Dans sa décision de Grande Chambre du 14 septembre 2022, H. et F. c. France, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) sanctionne la procédure d'examen des demandes de rapatriement des filles et petits-enfants des requérants, retenus dans les camps du nord-est de la Syrie, tenus par les Kurdes. Comme toujours dans le cas des sujets fortement médiatisés, les réactions sont pour le moins tranchées. Certains se réjouissent du "camouflet" infligé à la France, d'autres font observer que la Cour n'impose en aucun cas, le rapatriement des filles et petits enfants des requérants.
La sanction repose en effet sur la procédure suivie par le gouvernement français. Alors que celui-ci considérait que la décision de rapatriement constituait un acte de gouvernement dépourvu de procédure particulière et d'obligation de motivation, la CEDH impose au contraire la mise en oeuvre d'une procédure contradictoire, la motivation de la décision, et le respect du droit au recours.
La juridiction de la France
L'une des premières difficultés de l'arrêt réside dans la mise en oeuvre de l'article 1er de la Convention européenne, aux termes duquel "les hautes parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis par la présente Convention". Les femmes et enfants dont on demande le rapatriement relèvent-ils de la "juridiction" de la France ?
En principe, la juridiction d'un État est principalement territoriale, et le gouvernement français a soutenu devant la CEDH que la France n’exerce aucun contrôle effectif sur le nord-est syrien : d'une part, les camps qui y sont installés se trouvent hors de l’espace juridique de la Convention, d’autre part, les autorités qui les administrent ne se trouvent pas dans un rapport de dépendance vis-à-vis de la France. Ces principes ont été rappelés dans l'arrêt Géorgie c. Russie du 21 janvier 2021. En l'espèce, il n'est contesté par personne que la France n'exerce aucun contrôle sur la zone dans laquelle les femmes et enfants de Djihadistes sont détenus.
Ce principe connaît toutefois des exceptions et la CEDH considère que certaines circonstances exceptionnelles permettent de conclure à un exercice extraterritorial par l’État concerné de sa juridiction, notamment lorsqu'il a le contrôle du territoire concerné ou que des personnes, par exemple les agents diplomatiques, sont placées sous son autorité. En revanche, le simple fait d'avoir déposé une demande de visa au consulat de l'État défendeur ne suffit pas à placer l'intéressé sous sa juridiction, comme l'affirme notamment l'arrêt M. N. c. Belgique du 5 mai 2020. La Cour européenne considère donc que le simple fait d'avoir déposé une demande de rapatriement ne permet de déduire que ces personnes détenues dans les camps kurdes sont sous la juridictionde la France.
I want to go home. Johny Cash. 1959
L'article 3 écarté
La CEDH affirme ainsi que le refus d'intervention de l'État français ne constitue pas une omission qui pourrait être analysée comme un traitement inhumain et dégradant, au sens de l'article 3 de la Convention.
D'une part, et il ne s'agit-là que d'une application de la jurisprudence M. N. c. Belgique, le simple fait qu'une décision prise par l'État ait un impact sur la situation de personnes résidant, ou retenues, à l'étranger, ne suffit pas à établir la juridiction de l'État hors de son territoire.
D'autre part, la Cour observe que des rapatriements ont été effectués entre 2019 et 2021, ce qui montre l'exercice d'un contrôle sur les ressortissants détenus dans les camps syriens. Mais la Cour insiste aussi sur le fait qu'aucune disposition du droit interne, ni du droit international, n'impose à l'État de rapatrier ses ressortissants. C'est particulièrement vrai, lorsqu'ils ont commis des infractions dans l'État étranger qui a l'intention de les juger. Comme le rappelle l'arrêt M. et autres c. Italie et Bulgarie du 31 juillet 2012, la Convention européenne ne garantit aucun droit à la protection diplomatique ou consulaire.
Enfin, la CEDH oppose aux requérants le simple principe de réalité. Elle veut bien reconnaître que la situation des familles des Djihadistes ne relève pas des situations classiques en matière de protection diplomatique et consulaire, et que seule la France est susceptible de leur porter assistance. Mais il est clair qu'elle doit négocier ce rapatriement avec les autorités locales, en l'occurrence les acteurs non-étatiques que constituent les milices kurdes, ainsi que les autorités syriennes. Compte tenu de cette situation bien particulière, la Cour refuse de considérer que le seul refus opposé aux requérants de rapatrier leurs proches a pour effet de les placer sous la juridiction de la France. Ce même refus ne peut donc être, en soi, constitutif d'un traitement inhumain ou dégradant.
L'absence de droit au rapatriement
Pour sanctionner la France, la CEDH se place donc sur un autre fondement, qui n'avait pas précisément la préférence des requérants. Il s'agit de l'article 3 § 2 du Protocole n° 4 à la Convention européenne, qui énonce que "nul ne peut être privé d'entrer sur le territoire dont il est le ressortissant". Ce droit est purement négatif, et il impose à l'État de ne pas prendre de mesures de nature à empêcher un Français de rentrer en France.
En revanche, l'État n'est pas tenu de prendre des mesures concrètes pour assurer un rapatriement. En l'espèce, la situation est d'ailleurs rendue plus délicate par le fait que les épouses des Djihadistes sont retenues dans des camps contrôlés par des groupes non-étatiques et que la France n'a pas d'agent consulaire en Syrie. Elles ne sont donc pas éligibles à réclamer un droit à l'assistance consulaire. De tous ces éléments, la Cour déduit l'absence de droit au rapatriement, lequel d'ailleurs ne fait pas l'objet d'un consensus au sein des États parties à la Convention européenne des droits de l'homme. Il faut bien reconnaître que, sur ces points, la CEDH se borne à reprendre les règles classiques du droit international.
