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jeudi 24 août 2023

Les Invités de LLC. Voltaire. Traité sur la tolérance, 1763


A l'occasion des vacances, Liberté Libertés Chéries invite ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 

Les choix des textes ou citations seront purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.

Nous recevons aujourd'hui Voltaire, le Voltaire qui, à l'occasion de l'affaire Calas, publie son célèbre "traité sur la tolérance". En ce 24 août, date anniversaire du massacre de la Saint-Barthélémy, ce texte s'impose.



VOLTAIRE

Traité sur la tolérance, 1763

Chapitre XXII

De la Tolérance universelle

 

 


 


Il ne faut pas un grand art, une éloquence bien recherchée, pour prouver que des Chrétiens doivent se tolérer les uns les autres. Je vais plus loin ; je vous dis qu’il faut regarder tous les hommes comme nos frères. Quoi ! mon frère le Turc ? mon frère le Chinois ? le Juif ? le Siamois ? Oui, sans doute ; ne sommes-nous pas tous enfants du même Père, et créatures du même Dieu ?

Mais ces Peuples nous méprisent ; mais ils nous traitent d’idolâtres ! Eh bien ! je leur dirai qu’ils ont grand tort. Il me ſemble que je pourrais étonner au moins l’orgueilleuſe opiniâtreté d’un Iman, ou d’un Talapoin, si je leur parlais à peu près ainsi.

Ce petit globe, qui n’est qu’un point, roule dans l’espace, ainsi que tant d’autres globes ; nous sommes perdus dans cette immensité. L’homme, haut d’environ cinq pieds, est assurément peu de chose dans la création. Un de ces êtres imperceptibles dit à quelques-uns de ses voisins, dans l’Arabie, ou dans la Cafrerie : « Écoutez-moi ; car le Dieu de tous ces mondes m’a éclairé : il y a neuf cents millions de petites fourmis comme nous sur la terre ; mais il n’y a que ma fourmilière qui soit chère à Dieu, toutes les autres lui ſont en horreur de toute éternité ; elle sera seule heureuse, et toutes les autres seront éternellement infortunées. »

Ils m’arrêteraient alors, et me demanderaient, quel est le fou qui a dit cette sottise ? Je serais obligé de leur répondre : C’est vous-mêmes. Je tâcherais ensuite de les adoucir, mais cela serait bien difficile.

Je parlerais maintenant aux Chrétiens, et j’oserais dire, par exemple, à un Dominicain Inquisiteur pour la Foi : « Mon Frère, vous savez que chaque Province d’Italie a son jargon, et qu’on ne parle point à Venise et à Bergame comme à Florence. L’Académie de la Crusca a fixé la Langue ; son Dictionnaire est une règle dont on ne doit pas s’écarter (...).  Mais, croyez-vous que le Consul de l’Académie (...) aurait pu en conscience faire couper la langue à tous les Vénitiens et à tous les Bergamasques qui auraient persisté dans leur patois ? »

L’inquisiteur me répond ; « Il y a bien de la différence, il s’agit ici du salut de votre âme ; c’est pour votre bien que le Directoire de l’Inquisition ordonne qu’on vous saisisse ſur la déposition d’une seule personne, fût-elle infâme et reprise de Justice ; que vous n’ayez point d’Avocat pour vous défendre, que le nom de votre accusateur ne vous soit pas seulement connu ; que l’Inquisiteur vous promette grâce, et ensuite vous condamne ; qu’il vous applique à cinq tortures différentes, et qu’ensuite vous soyez ou fouetté, ou mis aux galères, ou brûlé en cérémonie[ : Le Père Ivonet, le Docteur Chucalon, Zanchinus, Campegius, Royas, Felinus, Gomarus, Diabarus, Gemelinus, y ſont formels, et cette pieuse pratique ne peut souffrir de contradiction. »

Je prendrais la liberté de lui répondre : « Mon Frère, peut-être avez-vous raison, je suis convaincu du bien que vous voulez me faire, mais ne pourrais-je pas être sauvé sans tout cela ? »

