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jeudi 20 juillet 2023

Les Invités de LLC : Le Président Magnaud et l'état de nécessité

 

A l'occasion des vacances, Liberté Libertés Chéries invite ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 

Les choix des textes ou citations seront purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.

Nous recevons aujourd'hui le célèbre Président Magnaud, le "bon juge" qui fut président du tribunal de Chateau-Thierry avant d'être élu député radical-socialiste de la Seine. Liberté Libertés Chéries reproduira certainement plusieurs de ses jugements. 

Le premier d'entre eux est la célèbre affaire Louise Ménard, jugée le 4 mars 1898. Cette jeune fille-mère avait volé du pain chez un boulanger de Charly-sur-Marne, parce qu'elle n'avait rien mangé, ainsi que son enfant, depuis deux jours. Cette décision, confirmée par la Cour d'appel d'Amiens le 22 avril 1898, repose sur l'état de nécessité dans lequel se trouve la prévenue. Et c'est finalement le Président Magnaud qui remboursa lui-même le coût du vol au boulanger.



Affaire Louise Ménard, 4 mars 1898

Président Paul Magnaud (1848-1926)



 



 

 

 

TRIBUNAL DE CHATEAU-THIERRY



Audience du vendredi 4 mars 1898.
Présidence de M. Magnaud, Président.
Le Tribunal,

Attendu que Louise Ménard, prévenue de vol, reconnaît avoir pris un pain dans la boutique du boulanger P...; Qu'elle exprime sincèrement ses regrets de s'être laissé aller à commettre cet acte ;

Attendu que la prévenue a a sa charge un enfant de deux ans pour lequel personne ne lui vient en aide et que, depuis un certain temps, elle est sans travail malgré ses recherches pour s'en procurer ; Qu'elle est bien notée dans sa commune et passe pour laborieuse et bonne mère ; Qu'en ce moment, elle n'a pour toute ressource que le pain de deux kilos et les deux livres de viande que lut délivre chaque semaine le bureau de bienfaisance de Charly pour elle, sa mère et son enfant.

Attendu qu'au moment où la prévenue a pris un pain chez le boulanger P..., elle n'avait pas d'argent et que les denrées qu'elle avait reçues étalent épuisées depuis trente-six heures ;  Que, ni elle, ni sa mère n'avalent mangé pendant ce laps de temps, laissant pour l'enfant les quelques gouttes de lait qui étaient dans la maison ; 

Qu'il est regrettable que dans une société bien organisée, un des membres de cette société, surtout une mère de famille, puisse manquer de pain autrement que par sa faute;

Que, lorsqu'une pareille situation se présente et qu'elle est, comme pour Louise Ménard, très nettement établie, le juge peut et doit interpréter humainement les inflexibles prescriptions de la loi.

Attendu que la faim est susceptible d'enlever à tout être humain une partie de son libre arbitre et d'amoindrir en lui, dans une grande mesure, la notion du bien et du mal. Qu'un acte, ordinairement répréhensible, perd beaucoup de son caractère frauduleux, lorsque celui qui le commet n'agit que poussé par l'impérieux besoin de se procurer un aliment de première nécessité, sans lequel la nature se re-
fuse à mettre en oeuvre notre constitution physique; 

Que l'intention frauduleuse est encore bien plus atténuée lorsqu'aux tortures aiguës résultant d'une longue privation de nourriture, vient se joindre, comme dans l'espèce, le désir si naturel chez une mère de les éviter au jeune enfant dont elle a la charge ;

Qu'il en résulte que tous les caractères de la préhension frauduleuse librement et volontairement perpétrée ne se retrouvent pas dans le fait accompli par Louise Ménard qui s'offre à désintéresser le boulanger P..., sur le premier travail qu'elle pourra se procurer ;

Que, si certains états pathologiques, notamment l'état de grossesse ont souvent permis de relaxer comme irresponsables les auteurs de vols accomplis sans nécessité, cette irresponsabilité doit, à plus forte raison, être admise en faveur de ceux qui n'ont agi que sous l'irrésistible impulsion de la faim ;

Qu'il y a lieu, en conséquence, de renvoyer la prévenue des fins dos poursuites, sans dépens et ce, par application de l'article 64 du Code pénal,

Par ces motifs, lo tribunal renvoie Louise Ménard des fins des poursuites, sans dépens.

1 commentaire:

  1. De l'art de conjuguer les exigences du droit positif et celles de l'humanisme pour un magistrat. Merci de nous avoir fait partager ce morceau de bravoure magistral.

    Ce qui prouve que les magistrats seraient toujours bien inspirés d'analyser en profondeur les actes de toutes les parties à un différend avec objectivité, hauteur et humanité avant de motiver leur décision. Cela change de l'approche consistant à prendre dans le droit ce qui correspond à votre biais intellectuel tout en rejetant le reste. N'est-ce pas utopique de le leur demander dans une société qui juge souvent sous la pression médiatique et qui cède aux pulsions des rentiers de l'indignation démagogique ?

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