Dans son arrêt Y. c. France rendu le 31 janvier 2023, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) estime que le refus des autorités françaises de remplacer la mention "sexe masculin" par la mention "sexe neutre" ou "intersexe" sur l'acte de naissance du requérant ne porte pas une atteinte disproportionnée à sa vie privée.
Le requérant verse au dossier un dossier médical complet, montrant une mixité de ses caractères sexués, primaires et secondaires. La différenciation sexuée ne s'est pas réalisée in utero, au point qu'il fut impossible de déterminer à sa naissance s'il était un garçon ou une fille. Dépourvu de testicules ou d'ovaires, son corps n'a jamais produit d'hormones sexuelles et il n'est ni masculinisé, ni féminisé. Doté d'une silhouette plutôt féminine, mais déclaré à l'état civil comme un garçon il a dû subir un traitement hormonal lourd. Conservant l'aspect gynoïde et la silhouette très fine, il s'est donc retrouvé avec une barbe, et ce traitement n'a fait qu'accroître sa souffrance.
Il doit en effet, en permanence, vivre en "faisant semblant d'être un homme", alors qu'il n'est ni un homme ni une femme. Il n'est donc pas constaté la réalité d'une discordance entre son identité juridique, masculine, et son identité biologique intersexuée, dont il revendique la reconnaissance par ma mention "sexe neutre" ou "intersexe" sur son acte de naissance.
Un trou noir des règles juridiques
Il ne fait aucun doute que l'identité sexuelle constitue un élément de la vie protégée, protégée par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. La Cour l'a déjà affirmé à de nombreuses reprises, en particulier dans l'arrêt A. P. Garçon et Nicot c. France du 6 avril 2017, à propos du changement d'identité sexuelle des transgenres.
Mais le cas de M. Y. , malheureusement pour lui, demeure dans une sorte de trou noir des règles juridiques. Alors qu'il est possible de changer d'identité de masculin à féminin, ou de féminin à masculin, il n'est pas possible d'obtenir une reconnaissance juridique, lorsque l'on n'est pas un homme, mais pas non plus une femme. L'article 57 du code civil ne prévoit que deux options, sexe masculin ou féminin. Il ajoute tout de même qu'en cas "d'impossibilité médicalement constatée de déterminer le sexe de l'enfant au jour de l'établissement de l'acte", le procureur de la République peut accorder un délai de 3 mois, afin d'opérer des contrôles médicaux. Mais à l'issue de ce délai, le problème demeure identique. Il faut déclarer l'enfant soit fille, soit garçon.
Les procédures internes
M. Y. a pourtant, dans un premier temps, obtenu satisfaction des juges du fond. Le président du tribunal de grande instance de Tours, en août 2015, a ordonné de mentionner "sexe neutre" sur son état civil. Pour le juge, l'article 57 n'était pas applicable, puisqu'il suppose que l'on puisse déterminer le sexe de l'enfant, entre masculin et féminin. Or le sexe de M. Y. n'a jamais peut être déterminé, ce qui empêchait la mise en oeuvre de l'article 57. Le président ordonnait donc qu'il soit fait mention du "sexe neutre", invoquant la protection de la sphère d'autonomie de M. Y. ainsi que l'extrême rareté de sa situation, qui ne concerne qu'en 0, 1 % et 1, 7 % des naissances, selon les statistiques.
Mais la Cour d'appel d'Orléans a infirmé ce jugement en mars 2016. Elle estime qu'il n'appartient pas au juge du fond de créer une nouvelle catégorie sexuelle, seul le législateur pouvant intervenir dans ce domaine. Elle observe en outre que M. Y. a, jusqu'à présent, vécu dans une identité d'homme. Il est marié et a adopté un enfant. La Cour de cassation, dans un arrêt du 4 mai 2017, écarte sur les mêmes fondements le pourvoi déposé par M. Y. et affirme clairement que "la loi française ne permet pas de faire figurer, dans les actes de l'état civil, l'indication d'un sexe autre que masculin ou féminin".