Il est vrai que ces horreurs absurdes ne souillent pas tous les jours la face de la terre ; mais elles ont été fréquentes, et on en composerait aisément un volume beaucoup plus gros que les Évangiles qui les réprouvent. Non seulement il est bien cruel de persécuter, dans cette courte vie, ceux qui ne pensent pas comme nous ; mais je ne sais s’il n’est pas bien hardi de prononcer leur damnation éternelle. Il me semble qu’il n’appartient guère à des atomes d’un moment, tels que nous sommes, de prévenir ainsi les arrêts du Créateur. Je suis bien loin de combattre cette sentence, hors de l’Église point de salut : je la respecte, ainsi que tout ce qu’elle enseigne ; mais en vérité, connaissons-nous toutes les voies de Dieu, et toute l’étendue de ses miséricordes ? N’est-il pas permis d’espérer en lui autant que de le craindre ? N’est-ce pas assez d’être fidèles à l’Église ? Faudra-t-il que chaque Particulier usurpe les droits de la Divinité, et décide avant elle du sort éternel de tous les hommes ?

Quand nous portons le deuil d’un Roi de Suède, ou de Danemark, ou d’Angleterre, ou de Prusse, disons-nous que nous portons le deuil d’un Réprouvé qui brûle éternellement en Enfer ? Il y a dans l’Europe quarante millions d’habitants qui ne sont pas de l’Église de Rome : dirons-nous à chacun d’eux, « Monsieur, attendu que vous êtes infailliblement damné, je ne veux ni manger, ni contracter, ni converser avec vous ? »

(...)

Ô sectateurs d’un Dieu clément ! Si vous aviez un cœur cruel, si en adorant celui dont toute la Loi consistait en ces paroles, Aimez Dieu et votre Prochain, vous aviez surchargé cette Loi pure et sainte, de sophismes et de disputes incompréhensibles ; si vous aviez allumé la discorde, tantôt pour un mot nouveau, tantôt pour une seule lettre de l’alphabet ; si vous aviez attaché des peines éternelles à l’omission de quelques paroles, de quelques cérémonies que d’autres Peuples ne pouvaient connaître, je vous dirais, en répandant des larmes sur le Genre humain : « Transportez-vous avec moi au jour où tous les hommes seront jugés, et où Dieu rendra à chacun selon ſes œuvres. »

« Je vois tous les morts des siècles passés et du nôtre, comparaître en sa préſence. Êtes-vous bien sûrs que notre Créateur et notre Père dira au sage et vertueux Confucius, au Législateur Solon, à Pythagore, à Zaleucus, à Socrate, à Platon, aux divins Antonins, au bon Trajan, à Titus les délices du genre humain, à Épictète, à tant d’autres hommes, les modèles des hommes : Allez, monstres ! allez subir des châtiments infinis, en intensité et en durée ; que votre supplice soit éternel comme moi. Et vous, mes bien-aimés, Jean Chatel, Ravaillac, Damiens, Cartouche, etc. qui êtes morts avec les formules prescrites, partagez à jamais à ma droite mon Empire et ma félicité ? »

Vous reculez d’horreur à ces paroles ; Et après qu’elles me ſont échappées, je n’ai plus rien à vous dire.

 

1 commentaire:

  1. Excellente initiative que celle que vous avez prise en nous rappelant l'existence du Traité sur la tolérance de Voltaire en 1763.

    A la lumière de la situation actuelle, ce texte n'a pas pris la moindre ride tant l'Histoire semble être un éternel recommencement. Alors que l'on nous assène, à longueur de journée, le primat de la liberté d'expression, il en va tout autrement dans le monde réel. Plus question de débat, de dialogue, de disputatio. L'heure est à la pensée unique, à l'anathème, à l'invective, au discrédit permanent. Nous vivons sous le règne d'une dictature de la bienpensance. tant sur la scène intérieure qu'internationale. Malheur à celui qui ose s'en écarter. Il est immédiatement jugé et condamné par le tribunal médiatique, réseaux sociaux en particulier. Où est donc passé l'esprit des Lumières dans ce temps d'obscurantisme et de crise de la pensée ?

    Comment mieux conclure qu'en relisant la célèbre formule de Voltaire : "Je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu'à la mort pour que vous ayez le droit de le dire".

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