La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) n'intervient pas très fréquemment en matière de liberté de presse, et son arrêt M. A. c. Autorité des marchés financiers (AMF) rendu le 15 mars 2022 se montre particulièrement libéral dans ce domaine. Il fait prévaloir en effet la liberté de presse sur la nécessité de restreindre la circulation des informations financières pour éviter les délits d'initié. Ce libéralisme connaît toutefois des limites, que la CJUE précise dans l'arrêt.
M. A. est un journaliste spécialisé dans les questions financières et travaillant pour différents quotidiens britanniques. Il y diffuse notamment les rumeurs de marché, et c'est précisément ce qui lui a été reproché. Dans deux articles publiés sur le site du Daily Mail en 2011 et 2012, il évoquait ainsi les rumeurs d'OPA de LVMH sur la société Hermès, puis d'autres bruits d'OPA sur l'entreprise Maurel & Prom. Dans les deux cas, le résultat a été identique, et une hausse significative des cours des actions a été constatée. Une enquête menée par l'AMF a ensuite montré que des résidents britanniques avaient acheté des actions Hermès et Maurel & Prom la veille de la publication des articles de M. A. Ces actions ont ensuite été revendues avec profit dès le lendemain.
M.A. s'est donc vu infliger une amende de 40 000 € pour avoir divulgué à ces personnes des "informations privilégiées". Il a contesté cette sanction devant la Cour d'appel de Paris, et celle-ci a interrogé la CJUE à titre préjudiciel sur deux points essentiels. D'une part, une information sur la publication prochaine d'un article de presse peut-elle s'analyser comme une "information privilégiée" ? D'autre part, existe-t-il des exceptions à cette interdiction de diffuser ce type d'information, en particulier lorsque l'auteur de la divulgation est journaliste ?
L'information privilégiée
La notion d'"information privilégiée" trouve son origine dans la directive du 28 janvier 2003 sur les opérations d'initiés et les manipulations de marché. Elle est définie, dans l'article 1er, comme une information "à caractère précis qui n’a pas été rendue publique, qui concerne, directement ou indirectement, un ou plusieurs émetteurs d’instruments financiers, ou un ou plusieurs instruments financiers, et qui, si elle était rendue publique, serait susceptible d’influencer de façon sensible le cours des instruments financiers concernés ou le cours d’instruments financiers dérivés qui leur sont liés". La directive énonce ensuite, dans son article 2, que les États membres doivent interdire à toute personne qui détient une "information privilégiée" du fait de ses fonctions, de l'utiliser pour son propre compte ou pour le compte d'autrui, en acquérant ou cédant les instruments financiers auxquels elle se rapporte.
Pour la CJUE, il ne fait aucun doute que l'information divulguée par M. A. est une "information privilégiée". Deux critères sont alors successivement examinés. Le premier se trouve dans le fait que, au moment de la divulgation, on pouvait raisonnablement penser que l'article serait publié. Il est évidemment rempli, d'autant que M. A. est un journaliste connu dans les milieux boursiers.
Le second critère est d'un maniement plus délicat, car il s'agit cette fois de s'intéresser à la "spécificité" de l'information, terminologie un peu obscure. En réalité, il s'agit pour le juge de se demander si l'information serait susceptible, si elle était rendue publique, d'influencer de manière sensible le cours des actions. En l'espèce, il s'agit seulement de "rumeurs" dont le journaliste se prépare à faire état dans la presse, et il est évidemment difficile d'apprécier l'impact d'une rumeur. Mais le cas des rumeurs boursières est évidemment particulier. La CJUE fait observer que la rumeur divulguée par M. A. va acquérir une valeur informative propre, du fait de sa publication. Une connaissance prématurée de cette rumeur ne peut donc que conférer à un investisseur un avantage qu'il peut exploiter dans son propre intérêt.
L'analyse permet de poursuivre aisément les délits d'initiés. En revanche, elle pourrait être critiquée sur le simple plan de la logique. Peut-on réellement imaginer une rumeur qui serait susceptible d'influencer le cours des actions, et qui ne constituerait pas une "information privilégiée" parce qu'elle serait considérée comme insuffisamment précise ? Sauf à prendre les investisseurs pour des pigeons, force est de constater qu'une rumeur qui risque d'influencer les cours présente, à l'évidence, un certain degré de précision.