L'homme et la femme. Max Ernst. 1929
Absence de consensus
La CEDH doit donc apprécier si ce droit français, lacunaire, ne porte pas une atteinte excessive à l'article 8 de la Convention. Sa démarche est rendue plus compliquée par le fait que le requérant ne se plaint pas d'un acte d'une autorité publique, mais bien davantage d'une lacune du droit français qui, en tant que telle, aurait créé une situation attentatoire à la sa vie privée. Mais la Cour accepte, d'une manière générale, de considérer une affaire sous l'angle de l'opposition positive des États. Cela signifie qu'ils doivent assurer le respect effectif de la vie privée des personnes, plutôt que se borner à ne pas s'ingérer de manière excessive dans l'exercice de celle-ci.
Dans la mise en oeuvre des obligations positives qui lui incombent, l'État dispose d'une large marge d'autonomie, particulièrement dans les domaines qui ne donnent pas lieu à consensus au sein des États parties à la Convention européenne. Or la mention d'un "sexe neutre" est loin de faire consensus. Seulement cinq pays, l'Allemagne, l'Autriche, les Pays-Bas et Malte, l'admettent, dans leur système juridique. L'écrasante majorité des États, dont la France, ne connaissent que la distinction entre le sexe masculin et le sexe féminin.
Cette absence de consensus n'a pas pour effet d'interdire à la Cour de se demander si le droit français opère une balance satisfaisante entre l'intérêt général et les intérêts de M. Y. Elle reconnaît que la discordance entre son identité biologique et son identité juridique est une cause de souffrance pour le requérant. Elle écarte à ce propos l'argument de la Cour de cassation qui s'appuyait sur le comportement du requérant qui vivait une vie d'homme, marié et père d'un enfant adopté. Pour la CEDH, un tel raisonnement fait primer l'apparence physique et sociale sur la réalité biologique intersexuée du requérant. Elle dénonce alors une confusion entre la notion d'apparence et celle d'identité. En effet, l'identité d'une personne ne se réduit pas à l'apparence qu'elle prend aux yeux d'autrui. M. Y. n'a pas eu le choix. La mention d'un sexe masculin à l'état civil l'a contraint à "faire semblant d'être un homme". Ce faisant, la CEDH sanctionne une analyse qui n'était pas dépourvue de cynisme. Déclaré comme un enfant de sexe masculin, M. Y. était condamné à se comporter comme un homme... et se comportant comme un homme, il devait rester déclaré de sexe masculin.
Un appel au législateur
Et pourtant, la CEDH ne sanctionne pas les autorités françaises. Elle est sensible à l'argument selon lequel le fait d'admettre un "sexe neutre" reviendrait à admettre l'existence d'une nouvelle catégorie sexuelle et qu'un tel bouleversement juridique suppose l'intervention législateur et la modification de pans entiers du droit. Sur le fond, il est évident que la CEDH hésite à prendre une décision qui obligerait la France à modifier son système juridique pour y introduire une réforme importante. Il est clair qu'une telle évolution doit trouver son origine dans la volonté des représentants du peuple plutôt que dans celle d'une juridiction internationale. A cet égard, la décision peut être présentée comme une invitation faite au législateur français de légiférer dans ce domaine.
La lecture de la décision donne pourtant le sentiment que les exigences du respect de la vie privée de M. Y. sont purement et simplement écartées. On ne peut que le déplorer surtout si l'on considère que la CEDH a fait beaucoup progresser la protection des personnes transgenres, notamment avec l'arrêt Garçon et Nicot c. France qui autorise le changement d'identité avant que la transformation physique soit achevée. Ceux qui veulent changer de sexe semblent ainsi mieux protégés que ceux qui n'ont pas de sexe et l'on doit se demander pourquoi ils sont plus mal traités.
La raison d'une telle prudence, ou d'un tel abandon, réside sans doute dans des considérations de politique juridique. Imaginons un instant que la CEDH ait accueilli la demande de M. Y. et considéré qu'un "sexe neutre" devrait figurer dans notre système juridique. Les conséquences politiques auraient sans doute été importantes, et on aurait assisté à une nouvelle campagne contre la CEDH, souvent accusée d'être une dangereuse révolutionnaire en matière sociétale. Au moment où l'attachement à la Cour tangue quelque peu au sein des membres du Conseil de l'Europe, il n'est sans doute pas indispensable de créer une nouvelle crise. Et tant pis pour les 0, 1% de personnes qui n'ont pas la chance d'être soit un homme, soit une femme.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire