairement que l'appel au boycott s'analyse juridiquement comme "une modalité particulière d'exercice de la liberté d'expression en ce qu'il combine l'expression d'une opinion protestataire et l'incitation à un traitement différencié".
En novembre 2016, des militants du Collectif 69 se sont présentés devant une pharmacie, vêtus de sweat-shirts portant la mention « Boycott lsraël ». Ils ont, pendant plusieurs heures, distribué des tracts et collé des étiquettes sur la Carte Vitale des personnes qui l'acceptaient, manifestant leur refus de se voir prescrire les médicaments fabriqués par un laboratoire israélien. L'année suivante, la responsable de ce mouvement comparaissait devant le tribunal correctionnel pour diffamation et incitation à la discrimination, le laboratoire israélien s'étant porté partie civile. Elle a été relaxée par le tribunal correctionnel qui a considéré que l'action du Collectif s'inscrivait dans un débat général "contemporain, ouvert en France comme dans d'autres pays, portant sur le respect du droit international par l'Etat d'Israël et sur la situation des droits de l'homme dans les territoires palestiniens". La Cour d'appel confirme ensuite la relaxe tant pour la diffamation que pour l'incitation à la discrimination.
Au moment où intervient le pourvoi, le droit français n'est pas aussi clair que l'on pourrait l'espérer. La jurisprudence française de la Cour de cassation s'oppose en effet à celle de la CEDH.
La Cour de cassation et l'arrêt de 2015
La Chambre criminelle de la Cour de cassation avait déjà statué, le 20 octobre 2015, sur une affaire très proche de celle qui a suscité l'arrêt du 17 octobre 2023. Des militants du mouvement BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions) étaient intervenus dans des supermarchés alsaciens, pour appeler les consommateurs à boycotter les produits israéliens. Poursuivis pour "provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence envers un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance à une ethnie, une race, une religion ou une nation déterminée", infraction prévue par l'article 24 de la loi du 29 juillet 1881. Ils ont chacun été condamnés à 1000 € d'amende avec sursis, condamnation confirmée par la Cour d'appel de Colmar le 27 novembre 2013.
L'arrêt d'octobre 2015 confirmait cette sanction. La Chambre criminelle refusait alors de faire prévaloir la liberté d'expression. A ses yeux, l'élément matériel de l'infraction était établi, dès lors que les militants incitaient les consommateurs à ne pas acheter ces marchandises "en raison de l'origine des producteurs et fournisseurs lesquels, constituant un groupe de personnes, appartiennent à une nation déterminée, en l'espèce Israël, qui constitue une nation au sens du droit international". L'appel au boycott était donc analysé comme "un acte positif de rejet, se manifestant par l'incitation à opérer une différence de traitement à l'égard d'une catégorie de personnes, en l'occurrence les producteurs de biens installés en Israël". Cette jurisprudence était alors solidement ancrée dans le droit, énoncée à peu près dans les mêmes termes dans un arrêt du 22 mai 2012, pour des faits identiques.
Affiche du comité pour le boycott de l'organisation
par l'Argentine de la coupe du monde de football. 1978
Le soutien gouvernemental
Cette jurisprudence bénéficiait d'un soutien inconditionnel du gouvernement. Une circulaire de Michèle Alliot-Marie en février 2010, puis une seconde de Michel Mercier en mai 2012 enjoignaient aux procureurs de poursuivre systématiquement les appels au boycott de l'Etat d'Israël. La légalité de ces textes n'a jamais été contestée, alors qu'il aurait été intéressant de s'interroger sur leur respect du principe d'égalité. En effet, ils ne visent que le boycott visant les produits en provenance d'Israël, l'appel au boycott d'autres Etats n'étant jamais envisagé.
La continuité de ces circulaires de politique pénale est remarquable. Le 20 octobre 2020, le Garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, demandait encore aux procureurs et aux présidents de tribunaux de poursuivre et condamner les appels au boycott de l'État d'Israël, qui peuvent être considérés comme "une provocation à la discrimination à l'égard d'une nation". Par rapport aux textes antérieurs de même nature, la circulaire insistait sur la nécessité de motiver très soigneusement les condamnations, pour faire apparaître la nécessité de l'ingérence dans la liberté d'expression. Cette précaution est sans doute liée au fait que cette circulaire allait directement à l'encontre d'une jurisprudence récente de la CEDH.
