Dans une décision du 21 juin 2023, la Chambre criminelle de la Cour de cassation affirme que le délit de conduite d'un véhicule en ayant fait usage de stupéfiants est applicable à une personne qui a consommé du cannabidiol, plus connu sous l'acronyme CBD. On rappellera que cette dénomination concerne les fleurs et feuilles de cannabis ayant un taux THC (tétrahydrocannabinol) inférieur à 0, 3%.
Dans le cas présent, l'auteur du pourvoi est un automobiliste condamné par le tribunal correctionnel du Havre pour un excès de vitesse sous l'emprise de produits stupéfiants, l'expertise toxicologique montrant qu'il avait consommé du tétrahydrocannabinol. En septembre 2022, la cour d'appel de Rouen avait en revanche prononcé la relaxe de l'intéressé du délit de conduite sous l'emprise de stupéfiants, ne conservant que l'infraction d'excès de vitesse. Le présent pourvoi a donc été déposé par le procureur général près la Cour d'appel de Rouen.
En cassant la décision des juges d'appel, la chambre criminelle affirme donc que le CBD est un produit stupéfiant et que sa consommation est une infraction punie par le code de la route. Son article L 235-1 affirme en effet que "toute personne qui conduit un véhicule (...) alors qu'il résulte d'une analyse sanguine ou salivaire qu'elle a fait usage de substances ou plantes classées comme stupéfiants est punie de deux ans d'emprisonnement et de 4 500 euros d'amende". La seule lecture de ces dispositions conduit à constater que le législateur n'a pas entendu imposer un dosage ou préciser une teneur de produit qui serait admise. Il est vrai qu'un arrêté du 13 décembre 2016 fait allusion à un taux de tétrahydrocannabinol supérieur à 15 ng/ml de salive. Mais ces dispositions ne traitent que des modalités de dépistage des produits et non pas des sanctions applicables à ceux qui les ont consommés. Autrement dit, il s'agit d'un seuil de détection et non pas d'un seuil d'incrimination. La seule présence de CBD dans l'analyse toxicologique suffit donc à caractériser l'infraction.
L'analyse de la Cour de cassation ne saurait souffrir de contestation juridique. La Cour applique le principe d'interprétation stricte de la loi pénale. Or, en l'espèce, la loi pénale est uniquement l'article L 231 du code de la route, l'arrêté du 13 décembre 2016 n'étant pas de nature pénale.
Tout cela serait parfait si, comme le dit le procureur général de Rouen dans son pourvoi, la Cour d'appel n'avait pas été sensible à un contexte juridique nouveau en matière de produits stupéfiants.
Jamel Debbouze
La vente de CBD
Les industriels du CBD ont poursuivi un combat acharné dans le but de conquérir le marché français, fermé jusqu'à une période récente. A l'issue d'une bataille contentieuse de plusieurs années, ils ont obtenu que cette substance soit en vente libre, à la condition que le taux de THC (tétrahydrocannabinol) contenu dans le produit soit inférieur à 0, 3%.
Leur première victoire a été la décision Kanavape rendue sur question préjudicielle par la Cour de justice de l'Union européenne le 19 novembre 2020. Elle considère que, en l'état des connaissances scientifiques, le CBD n'est pas un produit stupéfiant. Elle en tire pour conséquence que le principe de libre circulation est applicable à cette substance un peu particulière. A ses yeux, la législation français porte donc atteinte à cette libre circulation. Appliquant cette jurisprudence, la Cour de cassation a donc considéré, dans un arrêt du 23 juin 2021, que le CBD pouvait être vendu en France s'il était légalement produit dans un autre État de l'Union européenne. Mais tout cela n'est pas suffisant pour le lobby du CBD. Il ne veut pas seulement acheter le produit à l'étranger. Il veut aussi le produire et le diffuser lui-même.
La seconde victoire a été plus difficile, car le Conseil constitutionnel faisait de la résistance. Dans une décision QPC du 7 janvier 2022, Association des producteurs de cannabinoïdes, il donne, pour la première fois, la définition juridique de la notion de "stupéfiant". Peut-être qualifiée ainsi une "substance psychotrope qui se caractérise par un risque de dépendance et des effets nocif pour la santé". Il considère alors que le législateur pouvait confier au pouvoir réglementaire le soin de dresser la liste de ces substances illicites, écartant ainsi le moyen d'incompétence négative soulevé par les professionnels du CBD.
Mais les voies du CBD sont impénétrables. Par un heureux hasard, deux mois après le renvoi de la QPC par le Conseil d'État, le 18 octobre 2021, survient fort opportunément un nouvel arrêté du 30 décembre 2021 relatif à l'application de l'article R 5121-86 du code de la santé publique. Il accepte que le CBD puisse être cultivé et vendu en France, seconde victoire importante pour les professionnels du secteur.
