La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) est intervenue à deux reprises, le 14 et le 15 juin 2022, pour indiquer des mesures provisoires concernant des demandeurs d'asile de différentes nationalités (Iraniens, Irakiens, Albanais et Syriens) arrivés clandestinement au Royaume-Uni et qui devaient faire l'objet d'un refoulement imminent vers le Rwanda. Concrètement, la décision de la Cour bloque le renvoi d'environ cent trente personnes, l'avion qui devait décoller de la base de Boscombe Down le 14 juin étant, pour le moment, resté au sol.
Le partenariat anglo-rwandais
Le fondement de la mesure prise par l'administration Boris Johnson se trouve dans une convention bilatérale conclue entre le Royaume-Uni et le Rwanda en avril 2022, le UK-Rwanda Migration and Economic Development Partnership. Cet accord prévoit que les demandeurs d'asile dont les demandes seront déclarées irrecevables par l'administration britannique, parce qu'une demande identique a déjà été écartée dans un autre État, peuvent être renvoyés au Rwanda. Le gouvernement de Boris Johnson s'est engagé à financer intégralement
l'opération, dotée d'un budget de départ de cent vingt millions de
Livres.
Ce n'est pas le premier arrangement de ce type. Dès 2001, l'Australie avait adopté la "Solution du Pacifique", une politique visant à n'accepter au demandeur d'asile arrivant par mer. Ceux-ci, en attendant que leur demande soit examinée, sont envoyés dans des centres de rétention à Nauru ou en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Cette politique a été reprise en 2012, sous le nom de "Frontières souveraines". Un système très proche du système britannique enfin a existé jusqu'en 2017 entre Israël d'une part, le Rwanda et l'Ouganda d'autre part. En trois ans et demi d'application, cet accord avait alors permis le renvoi de quatre mille Érythréens et Soudanais en Afrique sub-saharienne.
Au Royaume-Uni, l'accord a certes suscité de nombreuses critiques, et le Times croit même savoir que le prince Charles l'aurait jugé "consternant". Mais la High Court, quant à elle, a rejeté le 13 juin les derniers recours en sursis à exécution déposés par différentes associations de défense de migrants, ne laissant à leurs avocats que la possibilité de faire une demande de mesure provisoire urgente devant la CEDH. Cette disposition, figurant à l'article 39 du règlement de la Cour l'autorise à prendre toute mesure provisoire qu'elle estime devoir être adoptée "dans l'intérêt des parties ou du bon déroulement de la procédure". Elle agit comme un référé dès lors qu'il s'agit de geler une situation juridique en attendant de statuer au fond.
Hit the Road Jack. Ray Charles
Concert de Sao Paulo. 1963
Une question de délai
Dans la première affaire K.N. c Royaume-Uni du 14 juin 2022, la Cour indique que le requérant, un demandeur d'asile irakien qui, le 24 mai, s'est vu notifier un "avis d'intention", l'informant que les autorités envisagent de déclarer irrecevable sa demande d'asile. Le même document lui indiquait qu'il allait rapidement être transféré au Rwanda. Le 6 juin, la décision d'irrecevabilité devient définitive comme la décision de renvoi.
Contrairement à ce qui à pu être affirmé dans la presse, la décision de la CEDH ne se prononce pas sur la conformité de ce type d'accord d'externalisation à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Ce n'est évidemment pas l'objet d'une mesure provisoire. La Cour se borne à affirmer que le requérant ne devra pas être refoulé avant l'écoulement d'un délai de trois semaines après la décision définitive d'éloignement. Il s'agit en effet de laisser aux juges britanniques le temps de se prononcer au fond, ce qu'ils n'ont pas encore fait. A ce stade, ils se sont bornés en effet à mentionner que si, par hasard, le requérant obtenait l'annulation de la décision d'irrecevabilité de sa demande d'asile, il pourrait toujours revenir au Royaume-Uni.
C'est donc le fait que la mesure d'éloignement intervienne avant que l'étranger ait pu déposer un recours et en connaître le résultat qui est sanctionné. Cinq autres requérants ont ensuite utiliser la même procédure de demande de mesures provisoires et ont obtenu exactement le même résultat, le lendemain, le 15 juin 2022.