Le sucre. Jacques Rouffio. 1978
Le rôle du journaliste
L'essentiel de la décision réside sans doute dans la seconde question préjudicielle, celle qui porte sur le rôle de la presse. Un journaliste peut-il invoquer la liberté de presse lorsqu'il divulgue une information privilégiée à l'une de ses sources d'information habituelle. Le règlement du Parlement européen et du Conseil du 16 avril 2014 sur les abus de marché précise, dans son article 21, que la diffusion d'informations dans les médias doit être appréciée "en tenant compte des règles régissant la liberté de la presse et la liberté d’expression dans les autres médias et des règles ou codes régissant la profession de journaliste". Il n'existe que deux exceptions à ce principe, lorsque le journaliste tire lui-même un avantage de ses divulgations, ou lorsqu'il a pour but d'induire le marché en erreur.
Tel n'est pas le cas en l'espèce. Ses amis britanniques ont certes tiré bénéfice de ses confidences, mais pas lui. Il n'avait pas davantage pour objet de publier une fausse nouvelle. Sans doute, mais une rumeur diffusée verbalement avant d'être publiée, est-ce déjà une action réalisée "à des fins journalistiques" ?
Sur ce point, la CJUE se borne à donner des éléments d'analyse à la juridiction de renvoi. Elle indique qu'il faut sortir de la stricte interprétation des directives de 2003 et de 2014 pour envisager la liberté de presse de manière globale. Les juges doivent donc se référer directement à l'article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne qui consacre la liberté d'expression.
Indirectement, la CJUE semble s'appuyer aussi sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Certes, celle-ci affirme régulièrement, et notamment dans son arrêt Stoll c. Suisse du 10 décembre 2007 que les journalistes ne sauraient être dispensés du respect des lois pénales pour le seul motif que l'infraction a été commise dans l'exercice de leurs fonctions. Il n'en demeure pas moins que la CEDH prévoit une exception, lorsque le journaliste agit "à des fins journalistiques". Dans l'arrêt Stakunnan Markinapörrsi Oy c. Finlande du 27 juin 2017, elle déclare ainsi que l'accès à des données fiscales par des moyens illicites peut être protégé par l'article 10 de la Convention européenne, à la condition que la presse ne réalise pas une collecte de masse de données personnelles.
Les critères utilisés par les juges du fond
La CJUE demande donc aux juges du fond d'apprécier si M. A. a agi "à des fins journalistiques", dès lors que ses contacts avec ses sources sont un élément essentiel de son métier et que la divulgation était "proportionnée" aux exigences de la Charte. Pour cela, les juges devront voir si la divulgation était nécessaire pour vérifier l'information sur ces OPA, et s'il était tout aussi indispensable d'annoncer la publication prochaine d'un article sur le sujet.
De même, les juges français devront évaluer la proportionnalité de la divulgation aux intérêts en cause. Ceux de la presse d'abord, et il faudra voir si la sanction d'une telle divulgation risque d'avoir un effet dissuasif sur la liberté d'expression. Ceux des entreprises ensuite et, de manière plus générale, des marchés financiers en général, qui risquent de subir de graves préjudices du fait de ces divulgations.
Ces éléments laissent évidemment penser que M. A. risque fort de voir sa condamnation confirmée en France. En effet, les entreprises et les marchés ont souffert de sa divulgation intempestive. En outre, le droit français tend actuellement à renforcer le secret. En témoigne la directive secret des affaires, initiée par la France. Elle définit comme couvertes par le secret des affaires les informations qui sont secrètes, qui ont une valeur commerciale et qui ont fait l'objet de "dispositions raisonnables" pour protéger leur confidentialité. Il s'agit là d'une définition parfaitement tautologique : est secrète l'information que l'entreprise qualifie comme telle. M. A. aurait peut-être aussi pu être poursuivi sur cette base, si la directive n'avait pas été adoptée cinq ans après sa malencontreuse divulgation.
Quoi qu'il en soit, l'arrêt du 15 mars 2022 est fort révélateur de la démarche de la juridiction européenne. Elle affirme clare et intente un libéralisme extrêmement généreux sur la liberté de presse, mais offre finalement aux autorités françaises une large marge d'autonomie pour condamner le journaliste indélicat. Un partage des rôles qui satisfait tout le monde.
Sur la liberté de presse : Chapitre 9 du Manuel
Si l'on comprend bien votre conclusion, les juges de Luxembourg pratiqueraient une sorte de "en même temps juridique" tout en s'inspirant d'Oscar Wilde qui disait : "Appuyez-vous sur les principes, ils finiront bien par céder" ! Nous vivons dans le règne du courage, fuyons ...
RépondreSupprimerIl est vrai que définir la liberté de la presse comme la liberté d'expression relève de l'exploit au temps de la bienpensance, de l'émotion, de la pensée cadenassée et de la parole bâillonnée. Ceci explique peut-être cela.