Il restait encore à remporter une troisième victoire, permettant de vendre le produit aux particuliers. Ce fut chose faite avec l'arrêt Confédération des buralistes et autres, rendu par le Conseil d'État le 29 décembre 2022. Il déclare illégale l'interdiction générale et absolue de commercialiser les fleurs et feuilles de cannabis ayant un taux THC (tétrahydrocannabinol) inférieur à 0, 3%. Le CBD n'est donc plus considéré comme un produit stupéfiant. Pour en juger ainsi, le Conseil d'État retient qu'il n'est pas établi que ce produit comporterait des risques pour la santé publique, dès lors qu'il n'a pas d'effet psychotrope et ne provoque pas de dépendance. Ce faisant, le juge administratif suit exactement le chemin qui lui avait été montré par le Conseil constitutionnel.
La spécificité pénale
La décision de la chambre criminelle de la Cour de cassation rendue le 23 juin 2023 apparaît ainsi en rupture par rapport à une ambiance contextuelle favorable à l'industrie du CBD. Mais cette rupture n'est précisément qu'une apparence, car la Cour de cassation, statuant en matière criminelle, n'est pas liée par des dispositions qui se bornent à autoriser la production et la vente d'un produit, dispositions qui se trouvent essentiellement dans le code de la santé publique.
La Cour de cassation est chargée d'apprécier une infraction qui a pour but de garantir la sécurité routière. Toute son analyse repose ainsi sur une constatation simple, d'ailleurs totalement inspirée de la législation relative à l'alcool : l'autorisation de consommer un produit n'entraine pas nécessairement celle de conduire après l'avoir consommé.
La Cour peut s'appuyer sur la QPC rendue par le Conseil constitutionnel le 9 décembre 2011. Il considère alors "qu'il est loisible au législateur d'instituer une qualification pénale particulière pour réprimer la conduite lorsque le conducteur a fait usage de stupéfiants". A cette fin, "il a précisé que l'infraction est constituée dès lors que l'usage de produits (...) est établi par une analyse sanguine". Et le Conseil ajoute que le pouvoir réglementaire définit des "seuils de détection", formule très claire qui montre qu'il ne s'agit pas de seuils d'incrimination.
La chambre criminelle refuse ainsi de se laisser entrainer dans une sorte de spirale juridique qui conduirait à déduire la dépénalisation de l'autorisation de mise sur le marché d'un produit. Il ne s'agit pas, à proprement parler, d'un dialogue des juges un peu rugueux, mais plutôt d'une affirmation très claire de la spécificité de la démarche pénale. On peut évidemment s'interroger sur l'éventualité d'une quatrième victoire des professionnels du secteur qui doivent déjà se demander comment ils pourraient obtenir une autorisation générale du produit, y compris au volant.
Le problème que vous exposez brillamment possède une double dimension qui appelle une double réponse.
RépondreSupprimer=== La double dimension du problème ===
Comme le démontre amplement cette affaire, une fois de plus, le législateur rédige des lois peu claires pour répondre à des problèmes simples : la banalisation et la généralisation de la consommation de drogues dures ou douces. Ce qui explique les différences d'interprétation des juridictions appelées à connaître de ce problème. Mais, il existe, aussi et surtout, une dimension sociétale. L'usage (et le trafic de drogues), en France, est-il légal ou illégal ?. La pratique semble démontrer que la réponse à cette question n'est pas évidente tant nos dirigeants ont la main qui tremble pour régler ce problème qui transforme notre pays en "narco-état".
=== La double réponse au problème ===
La première réponse doit être vigoureuse et nationale: une interdiction de l'usage et du trafic assortie de sanctions fortes et applicables aux faibles et aux puissants (Cf. affaire Pierre Palmade). Faute de quoi, nous courons à la catastrophe. La seconde réponse doit être une législation unique sur tout le territoire de l'Union européenne pour prévenir tout détournement des législations nationales fortes. Sans parler de la mise en place de l'équivalent d'un Frontex pour lutter contre les flux venant de l'extérieur de l'Europe : Afrique, Asie, Amérique latine ...
"Mieux vaut combattre le pire que rêver perpétuellement au meilleur" (André Comte-Sponville).
Merci pour cette analyse.
RépondreSupprimerLa définition du Conseil constitutionnel du stupéfiant est étonnante : un psychotrope, créant de la dépendance et nuisible à la santé. La cigarette et l'alcool correspondent bien à cette definition, n'est-ce pas ?