Le démantèlement d'un camp rom situé Porte de Paris, à Saint-Denis, n'emporte pas une atteinte excessive au droit au respect de la vie privée garanti par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, pas plus qu'il ne viole l'article 3 qui interdit les traitements inhumains ou dégradants. La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) en a jugé ainsi dans un arrêt Stefan Caldaras et Vasile Lupu c. France le 17 novembre 2022.
Une double irrecevabilité
En 2014, époque à laquelle le camp a été démantelé, les ressortissants roumains vivaient dans des habitations de fortune installées sur un terrain appartenant à l’Établissement public d’aménagement Plaine de France (EPAPF). Les requérants estiment que leur expulsion, en l'absence de relogement, s'analyse comme un traitement inhumain et dégradant. Ils considèrent d'ailleurs que cette mesure a été prise au regard de leur origine ethnique et y voient également une atteinte au principe de non discrimination garanti par l'article 14 de la Convention. Cette partie de la requête est toutefois rapidement écartée par la CEDH, car ces griefs n'ont pas été soulevés devant les juges internes. En ce qui concerne ce moyen, mais seulement lui, l'irrecevabilité repose donc sur le fait que les requérants n'ont pas épuisé les voies de recours internes.
Le moyen essentiel, qui justifie une analyse un peu plus substantielle, est donc celui tiré de l'atteinte à la vie privée et familiale des requérants. De son côté, l'EPAPF invoque l'atteinte à son droit de propriété, fondement de sa demande d'expulsion adressée au juge des référés, ordonnée et confirmée par la Cour d'appel. A cette occasion, les juges ont rappelé que "le droit de propriété, d’une personne publique comme privée, est un droit fondamental (...)". La CEDH est donc appelée à se prononcer sur l'ensemble de cette procédure judiciaire d'expulsion. De nouveau, elle prononce une irrecevabilité, mais sur un tout autre fondement. Cette fois, c'est le caractère "manifestement mal fondé" de la requête qui est relevé.
Campement de Bohémiens dans des ruines romaines
Pieter van Bredael (att), circa 1670
Le droit à la vie familiale normale
L'ingérence dans la vie privée n'est pas contestée. La CEDH précise que la question de savoir si le camp de la Porte de Paris constituait ou non le "domicile" des requérants est sans influence sur l'affaire. En effet, le simple fait que son démantèlement ait eu des conséquences sur les liens familiaux suffit à caractériser cette ingérence, principe déjà affirmé dans les décisions Winterstein et autres c. France du 17 octobre 2013 et Hirtu et autres c. France du 14 mai 2020.
Aux termes de la Convention européenne, une ingérence dans la vie privée ne peut être licite que si elle est prévue par la loi, si elle poursuit un but légitime et si elle est "nécessaire dans une société démocratique". La Cour n'a pas de difficulté pour constater que cette occupation d'une propriété publique constitue un trouble illicite qui justifie le recours en référé, organisé à l'époque par l'article 809 du code de procédure civile. Quant au "but légitime", il repose sur des considérations qui dépassent largement le simple respect de la propriété publique. Conformément à la procédure en vigueur, un diagnostic social, précédé d'un premier constat d'huissier dans le cas présent, ont été réalisés, témoignant des conditions de sécurité et d'hygiène catastrophiques dans le camp. La Cour relève que les parcelles occupées n'ont pas d'accès sécurisés et qu'elles se situent entre deux grands axes routiers. Elle note la présence de cloaques, de déchets divers, d'animaux nuisibles, et enfin d'installations de gaz, d'électricité et de chauffage dangereuses. Elle en déduit donc que ce n'est pas l'évacuation du camp qui constitue une atteinte à la vie privée et famille mais bien davantage les conditions de vie à l'intérieur.