A dire vrai, la position de la CEDH est parfaitement logique. En effet, tant qu'ils n'ont pas pu faire un recours contre la mesure qui les frappe, les étrangers concernés demeurent des demandeurs d'asile et ils bénéficient du droit au recours. Or rien ne permet de garantir que ce droit au recours pourra être exercé à partir du territoire rwandais, pays tiers, non membre du Conseil de l'Europe. En revanche, une fois qu'ils ont exercé ce droit au recours et si l'irrecevabilité de leur demande d'asile a été confirmée, ils deviennent des étrangers en situation irrégulière. Ils n'ont alors plus aucun droit à demeurer sur le territoire britannique. La question de la conformité de la Convention anglo-rwandaise au droit de la Convention européenn se posera donc sérieusement au moment où l'administration Johnson envisagera le refoulement vers le Rwanda d'étrangers dont la demande d'asile a été définitivement écartée, soit par irrecevabilité, soit au fond.
Posture ou menace réelle ?
Issue d'une mesure provisoire, la victoire des associations d'aide aux migrants est donc, elle aussi, provisoire. En attendant la suite de ce contentieux européen, Boris Johnson fourbit ses armes et entreprend une action d'intimidation de la Cour. Il menace en effet de sortir de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Certes, ce n'est pas la première fois que les Britanniques brandissent une telle menace, sans d'ailleurs que leur stratégie soit très claire. Tantôt c'est le Premier ministre, comme aujourd'hui, qui affirme vouloir sortir de l'ensemble du dispositif de la convention, tantôt c'est le ministre de la Justice, notamment en octobre 2021, qui déclare préparer une loi donnant aux juges britanniques le monopole de l'interprétation de la Convention européenne.
Il faut évidemment faire la part du caractère volontairement provocateur des postures de Boris Johnson. Il n'empêche que ce nouveau conflit avec une État membre est loin d'être un facteur de renforcement de l'autorité de la Cour. Le Royaume-Uni est en effet l'un des premiers États signataire de la convention européenne des
droits de l’Homme en 1951. Il serait donc fâcheux que le
premier ministre envisage sérieusement cette dangereuse échappatoire, mais ce n'est pas tout-à-fait impossible si l'on considère que l'opinion britannique n'est guère attachée au système européen de protection des libertés. Après le départ de la Russie en mars 2022, la CEDH n'a pas besoin d'une nouvelle crise qui entrainerait nécessairement l'affaiblissement de l'idée même d'un standard européen des libertés.
Sur le droit des étrangers : Chapitre 5 Section 2 du Manuel
Encore un grand merci pour tous vos éclairages juridiques de ce référé de la Cour européenne des droits de l’homme sur une affaire sensible politiquement. Cette décision « provisoire » soulève à l’évidence au moins trois remarques simples, voire simplistes.
RépondreSupprimer- Avec un raisonnement juridique aussi « rationnel » que celui qu’elle développe, la Cour aurait pu parvenir à une solution entièrement différente. C’est que le droit est subjectif, par nature, et peut se prêter à toutes les interprétations possibles et imaginables. La juridiction strasbourgeoise n’échappe pas à la règle. Il est vrai qu’elle arbitre en permanence entre conceptions anglo-saxonne et continentale du droit.
- Cette intervention dans le processus décisionnel souverain d’un État pose à l’évidence la question des limites qu’une juridiction européenne peut imposer à l’une des parties à la Convention. Ne passons-nous pas insensiblement de la sphère juridique à la sphère politique ? La Cour est-elle juge des gouvernements ou s’attribue-t-telle le rôle de gouvernement des juges ? La question n’est toujours pas tranchée.
- Avec Boris Johnson, tout est possible à découvrir au fil de l’eau la manière peu orthodoxe dont il tient compte des injonctions de Bruxelles sur la question nord-irlandaise. Après le « Brexit » de l’Union européenne, qui peut exclure un « Brexit » de la CEDH, voire du Conseil de l’Europe qui en est la matrice ? Ce serait à l’évidence un mauvais coup pour la Cour de Strasbourg qui pourrait en inspirer d’autres. En France, la question a été soulevée par plusieurs candidats à la magistrature suprême.
Comme nous le rappelle le proverbe portugais, « Dieu écrit droit avec des lignes courbes » !