La CEDH et l'arrêt Baldassi de 2020
La décision de la CEDH du 11 juin 2020, Baldassi et autres c. France est issue du recours déposé par les personnes condamnées pour l'action de boycott engagée dans les supermarchés alsaciens, par les militants condamnés en 2015. La CEDH s'oppose frontalement à la jurisprudence de la Cour de cassation et déclare que ces condamnations emportent une ingérence excessive dans la liberté d'expression. La répression pénale de l'appel au boycott s'analyse comme une ingérence dans cette liberté, garantie par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Conformément aux termes mêmes de l'article 10, une telle condamnation ne peut être considérée comme licite que si elle est "prévue par la loi", dirigée vers un "but légitime" et "nécessaire dans une société démocratique". Bien entendu, l'infraction était prévue par la loi, et la CEDH admet même l'existence d'un but légitime, dès lors qu'il existe un droit des producteurs ou des fournisseurs d'accéder à un marché.
Elle estime en revanche que la condamnation des requérants n'était pas nécessaire dans une société démocratique, refusant de considérer qu'un appel au boycott est, en soi, une pratique discriminatoire. Certes, il s'agit d'une démarche protestataire qui appelle à un traitement différencié. Mais, dans le cas de l'affaire Baldassi, les condamnés sont de simples citoyens, nullement astreints à une obligation de réserve. Leur action vers les clients d'un supermarché vise à susciter une réflexion chez les consommateurs, les mettre devant un choix qu'ils maîtrisent totalement. Autrement dit, un appel au boycott n'oblige personne à boycotter. L'action s'inscrit donc dans un "débat d'intérêt général", et plus précisément dans un débat politique que la CEDH protège avec une vigilance particulière.
Le ralliement de la Cour de cassation à la jurisprudence européenne
L'arrêt du 17 octobre 2023 témoigne d'un ralliement de la Chambre criminelle à la jurisprudence Baldassi. Certes, la Cour précise qu'il n'est pas impossible que, dans certains cas, un appel à boycott puisse donner lieu à une sanction pénale, s'il s'analyse comme une incitation à la discrimination. Mais ce n'est pas le cas en l'espèce, car les faits s'inscrivent dans un débat public d'intérêt général. Les propos tenus n'étaient pas violents, et l'action devant la pharmacie n'a donné lieu à aucune atteinte aux biens ou aux personnes. La Cour ajoute que les consommateurs étaient seulement invités à ne pas acheter un médicament générique qui, par hypothèse, à des équivalents dans l'industrie pharmaceutique. Or ce choix de consommation ne peut être considéré, en soi, comme une discrimination, car de nombreux patient refusent déjà les médicaments génériques.
La décision de la Cour de cassation apparaît sous un éclairage particulier, si l'on considère la triste actualité du conflit israélo-palestinien. L'arrêt peut ainsi être interprété comme un appel au respect de la diversité des convictions, au respect du débat d'intérêt général, dès lors qu'il s'exprime de manière pacifique. Un rappel utile, sans nul doute.
Qu'on le veuille ou non, toutes ces décisions relèvent plus de l'opportunité politique que de l'application du droit. Que signifie aujourd'hui la liberté d'expression ? Un concept fourre-tout qui demeure incompréhensible pour le commun des mortels, y compris pour celui qui possède quelques notions de droit. Ceci contribue à la crise de confiance des citoyens dans leur classe politique et dans leur justice.
RépondreSupprimerQuant à la CEDH, elle se montre moins regardante quand les deux plus hautes juridictions françaises, en particulier la juridiction administrative, violent les autres grands principes contenus dans la Convention européenne des droits de l'homme. Encore du deux poids, deux mesures que seules des considérations d'opportunité (l'air du temps) peuvent expliquer.
On connait la formule "Tout ce qui se conçoit clairement s'énonce clairement ....". Force est de constater que nous en sommes encore. Nous sommes dans le brouillard juridique le plus total.
Ralliement est-il le mot le plus approprié ? Ne serait-ce pas plutôt d'un revirement de jurisprudence contraint et forcé ?
RépondreSupprimerCela étant, disons le tout net : cette limite à la liberté d'expression n'était pas acceptable de la part d'un état qui se targue encore et toujours d'être un modèle en matière de libertés publiques...