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mardi 19 avril 2022

Les Invités de LLC. Serge Sur : La Constitution contre la démocratie ?


Serge Sur est professeur émérite de l'Université Panthéon-Assas (Paris 2). Auteur de "Les aventures constitutionnelles de la France", Sorbonne Université Presses, 2020.


 


Dans une tribune récente, divers juristes militants ont dénoncé tout usage éventuel du referendum direct pour modifier la constitution. Les adversaires du recours au referendum constitutionnel font valoir que la révision de la Constitution est enfermée par son article 89 dans une procédure spécifique et exclusive. Mais tant la pratique qui a suivi que le texte de la constitution démentent cette conception restrictive du referendum.

 

Une pratique favorable au referendum constituant direct

 

La controverse remonte à 1962, lors du recours au referendum direct prévu par l’article 11 pour décider de l’élection du président de la République au suffrage universel direct. La réforme était proposée par le président de Gaulle afin d’enraciner la Ve République, dont la pérennité reposait alors sur sa personne. En assurant à ses successeurs une légitimité électorale incontestable, il visait à renforcer les institutions. A l’époque, la plupart des partis politiques, réunis dans le Cartel des non, s’opposaient avec vigueur aussi bien à la procédure du referendum qu’à ce mode d’’élection. Les deux évoquaient les plébiscites bonapartistes et menaçaient la République.

 

Ils étaient rejoints par la grande majorité des juristes. De bons esprits faisaient cependant remarquer qu’un article 85 relatif à la Communauté, disparu depuis, prévoyait un mode de révision dérogatoire. De Gaulle lui-même argumentait que, d’abord, l’article 11 mentionne « tout projet de loi portant sur l’organisation des pouvoirs publics », ce qui pouvait fort bien concerner les projets de loi constitutionnelle, ensuite que l’article 3 de la Constitution dispose que « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du referendum ».

 

En outre, aux termes de l’article 5 de la Constitution, le Président de la République «  veille au respect de la Constitution. Il assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics… ». C’est dire qu’il est l’interprète de droit commun de la constitution, ce qui n’est pas le cas du Conseil constitutionnel, qui n’a que des compétences d’attribution.  Et le Conseil, peu favorable à la procédure, a cependant tiré les conséquences de son succès en 1962, décidant qu’il était incompétent pour juger la constitutionnalité d’une loi adoptée directement par le corps électoral. 

 

Ajoutons les positions convergentes de deux autorités différentes, Georges Vedel en tant que juriste, François Mitterrand en tant que responsable politique. Les deux étaient hostiles au referendum de 1962, puis se sont ultérieurement ravisés. Georges Vedel estimait en 1969 que la coutume constitutionnelle avait régularisé un usage de l’article 11 initialement contestable. François Mitterrand président considérait en 1988 que « l’usage, établi et approuvé par le peuple français, peut désormais être considéré comme l’une des voies de la révision concurremment avec l’article 89 » (Cité par Jean et Jean-Eric Gicquel, Droit constitutionnel et institutions politiques, Précis Domat, 27e éd., p. 523). Ce deuxième argument est plus convaincant que celui de la coutume constitutionnelle, qui n’existe pas en droit français, fondamentalement un droit écrit.   

 

 

 


 

Dis-moi oui, dis-moi non. Tohama. 1951

 

Une pratique autorisée par le texte de la Constitution

 

Il est vrai que cette méthode de révision n’a plus été utilisée depuis l’échec du referendum de 1969, qui a entraîné non seulement l’abandon du projet de réforme constitutionnelle du Sénat mais aussi la démission du président de Gaulle – revanche ultime des partis politiques. Ils ont depuis rétabli durablement leur emprise sur les institutions, tout au moins jusqu’à l’élection du président Macron en 2017, crépuscule des anciens partis de gouvernement sous leurs divers avatars.

 

A l’occasion de l’élection présidentielle de 2022, Marine Le Pen, candidate qualifiée pour le second tour, a déclaré vouloir utiliser l’article 11 pour réviser la constitution sur différents points, ce qui réactive la querelle et explique la prise de position des juristes militants qui lui sont hostiles. On peut, sur le plan politique, leur opposer deux observations. D’abord, ils frappent d’inconstitutionnalité toutes les élections présidentielles au suffrage universel direct depuis 1965, ce qui est tout de même fâcheux. Ensuite, en condamnant à l’avance toute consultation référendaire constituante directe, ils expliquent aux électeurs qu’ils n’ont pas le droit de voter, ce qui n’est pas moins fâcheux, et peut difficilement se réclamer de la démocratie. C’est un domaine où l’on mesure clairement la contradiction entre Etat de droit et démocratie. 

 

Il n’y a rien de choquant, du point de vue des institutions comme de celui de la démocratie, à ce que l’on applique pour modifier la constitution la même procédure que celle qui a été utilisée pour son adoption initiale. En 1958, un texte élaboré par le gouvernement a été soumis au corps électoral, qui l’a voté. Exiger au préalable un vote parlementaire revient à conférer aux chambres, et surtout au Sénat qui ne peut être dissous, un droit de veto sur un vote populaire. Au nom de quoi ? La constitution est la chose du peuple, non des chambres qui n’ont pas à se l’approprier – encore moins celle du Conseil constitutionnel.

 

C’est le peuple qui est souverain, non la constitution. La compétence constitutionnelle originaire ne s’abolit pas en instituant une compétence constitutionnelle dérivée, elle s’y superpose. Un referendum constituant est très différent de la formule suggérée par Jean-Luc Mélenchon, l’élection d’une Constituante, qui se propose non de réformer la constitution mais de la détruire. On peut en revanche penser que si le président Macron avait utilisé l’article 11 pour la réforme constitutionnelle qui faisait partie de son programme électoral, avec notamment la réduction du nombre de députés et de sénateurs, il aurait eu beaucoup plus de chances de succès qu’en passant par la voie parlementaire.

  

Ajoutons enfin que, non contraire au texte de la Constitution, cette possibilité est confirmée par une règle classique d’interprétation des textes, la règle dite de l’effet utile (ut res magis valeat quam pereat). Cette règle signifie que, entre deux interprétations dont l’une donne tout leur sens aux mots employés alors que l’autre la restreint, on doit préférer la première. Or « tout projet de loi… » peut impliquer les projets de loi constitutionnelle. La querelle ainsi réactivée par des juristes militants ne repose donc sur aucun souci de rigueur juridique. Elle ne peut s’appuyer ni sur le texte ni sur sa pratique. Elle relève de l’engagement politique et non du respect du droit.

 

3 commentaires:

  1. Enfin un juriste qui ne joue pas à l'artiste engagé. Je ne citerai pas de nom, mais les sommités universitaires qui défilent depuis 10 jours dans la presse pour avertir avec gravité contre le "coup d'Etat institutionnel" (vu sur France 2) ou la mise à mort de l'Etat de droit (ah, "l'Etat de droit"...), sans même s'apercevoir qu'ils mélangent militantisme et expertise, font honte à leur profession.

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  2. Le commentaire précédent résume parfaitement ma pensée. Quel mépris du peuple de la part de ceux qui dénoncent ad mauseam le "populisme" et violent en permanence l'état de droit et les valeurs dont ils se prévalent ! Nous en avons eu un brillant exemple avec le rejet du traité constitutionnel européen.

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  3. Votre article appelle de ma part les remarques suivantes :

    1) Si certains peuvent penser que la catégorie des “projets de loi portant sur l’organisation des pouvoirs publics” peut inclure un projet de loi constitutionnelle, il convient de préciser, en tout état de cause, que toutes les normes constitutionnelles ne sont pas relatives à cette organisation (ex : celles dressant la liste des droits fondamentaux, auxquels Mme Le Pen entend toucher).

    2) Si le CC a pu juger en 1962 qu’il était incompétent pour contrôler la constitutionnalité d’une loi adoptée directement par le corps électoral, c’est dans le cadre de l’art. 61 de la Constitution.
    Or, son art. 60 lui attribue une autre compétence, spécifique à la matière référendaire, sur le fondement de laquelle il a rendu un avis négatif dès 1962 puis, statuant au contentieux, a été saisi, par des électeurs, avant le scrutin et contre le décret de convocation d’un référendum de l’art. 11 pour la première fois en 1988. Certes, il s’était alors refusé à connaître de la régularité de cet acte mais il a ensuite opéré un revirement de jurisprudence en 2005, prévisible suite à la décision du 25 juillet 2000 concernant un référendum de l’art. 89.

    3) Vous accusez des “juristes militants” de “frappe(r) d’inconstitutionnalité toutes les élections présidentielles au suffrage universel direct depuis 1965” mais vous oubliez qu’en adoptant définitivement la révision constitutionnelle de 2000, le Peuple français a non seulement accepté le passage du septennat au quinquennat mais aussi validé l’irrégularité entachant son approbation autrefois, à la demande du président De Gaulle, de l’élection du PDR au suffrage universel direct. En effet, le texte promulgué en 2000 ne se contente pas de remplacer “sept” par “cinq” mais réécrit tout l’alinéa 1er de de l’art. 6 de la Constitution.

    4) Quant à la procédure par laquelle la Constitution de la Vème République a été adoptée, vous oubliez que, si le Gouvernement a pu présenter directement au Peuple un projet, c’est parce que, préalablement, le Parlement avait adopté, le 3 juin 1958, une loi constitutionnelle dérogeant à la procédure de révision prévue par la Constitution de 1946.

    5) Emmanuel Macron aurait très bien pu faire adopter la réduction du nombre de parlementaires en convoquant un référendum de l’art. 11 vu que, pour ce faire, une révision de la Constitution n’est pas nécessaire. En effet, cette dernière fixe un maximum à l’effectif de l’AN et du Sénat mais c’est la loi organique qui en fixe le nombre.

    En conclusion, comment pouvez-vous attribuer l’étiquette de militantistes à vos éminents collègues qui défendent et l’interdiction faite au PDR d’utiliser l’art. 11 pour réviser la Constitution et la possibilité pour le CC de le sanctionner ? Et prétendre qu’ils manquent de rigueur juridique alors que vous n’évoquez même pas l’évolution du droit depuis 1962 ?
    En effet, vous semblez totalement ignorer qu’il y a, pour le moins, un débat, sur la portée de la JP Hauchemaille et Meyet de 2005, que vous ne pouvez tout de même pas ne pas connaître. Vous oubliez aussi l’arrêt d’Assemblée Sarran de 1998 du CE ou encore la création par le Constituant en 2008 du référendum d’initiative partagée, qui relève du même champs que celui envisagé par l’ancienne présidente du RN et pour lequel une procédure de contrôle de constitutionnalité, avant le recueil des signatures des électeurs, du texte proposé a été prévue, ce qui, à moins qu’une règle de droit ne puisse s’interpréter différemment selon qu’elle est appliquée par le PDR ou des parlementaires soutenus par des électeurs, confirme que l’art. 11 ne peut être une voie de réforme de notre loi fondamentale.

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