Liberté Libertés Chéries reproduit l'article publié par ThucyBlog le 25 avril 2023.
Françoise Thibaut est professeur émérite des Universités et Membre correspondant de l'Institut de France (Académie des Sciences Morales et Politiques)
Les femmes d’Europe - les Européennes, au sens large, y compris les Américaines du Nord, car les Américains blancs sont des Européens - ont encore beaucoup à revendiquer. Elles ont de nombreux sujets de mécontentement, de frustration, de colère. Parmi elles les Françaises bataillent durement, avec des procédés très divers, pour la reconnaissance de droits, l’abandon de préjugés et d’inégalités. Pour être « reconnues » tout simplement, en tant que femmes, en tant qu’individu à part entière.
Le chemin est long et tumultueux, chargé de l’histoire de siècles sinistres. Mais aussi de périodes moins sombres, et de grandes diversités selon les lieux géographiques, les types de société et de catégorie sociale. Les hommes, c’est bien connu, ont peur de ce qu’ils connaissent mal et de ce qui possède un pouvoir hors de leur portée. Pour maîtriser cet inconnu et leur peur, les hommes asservissent les objets de leur crainte : la nature, les animaux, les femmes : ils éliminent ou maîtrisent. Les femmes sont porteuses d’un inconnu incontournable qui interdit de les éliminer : la perpétuation de l’espèce, le secret de la vie : donc on ne peut s’en passer. Alors, l’homme les asservit, les enserre de règles aliénantes, les enferme, les réduit parfois à une quasi-inexistence pour qu’elles ne leur échappent pas, pour qu’elles ne les dominent pas. Ils leurs inventent des pieds minuscules qui ne les portent plus, les parent de crinolines qui les empêchent de passer dans les portes, les affublent d’un régime matrimonial qui leur vole leur nom, leurs biens, jusqu’à leur intégrité physique. Certes, il existe quelques sociétés où les femmes sont dominantes, mais cela est rare, et continue d’être présenté de nos jours comme une exception.
Bref, tout cela n’est pas très glorieux. Longtemps considérée comme physiquement faible, ou bien mentalement bécasse, exploitable au-delà du possible, la femme se délie progressivement de ses chaînes, mais c’est pénible, long, difficile, et toujours remis en cause. Certes, certaines périodes sont favorables, les romaines parfois, certains milieux médiévaux, lorsque les hommes sont à la Croisade, une brève embellie révolutionnaire…avec toujours cette différence de sort due à la naissance, à l’accès à l’éducation, à la fortune et aux héritages. Ne parlons pas des veuves britanniques exclues de la succession directe de leur défunt : tout est dans Jane Austen et Thackeray.
Le Devin. René Goscinny et Albert Uderzo, 1972
Trois caractéristiques des femmes européennes
Mais revenons à notre temps : tout en étant le plus souvent la proie de quelque houle revendicatrice, l’Européenne se caractérise par trois traits principaux qui en font un être féminin tout à fait à part.
D'abord le « mariage tardif » : en France à partir du début du 17ème siècle, hors la caste très limitée de la très haute noblesse et des héritiers de souverainetés, il y a peu de mariages d’enfants : les Nobles unissent plutôt des terres et des revenus fonciers, afin de protéger leur patrimoine, les revenus des dits-biens et leur pouvoir dans la durée. Par contre dans les classes moyennes et paysannes, le mariage est soumis à quelques règles aussi impératives que simples : d’abord toute relation sexuelle hors des liens du mariage est un terrible péché : dans un monde pétri de religion et de superstition cette perspective est un moyen assez efficace de contraception. Ensuite le mariage est soumis depuis une Ordonnance de novembre 1639 à l’autorisation parentale, au surplus de l’obligation de publication dû à l’Ordonnance de Blois de 1592 : cette autorisation (qui éclaire bien des romans et des pièces de théâtre) est liée à l’obligation pour les nouveaux mariés de « pouvoir subvenir à leurs besoins », sans aide ni assistance. Le mariage est donc à la fois un sacrement et un contrat, en principe indestructible qui se présente à la fois comme une protection et une servitude. Ce contexte, très familial et quasi clanique, explosera avec la naissance d’un monde ouvrier et du départ massif dans les villes, ce qui explique la déchéance dans laquelle se trouveront souvent les femmes dotées d’enfants plus ou moins réguliers, sans protection juridique.
