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mardi 8 février 2022

Le droit à la dignité des personnes âgées dépendantes

La situation des personnes âgées dépendantes est aujourd'hui au coeur d'un débat très médiatisé. Des mauvais traitements observés dans certains établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) sont aujourd'hui au coeur de l'actualité française. Dans un secteur largement privatisé, la responsabilité de l'État n'est pas au premier plan et l'on incrimine davantage celle de grands groupes privés dont les préoccupations essentielles demeurent le profit et la satisfaction de leurs actionnaires.

Dans l'arrêt Jivan c. Roumanie du 8 février 2022,  la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). vient, fort à propos, rappeler que les personnes âgées sont titulaires d'un véritable droit à l'autonomie et la dignité, et que l'État doit en assurer le respect. Dans le cas de M. Jivan, la question posée n'es pas celle de la situation des personnes hébergées en EHPAD mais celle de l'évaluation du niveau de dépendance d'une personne qui souhaite rester à son domicile. Et dans ce cas, la Cour accepte, exceptionnellement, de déroger au principe d'autonomie des États dans ce domaine.

 

L'évaluation du niveau de dépendance

 

L'évaluation du niveau de dépendance est réalisée en Roumanie, à peu près comme en France, par une grille permettant de mesurer les actes de la vie quotidienne que l'intéressé ne peut plus assumer (équivalent de la grille AGGIR Autonomie Gérontologique Groupe Iso-Ressources). En l'espèce, M. Jivan est à peu près totalement dépendant. Amputé d'une jambe à un âge avancé, presque aveugle, il ne peut se déplacer qu'en fauteuil roulant, est incapable de se nourrir seul et d'assurer son hygiène personnelle. Les inspecteurs chargés d'évaluer sa dépendance vont pourtant estimer qu'elle se situe dans un "niveau moyen". M. Jivan conteste donc cette décision, estimant que sa situation justifie le niveau le plus élevé de dépendance, donnant droit évidemment à davantage de prestations, notamment en matière d'assistance à domicile. 

Le contentieux devant les juges internes se solde par un échec, car la Cour de cassation annule le jugement favorable au requérant rendu par la Cour d'appel. M. Jivan se tourne donc vers la CEDH en invoquant une atteinte à l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui garantit le droit à une vie familiale normale. Après son décès en 2020, le contentieux est repris par son fils. Cette pratique est généralement admise par la Cour qui accepte volontiers que les parents d'un requérant décédé poursuivent un contentieux qu'il avait engagé, comme par exemple dans l'arrêt de Grande Chambre Dalban c. Roumanie du 28 septembre 1999.



 

Voutch, janvier 2022

L'autonomie de l'État, sauf...

 

La CEDH commence par rappeler le principe de subsidiarité qui veut que les États conservent une très large autonomie dans la gestion des affaires sociales. Il n'appartient donc pas à la Cour d'interpréter leur droit interne, principe rappelé dans l'arrêt Glor c. Suisse du 30 avril 2009. En revanche, les juges internes doivent, quant à eux, apprécier la loi conformément au droit de la Convention et aux obligations qu'il fait peser sur les États.

En l'espèce, la CEDH observe que les juges n'ont pas réellement débattu de la situation que vivait très concrètement M. Jivan. Ses conditions de vie, le fait qu'il ait été amputé d'une jambe à un âge déjà avancé, l'absence d'autonomie, tous ces points n'ont pas été évoqués, les juges estimant que les experts bénéficiaient sur ce point d'une appréciation souveraine. 

Pour sanctionner la faiblesse de ce contrôle juridictionnel, la Cour se réfère à une jurisprudence qui l'autorise à déroger au principe d'autonomie de l'État en matière sociale, lorsque sont en cause les droits de personnes particulièrement vulnérables, notamment handicapées ou dépendantes Dans sa décision Guberina c. Croatie du 12 septembre 2016, la Cour sanctionne ainsi le droit croate qui refusait un allègement fiscal à un couple contraint de déménager dans une maison, car l'appartement dont ils disposaient n'était pas conçu pour être accessible à leur enfant lourdement handicapé. La sanction vise également le droit roumain, dans l'arrêt Cinta c. Roumanie du 18 février 2020, qui restreint les visites des parents à leur enfant mentalement handicapé.

Dans le cas présent, la Cour fait observer que la situation de M. Jivan concerne une complète perte d'autonomie, ce qui fait de lui une personne particulièrement vulnérable. Il incombait donc à l'État de s'assurer que son droit à l'autonomie et à la dignité était respecté, ce qui impliquait un contrôle juridictionnel approfondi. L'atteinte à l'article 8 est donc reconnue par la CEDH.

La Cour exige ainsi un investissement de l'État dans la protection des personnes âgées dépendantes. Investissement financier certes, puisqu'il s'agit d'assistance, d'aide à domicile, voire de prise en charge des des établissements spécialisés. Investissement juridique aussi, car le droit interne doit prévoir des instruments de protection efficaces, et notamment des recours contentieux permettant une appréciation cocnrète de la situation des personnes. Qu'en est-il en droit français ? Les révélations sur les carences constatées dans certains établissements impliquent aussi, et très directement, l'État. Il apparaît clairement en effet que le fait d'externaliser l'accueil des personnes dépendantes n'exonère pas l'État de sa responsabilité, et notamment de son devoir de contrôle de ces établissements.


Sur le droit à la dignité de la personne : Chapitre 7, introduction, du Manuel



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