Pour apprécier la nécessité de l'ingérence, la CEDH utilise les principes rappelés dans son arrêt Yordanova et autres c. Bulgarie du 24 avril 2012. Évidemment, le fait que les occupants s'étaient installés sur ce terrain sans droit ni titre constitue un élément essentiel dans l'analyse. Mais ce n'est pas le seul, et la CEDH insiste sur le fait que l'établissement propriétaire avait réagi rapidement pour demander l'expulsion. Il n'avait pas laissé s'installer une occupation de fait de longue durée, qui aurait pu donner aux occupants l'impression qu'ils avaient "une espérance légitime d'y rester". Dans l'affaire Yordanova, la CEDH considéra au contraire comme disproportionnée l'ingérence dans la vie privée, précisément parce que les autorités bulgares avaient fait évacuer en 2005 un campement installé depuis cinquante ans dans la banlieue de Sofia.
La procédure d'expulsion est également appréciée au regard de l'article 8 de la Convention. Dans la rédaction de l'arrêt Caldaras et Lupu, la CEDH prend soin de reprendre la procédure telle qu'elle s'est déroulée en France. Elle montre que les juges internes ont pu apprécier le déroulement des opérations et que l'établissement public en a respecté les règles, en particulier avec la mise en oeuvre du diagnostic social prévu par le droit français.
Le relogement
La question du relogement des personnes ainsi expulsées est également évoquée. L'arrêt Chapman c. Royaume‑Uni du 18 juin 2001 en fait d'ailleurs un élément du contrôle de proportionnalité. Mais il ajoute immédiatement que l'article 8 n'implique pas un véritable droit à obtenir un domicile. De fait, le relogement ne constitue qu'une obligation de moyen. Certes la Cour sanctionne l'État qui ne cherche pas à abriter les personnes expulsées, comme la Bulgarie dans l'arrêt Yordanova. Mais, en l'espèce, les autorités françaises ont proposé un relogement. L'un des deux requérants a ainsi accepté d'être relogé dans un hôtel des Yvelines où il est demeuré quatre jours. Quant à l'autre, il n'est pas fondé à invoquer un tel manquement, car il avait quitté le camp de la Porte de Paris plusieurs jours avant son évacuation.
Dans ce type de contentieux, le contrôle de proportionnalité repose finalement sur les circonstances de l'expulsion, c'est-à-dire des éléments contextuels qui l'entourent, rapidité de la décision, enquête sociale, relogement des personnes évacuées, etc. En l'espèce, la décision est loin d'être sans intérêt, car elle fournit aux autorités un certain nombre d'éléments très concrets permettant de garantir la conformité à la Convention de telles opérations. On pense notamment à la nécessité de demander rapidement au juge l'expulsion des occupants sans titre, et à celle de procurer, autant que possible, un relogement aux personnes les plus fragiles.
Reste que la décision est une décision d'irrecevabilité. On sait que l'article 35 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme permet à la Cour de déclarer irrecevable toute requête "manifestement mal fondée ou abusive". Au sens littéral, cette formule pourrait laisser penser que ce motif d'irrecevabilité ne s'applique qu'aux recours fantaisistes ou dont le caractère infondé sauterait aux yeux d'un lecteur, même non averti de la jurisprudence européenne. Mais tel n'est pas le cas, et la CEDH en donne une interprétation très large. A ses yeux, est "manifestement mal fondée", une requête qui, lors de l'examen préliminaire, ne révèle aucune apparence de violation des droits garantis par la Convention. La conséquence en est que la décision d'irrecevabilité implique un examen du fond et une procédure contradictoire, exactement comme un arrêt, à la différence que la décision rendue n'est pas un "arrêt", au sens de la Convention. Cette procédure est-elle satisfaisante ? Pour la Cour, certainement, car elle permet d'accélérer la procédure et sa préoccupation essentielle est de réduire le nombre d'affaires inscrites au rôle. Pour le requérant, l'insatisfaction doit dominer. Comment lui expliquer que certaines affaires donnent lieu à un arrêt, et pas d'autres, alors même que toutes sont étudiées au fond ?
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