En second lieu la particularité de l’Europe est le principe de monogamie : l’époux européen a une seule épouse, et pas de concubine. Les maîtresse royales sont un anachronisme brillantissime, dû à une tradition d’obligation de « puissance » du souverain, sous toutes ses formes.
Partout ailleurs sur la planète, quels que soient l’époque, le territoire et le mode de société, la polygamie est la règle, souvent assortie de concubinage officiel. Cela dans l’obsession de la perpétuation de l’espèce, lorsque l’on se rappelle l’importance de la mortalité infantile. Le mâle « doit » procréer : c’est la règle, en Chine, dans le monde Islamique, aux Indes…. L’Européen, avec son épouse unique, semble pauvre et limité ; il contourne d’ailleurs assez souvent cette obligation, surtout lorsqu’il est noble, ou bien dans l’ambiance coloniale. Inversement, les peuples exotiques, sous l’influence occidentale, et aussi par nécessité économique, adoptent peu à peu des usages plus modérés, tendent souvent à l’épouse unique.
Cette monogamie est, elle aussi, une garantie de la modération de la croissance démographique, ce qui assure l’enrichissement collectif, une garantie de moralité, et une certitude patrimoniale de non-division excessive de l’héritage ; la règle du droit d’ainesse garantit d’ailleurs un peu plus cette assurance. La Révolution, en introduisant l’égalité des héritiers, mènera à la division des patrimoines. Cela explique de nos jours le fait que les « très riches » français sont souvent des « pauvres » au regard des nations qui ont gardé le principe du privilège de la primogéniture.
L’obligation monogamique connaît encore bien des distorsions : les latino-américains ont très couramment 2 foyers, voire trois ; la seule limite est l’obligation d’assurer leur subsistance, si possible de manière à peu près égale. Si l’épouse ou le couple sont stériles, cette règle peut virer au drame, voire au meurtre. Les femmes qui ont joui de cette protection d’exclusivité, l’ont aussi payée très chère, souvent au prix de leur vie, dans des enfantements interminables : Thomas Jefferson, ce grand homme, obsédé par la nécessité d’avoir un fils a littéralement « tué » son épouse adorée par des grossesses successives, bien que dangereuses, des fausses couches ou des accouchements aussi répétés que tragiques ; Georgiana, duchesse de Devonshire, fut maudite par la naissance répétée de filles, tant qu’elle n’eut pas mis au monde un héritier ; et Jean Sébastien Bach présenté souvent comme un saint homme : 21 enfants en 2 épouses successives : onze pour la première - qui est morte d’épuisement -, dix pour la seconde et seulement 7 enfants survivants.
De nos jours, l’Européen, dont presque tous les nouveaux nés se portent bien, va dans le sens inverse, une « limitation » volontaire des naissances, qui aboutit tragiquement à une dénatalité. Et la règle de monogamie aboutit à ce qui est appelé désormais « la monogamie successive » : on se sépare, divorce, « pacse », avec d’éventuels enfants de passage, ce qui donne ces familles « recomposées » qui en elles-mêmes ne sont pas tellement nouvelles, mais qui dans notre monde complexe et pressé sont difficiles à bien maîtriser.
Il n’y a pas si longtemps, le principe religieux était très présent et l’on se mariait pour l’éternité : mais vu le degré élevé de mortalité des femmes en couches, cette « éternité » était parfois fort brève, réduite à quelques années, voire quelques mois : ainsi la malheureuse Jeanne Seymour, troisième épouse d’Henri VIII Tudor, obsédé par sa succession, mère du bref Edouard VI, décédée dans la première année de sa royale union. Quant à Napoléon Bonaparte ?… Nous connaissons tous le dilemme impérial…
On sait depuis très peu de temps que le sexe de l’enfant est déterminé par l’homme ; combien d’injustices, de malédictions, de meurtres et de répudiations ont -ils été perpétrés au nom de la recherche de la masculinité ? Que de larmes et de désespérance, quel acharnement, parfois encore dans l’obscurantisme du cerveau masculin. Peut-on dire que l’obsession masculine de la succession mâle est progressivement contrebalancée par la lucidité et l’obstination de femmes clairvoyantes ? Pourtant la Chine obscure continue à se débarrasser des filles, au grand péril de l’équilibre humain à venir.
Ces deux caractères créent une situation féminine très particulière, faite d’avantages incontestables, de respect et d’exclusivismes possibles, assortie d’inconvénients redoutables, d’interdits, de risques vitaux ; soumise à ce système, la femme d’Europe a largement contribué à l’enrichissement de l’Europe ainsi qu‘à l‘émancipation balbutiante de femmes d‘autres régions du globe.
Enfin, troisième particularité du sort de l’Européenne : la longue vie autorisée après la possibilité d’enfanter : vu les risques des enfantements et la pauvreté de la médecine, cette possibilité était souvent illusoire ; l’âge moyen de décès des femmes au début du 18ème siècle, est aux alentours de 35 ans, quelle que soit la catégorie sociale : d’un côté la pauvreté et l’ignorance, de l’autre l’obligation de procréer. Mais si elle passe l’obstacle, la veuve, la femme âgée sont autorisées à vivre, à continuer à avoir un rôle social, encouragé d’ailleurs par l’organisation collective - la pratique des marraines qui suppléent les mères décédées. Beaucoup de sociétés de par le monde, notamment en Asie, chez les Indiens d’Amérique, ont eu tendance à se débarrasser des « vieilles » femmes, les envoyant mourir dans les forêts ou les trucidant carrément - bouche inutile à nourrir, décrépitude physique insupportable.
La femme âgée est un phénomène récent, par exemple au Japon, actuellement submergé par des petites vieilles très pimpantes qui jouissent de la retraite de leur époux décédé par « burn-out » ou karochi au travail…Depuis fort longtemps, l’Européenne a bénéficié d’une protection juridique dans son grand âge, l’obligation sacrée pour les familles de l’assister et de la considérer, reprise par le Code civil et la Sécurité sociale. Ces Européennes âgées ont largement contribué à la construction d’une mentalité d’affranchissement du joug masculin, par leurs écrits, leurs discours, leur expérience. Une fois de plus, le monde ouvrier du 19ème siècle modifiera cette image, faisant de l’ouvrière âgée une exception. Il faudra attendre la Première Guerre Mondiale et ses immenses conséquences sociales pour que les femmes seules, suppléant les hommes, ayant coupé cheveux et jupes, élevant des orphelins, prennent une place conséquente dans le monde du travail.
Un modèle au défi
Voilà ce qui donne à l’Européenne une place si particulière dans l’histoire des femmes et dans leur émancipation. Elles sont presque toujours un modèle, et juridiquement on peut s’extasier sur le fait qu’elles aient beaucoup d’avance sur les Africaines, les Indiennes, voire les Chinoises, qui malgré tant de communisme restent très esclavagées. Par ailleurs, on peut observer que la récente génération de jeunes femmes “très en colères”, souvent wokistes ou apparentées à des mouvements de contestations nord-américains - qui n’ont rien à voir avec nos sociétés européennes - n’apporte que violence et confusion négative aux volontés d’égalisation des conditions. La laideur, la vulgarité, la grossièreté, n’ont jamais rien apporté aux femmes, que rejet et mise à l’écart.
Deux évolutions récentes, très rapides, modifient l’image avantageuse des Européennes.
D’une part l’absorption, notamment dans l’Union européenne, de populations dites “immigrées” et de familles issues de milieux non-européens, ultra conservateurs ou intégristes, où filles, jeunes filles, épouses sont toujours “soumises” à des codes d’enfermement, d’interdits, de non-identité et non autonomie. Cette imprégnation s’inscrit dans une rétrogradation de la population féminine dans certains quartiers, voire certaines villes. Ces habitudes socio-familiales très enracinées paraissent quasi normales à celles qui les vivent.
En second lieu, de nouvelles techniques de procréation, de manipulations scientifiques, permettent d’imaginer pouvoir se passer de père et de mère. Comme dans les romans ou séries de science-fiction. Le parent “biologique “ récemment apparu remet en cause la stabilité des origines, ouvre de nouvelles perspectives dans lesquelles la femme en tant que génitrice est contournable, donc non indispensable.
Ces deux nouveautés se déploient dans un désordre juridique criant car le droit occidental n’est pas “armé” pour affronter des différences sociétales massives aussi aliénantes et brutales. Par ailleurs les prouesses scientifiques restent difficiles à intégrer dans le corpus juridique.
Ces mouvements déstabilisent les acquis féminins si chèrement conquis, et rétrogradent la “totalité” de la gent féminine dans la course à l’égalisation des situations. Un point reste toutefois essentiel et souvent méconnu : l’actuelle population mondiale compte numériquement bien plus de femmes que d’hommes ; elles vivent plus longtemps et en bien meilleure forme que ces messieurs !
Les inégalités sont encore criantes, plus ou moins pénalisantes selon le lieu géographique, le milieu culturel, le mode de vie : même dans un contexte dit “évolué”, une femme doit toujours être « meilleure » qu’un homme pour être reconnue, respectée. Qu’il s’agisse des élites sociales, intellectuelles, politiques, économiques, les femmes sont encore conçues comme une minorité revancharde et agaçante.
Joachim du Bellay magnifiait le teint de rose des jeunes femmes, pleurait leur vieillesse précoce et leur vie fragile, mais il était en extase devant cette fragilité et le bonheur que procure la gent féminine… Souhaitons que les hommes de notre temps se souviennent toujours de l’éblouissement bienfaisant de l’amour des femmes...
La Journée Internationale des Femmes fut officiellement adoptée par l’ONU (résolution 32/142) en 1977, et son statut officiel en France date de 1982. Mais cette initiative est beaucoup plus ancienne : la première Journée nationale des Femmes date de 1909 aux USA, reprise en 1910 au deuxième Congrès des femmes socialistes à Copenhague sur une initiative allemande. La bataille pour les droits des ouvrières commence à ce moment. Les premiers rassemblements en Russie datent de 1913 et en 1921 Lénine décrète le 8Mars Journée des Femmes.
Après la 2WW, cette Journée fut adoptée en 1946 par les Républiques d’Europe de l’Est, puis l’Italie et la plupart des pays de l’Ouest. En France, au-delà de son histoire antérieure très particulière, ce sont la CGT et le PC en 1948 qui déclenchèrent la première célébration de cette Journée avec des défilés de revendication des droits. Cette histoire est compliquée, confuse et souvent violente.
Excellente analyse équilibrée parfaitement replacée dans son contexte historique qui doit vraisemblablement irriter quelques féministes wokistes !
RépondreSupprimerCette femme remarquable pourrait-elle encore tenir de tels propos dans le cadre de l'Université de la Sorbonne dont la doyenne - une authentique partisane de la liberté d'expression ! - censure, avec de mauvaises raisons, une conférence de l'anthropologue Florence Bergeaud-Blacker ?
Dans quel monde vivons-nous en Occident ? Un monde qui proclame de grands principes, qu'il s'empresse de violer au nom d'une idéologie mortifère. Et cet Occident s'étonne que le "Sud Global" ne veuille plus recevoir des leçons de morale et de droit des Américains et de leurs idiots utiles de l'OTAN.
Un grand merci pour la mise en ligne de ce texte lumineux pour les amoureux de la liberté, ceux qui la chérissent. Et tant mieux s'ils fait des mécontents.