Des obligations de procédure
L'arrêt du 14 septembre 2022 se montre toutefois plus innovant, lorqu'il entre dans les détails et s'intéresse aux procédures de gestion des demandes de rapatriement.
Ce point était en effet une zone d'ombre du droit français. La position du juge des référés du tribunal administratif était assez bien résumée dans deux ordonnances du 9 avril 2019. Le refus de rapatriement y était présenté comme un acte de gouvernement concernant les relations extérieures de la France. Cela signifie concrètement que la décision n'est soumise à aucune procédure particulière et qu'elle n'est susceptible d'aucun recours.
La CEDH estime toutefois que le pouvoir discrétionnaire de l'État peut certes s'exercer, mais dans le respect de l'État de droit. Des procédures doivent exister pour prévenir tout arbitraire, finalité qui est d'ailleurs celle de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme dans son ensemble, comme l'affirme l'arrêt Grzeda c. Pologne du 15 mars 2022. Ce principe trouve d'autant plus à s'appliquer dans des circonstances exceptionnelles qui justifient que des garanties contre l'arbitraire soient, en quelque sorte, renforcées.
En l'espèce, l'existence de circonstances exceptionnelles ne fait aucun doute, et la CEDH énumère un certain nombre d'éléments en ce sens. D'abord, le fait que les camps soient sous l'autorité de milices kurdes rend difficile l'exercice de la protection diplomatique, au point que l'on se rapproche d'une zone de non-droit. Ensuite, les conditions de vie dans ce camps emportent de multiples violations du droit humanitaire, les enfants étant les premières victimes de cette situation. Enfin, jusqu'à aujourd'hui, aucun tribunal ni aucune mission d'inspection internationale n'a été mandatée pour se prononcer sur le sort des femmes ainsi détenues. Tout ce que l'on sait est que la plupart d'entre elles font l'objet d'un mandat d'arrêt et qu'elles devraient être présentées à un juge d'instruction dès leur éventuel retour sur le territoire français. Enfin, différentes organisations internationales, dont les Nations Unies, ont appelé les États à rapatrier leurs ressortissants, intérêt qui témoigne du caractère exceptionnel de la situation.
La CEDH opère, selon sa jurisprudence Tagayeva c. Russie du 13 avril 2017, une distinction entre les décisions des États. Celles qui relèvent des choix politiques de la lutte contre le terrorisme ne sauraient faire l'objet d'un contrôle. En revanche, l'action plus concrète des autorités, lorsqu'elle a un impact sur le respect des droits protégés, peut donner lieu à contrôle. En l'espèce, l'examen d'une demande de retour relève de la seconde catégorie, et doit donc être entouré de garanties procédurales. La CEDH estime qu'une telle demande "doit pouvoir faire l’objet d’un examen individuel approprié, par un organe indépendant et détaché des autorités exécutives de l’État, sans pour autant qu’il doive s’agir d’un organe juridictionnel". Cela implique que la décision finale, surtout s'il s'agit d'un refus de rapatriement, soit motivée, le cas échéant au regard de l'intérêt supérieur de l'enfant. Le droit au recours doit également être garanti, ce qui suppose que la théorie de l'acte de gouvernement soit en l'espèce abandonnée, mettant fin à l'irrecevabilité des requêtes.
La CEDH contribue ainsi au lent grignotage de l'acte de gouvernement, déjà engagé depuis bien longtemps par le droit interne. On peut évidemment déplorer que l'intervention du juge européen ait été nécessaire pour que la procédure devienne moins opaque et intègre le respect du principe contradictoire. Il n'en demeure pas moins que la décision n'a vraiment rien de révolutionnaire et la victoire des requérants pourrait demeurer symbolique. Rien n'interdit en effet de refuser le rapatriement, par exemple si l'état civil et la nationalité des enfants ne sont pas clairement établies.
On doit toutefois constater une évolution plutôt positive. Les contentieux dans ce domaine, plus ou moins instrumentalisés par des organisations non gouvernementales et associations de protection des droits de l'homme, donnent lieu à une importante médiatisation. A l'inverse, les rapatriements deviennent de plus en plus nombreux, et se déroulent dans la plus grande discrétion. C'est ainsi que seize femmes et trente-cinq enfants ont été rapatriés en juillet 2022. Parmi ces femmes, la veuve d'un terroriste du Bataclan dont on peut regretter qu'elle n'ait pas témoigné au procès. En tout cas, les choses avancent tranquillement, à un rythme qui n'est pas celui de la presse ni des ONG.
Nous vous remercions très vivement pour cette excellente exégèse de l'arrêt de la CEDH sur lequel notre vénéré clergé médiatique raconte tout et n'importe quoi avec une assurance qui force le respect. Toutefois, votre commentaire appelle trois remarques:
RépondreSupprimer- En dehors des experts, il y a de fortes chances que le français moyen ne retienne qu'une chose : la France a été condamnée par la conscience morale et juridique qu'est la CEDH. Ni plus, ni moins.
- C'est pourquoi il est indispensable, comme vous le faites, de revenir à ce que dispose le droit positif pour éclairer la lanterne des béotiens que nous sommes. De ce point de vue, l'affaire paraît plus complexe qu'il ne semble en apparence.
- Nous voudrions être certain que le "raisonnement juridique" suivi par les juges de la grande chambre est aussi rigoureux que vous nous l'expliquez, à juste titre. A lire le commentaire engagé de votre collègue, Anne-Marie Le Pourhiet ("Rapatriement de compagnes de djihadistes : l'extravagante décision de la CEDH décryptée", Le Figaro, 16 septembre 2022), nous avons quelques doutes. A Strasbourg, comme ailleurs, il y a "le droit et le tordu".
Vaste programme comme aurait dit le général de Gaulle !