Le 30 mars 2022, le président du tribunal de l'Union européenne a rendu une ordonnance de référé refusant de suspendre l'interdiction d'émettre qui frappe Russia Today depuis le 2 mars.
Le droit applicable remonte formellement à la première intervention militaire en Ukraine, en 2014, visant la Crimée et certaines parties du Donbass. Le Conseil européen avait alors adopté, en juillet 2014, une décision concernant des mesures restrictives en réponse "aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine". A l'époque, il s'agissait essentiellement d'interdire les exportations d'armements et de technologies duales.
Au lendemain de l'intervention militaire russe de 2022 en Ukraine, le Conseil européen a adopté des conclusions le 24 février 2022, dans lesquelles il condamne avec la plus grande fermeté" cette "agression non provoquée et injustifiée". Ensuite, une décision du 1er mars de ce même Conseil annonce des sanctions et appelle la Russie "et les formations qu'elle soutient à cesser leur campagne de désinformation". Cette décision interdit aux opérateurs de diffuser les services de Russia Today, tant par le câble et le satellite que par internet. Elle est complétée par un règlement du même jour qui accuse la Fédération de Russie d'avoir "lancé une campagne internationale systématique de manipulation des médias et de déformation des faits afin de renforcer sa stratégie de déstabilisation des pays voisins et de l’Union et de ses États membres". L'interdiction de Russia Today s'impose alors à tous les États membres.
Les responsables de Russia Today ont fait savoir qu'ils utiliseraient tous les moyens de droit à leur disposition pour contester cette interdiction. Le référé est donc dirigé à la fois contre la décision du Conseil européen et contre le règlement du 1er mars.
Les rigueurs du référé européen
La procédure de référé devant le tribunal de l'Union européenne est différente du référé-liberté utilisé par le Conseil d'État français. Elle trouve son fondement dans le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE). Son article 278 énonce ainsi que "les recours formés devant la Cour de justice de
l'Union européenne n'ont pas d'effet suspensif. Toutefois, la Cour peut,
si elle estime que les circonstances l'exigent, ordonner le sursis à
l'exécution de l'acte attaqué". Les actes des institutions de l'Union jouissent donc d'une présomption de légalité et le sursis à exécution demeure exceptionnel. Ce caractère exceptionnel a d'ailleurs été rappelé dans l'ordonnance du tribunal datée du 19 juillet 2016 Belgique c. Commission.
L’article 156 du règlement de procédure du tribunal de l'Union européenne soumet la demande de sursis à des conditions rigoureuses. D'une part, elle doit nécessairement s'accompagner d'un recours au fond, ce qui la distingue de la procédure française du référé-liberté qui n'est plus soumise à cette condition. D'autre part, elle doit préciser clairement "l’objet du litige, les circonstances établissant l’urgence ainsi que les moyens de fait et de droit justifiant à première vue l’octroi de la mesure provisoire (...)".
Tout cela n'est pas simple, d'autant que l'absence d'équivalent du référé-liberté interdit à Russia Today de se fonder directement sur l'atteinte à la liberté de presse, quand bien même il s'agirait d'une presse aux ordres d'un État étranger.
Réunion du comité de rédaction à RT
Kalinka. Choeur de l'Armée Rouge. Circa 1965
L'absence d'urgence
En l'espèce, le juge européen évite soigneusement de se poser des questions superflues. Il refuse de suspendre les deux décisions au seul motif que Russia Today n'est pas parvenu à démontrer le caractère d'urgence de son recours.
La presse est d'abord envisagée comme une activité économique de manière nature que n'importe quelle autre activité commerciale. Pour prouver l'urgence d'une mesure provisoire, la société requérante doit donc prouver que la simple attente des résultats de son recours au fond risque de lui infliger un préjudice grave et irréparable. Cette exigence est notamment rappelée dans l'ordonnance Glass Europe e.a. c. Commission du 14 janvier 2016.
En l'espèce, Russia Today invoque d'abord les conséquences économiques, financières et humaines de l'interdiction qui la vise. Elle est en effet empêchée d'exercer son activité, et ses journalistes se voient opposer des refus d'accréditation au sein de l'Union européenne. L'entreprise estime alors qu'elle risque une mise en liquidation qui impliquerait de nombreux licenciements. Sont ensuite invoquées les conséquences de cette interdiction sur la réputation de Russia Today, présentée comme une officie de propagande placée sous le contrôle permanent des autorités russes. De l'ensemble de ces éléments, le média russe déduit l'existence d'un préjudice grave et irréparable.
Le juge des référés observe que le dossier qui a été remis par Russia Today est trop léger pour lui permettre d'apprécier ce caractère grave et irréparable du préjudice. Aucune donnée sociale sérieuse n'est communiquée permettant d'apprécier concrètement le nombre et le type d'emplois menacés. Surtout, les données financières font défaut, ce qui n'est pas surprenant. Il est en effet pour le moins délicat de livrer au juge les détails du budget et des aides qui sont accordées à Russia Today, éléments qui pourraient faire apparaître au grand jour l'importance de l'investissement russe dans l'entreprise. Quoi qu'il en soit, la sanction de cette opacité est immédiate. Le juge des référés estime qu'il n'est pas en mesure d'apprécier le préjudice allégué et il en déduit que la société requérante n'a pas su démontrer son existence.
Les droits fondamentaux, et les autres
Russia Today, ou plutôt son avocat, a bien compris qu'il lui était difficile de s'appuyer sur un préjudice commercial pratiquement impossible évaluer. L'entreprise requérante considère donc que le caractère grave et irrémédiable du préjudice se trouve dans l'atteinte à la liberté de presse et de communication. D'une manière générale, la société requérante estime en effet que toute atteinte à un droit fondamental entraine un préjudice irréparable.
Sur ce point, la réponse du juge des référés est peut-être moins convaincante, car il opère une distinction entre les droits fondamentaux, et ceux qui sont moins fondamentaux. Il affirme en effet que "la violation
de certains droits fondamentaux, tels que l’interdiction de la torture
et des peines ou des traitements inhumains ou dégradants (... ) est susceptible, en raison de la nature même du droit violé, de donner
lieu par elle‑même à un préjudice grave et irréparable". A ses yeux, les droits fondamentaux susceptibles d'entraîner d'emblée un tel préjudice sont donc ceux qui relèvent du droit humanitaire, et de lui seul. On retrouve une distinction traditionnelle entre le droit humanitaire qui soumet l'État à des obligations intransgressibles et les droits de l'homme qui impose la recherche constante d'un équilibre entre les différents droits.
Quoi qu'il en soit, la liberté de presse fait partie de ces droits moins fondamentaux. Reprenant la jurisprudence issue de l'ordonnance de la Cour de justice du 10 septembre 2013, Commission c. Pilkington Group, le juge des référés estime qu'il appartient dans ce cas au demandeur de prouver l'existence d'un préjudice grave et irréparable. La charge de la preuve est donc renversée : en matière de droit humanitaire, le préjudice est présumé grave irréparable, et pour une violation des autres droits, le préjudice est présumé non irréparable, et donc moins grave.
En l'espèce, cette distinction faite par le droit européen entre les droits fondamentaux, et ceux qui le sont moins, n'a pas beaucoup de conséquences. Le juge des référés observe que là encore, Russia Today a omis de constituer un dossier. Elle se borne en effet à invoquer, en termes généraux, une atteinte au caractère démocratique de la société démocratique, sans préciser en quoi l'entreprise serait elle-même affectée. Or, une mesure d'urgence telle que le sursis à exécution ne peut être prononcée que si un préjudice personnel peut être constaté. Le juge fait d'ailleurs observer que l'entreprise "reste muette sur sa contribution ou adhésion aux valeurs démocratiques".
Les intérêts poursuivis
D'une manière plus générale, le juge met en balance les intérêts poursuivis. Du côté de Russia Today, il s'agit de l'emploi des salariés et de la sécurité financière d'une entreprise. Du côté du Conseil, est mise en avant la "la nécessité de protéger l’Union et ses États membres contre des campagnes de désinformation et de déstabilisation qui seraient menées par les médias placés sous contrôle des dirigeants de la Fédération de Russie et qui menaceraient l’ordre et la sécurité publics de l’Union, dans un contexte marqué par une agression militaire contre l’Ukraine". Il s'agit donc d'un intérêt public qui, évidemment, est considéré comme plus important que les intérêts privés d'une entreprise, d'autant qu'il s'agit de "mettre un terme, aussi vite que possible, à l’agression subie par l’Ukraine".
On peut parfaitement le comprendre, si ce n'est que le juge des référés s'abstient de définir certaines notions essentielles. Il ne serait pas inutile d'expliquer ce qu'il entend par "désinformation" et de démontrer l'existence de ces campagnes de déstabilisation. Si le dossier de la défense est vide, il serait tout de même intéressant que celui de l'accusation soit un peu étayé. Bien entendu, on peut espérer que la décision sur le fond sera motivée de manière plus complète et plus convaincante. Mais il faudra attendre de longs mois avant qu'elle intervienne.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire