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mercredi 19 janvier 2022

Vladimir Poutine éclaboussé par la jurisprudence européenne


La Cour européenne des droits de l'homme a rendu, le 18 janvier 2022, un arrêt Karuyev c. Russie, qui ne risque guère d'améliorer des relations déjà tendues entre Vladimir Poutine et le Conseil de l'Europe. Elle considère en effet que la condamnation infligée au requérant pour avoir craché sur le portrait du président Poutine porte atteinte à la liberté d'expression, garantie par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

L'affaire remonte au 6 mai 2012, la veille des élections ouvrant un nouveau mandat pour Vladimir Poutine, qui va redevenir Président de la Fédération de Russie. A Tcheboksary, capitale de la Tchouvachie, une opposition active décide de marquer cette date par une manifestation symbolique. Un défilé est organisé devant un faux tombeau de Poutine sur lequel est posé son portrait, et on y dépose des fleurs. L'un des participants a toutefois cru bon de cracher sur ce portrait, juste devant les policiers qui surveillaient évidemment le cortège. Ils ne l'ont pas arrêté immédiatement, mais quelques heures plus tard. Il a ensuite été condamné par le juge pénal à quinze jours d'emprisonnement pour "offense mineure à l'ordre public".

Précisément, le choix de l'incrimination est essentiel. Les juges d'appel ont certes fait observer que l'acte irrespectueux qui avait été commis "portait atteinte à l'honneur et à la dignité du Président élu au suffrage universel", mais la condamnation est fondée sur l'atteinte à l'ordre public, pas sur l'atteinte au Chef de l'État.

 

L'expression symbolique


La Cour rappelle que la liberté d'expression, telle qu'elle est garantie par l'article 10 de la Convention, ne s'applique pas seulement aux écrits ou aux paroles. Elle protège également l'expression non verbale.

La jurisprudence la CEDH n'est pas avare dans ce domaine, et les exemples sont nombreux. Relève donc de la liberté d'expression le fait de brûler le drapeau russe et la photo du président Poutine comme dans l'arrêt Parti populaire chrétien démocratie c. Moldavie du 2 février 2010. Il en est de même lorsque les manifestants étendent du linge sale sur les grilles du parlement, dans la décision Tatar et Faber c. Hongrie du 12 juin 2012, lorsqu'ils déversent des pots de peinture sur la statue d'un ancien président, dans l'affaire Ibrahimov and Mammadov c. Azerbaijan du 13 février 2020, voire lorsqu'ils font cuire des oeufs à la saucisse sur la flamme du soldat inconnu, dans Sinkova c. Ukraine du 27 février 2018

En termes d'expression non verbale, on avait déjà brûlé des portraits, y compris ceux du roi et de la reine d'Espagne dans Stern Taulats and Roura Capellera c Spain du 13 mars 2018. En France même, la Cour de cassation, le 22 septembre 2021 avait imposé aux juges du fond d'apprécier l'atteinte éventuelle à la liberté d'expression constituée par la condamnation pour vol en réunion prononcée à l'encontre des manifestant ayant décroché le portrait du président Macron. Quoi qu'il en soit, on avait brûlé, on avait volé, mais on n'avait pas encore craché.

C'est maintenant chose faite, et la CEDH s'interroge avec gravité sur le point de savoir si le fait de cracher sur le portrait d'un homme politique s'analyse comme l'expression d'une opinion politique. Dans son arrêt Shvydka c. Ukraine du 30 octobre 2014, la Cour avait affirmé que ce caractère politique se déduisait du contexte de l'affaire, à partir non seulement de l'acte commis mais encore des opinons connues de son auteur. Lorsque ce dernier est un militant, le caractère symbolique de l'expression est admis plus largement et la liberté d'expression est alors protégée avec davantage d'intensité.

Or, le requérant, M.Karuyev, est un militant de l'Autre Russie, un parti politique d'opposition qui se définit comme "national-bolchévique". La Cour en déduit donc que son acte relève de la liberté d'expression.

 


 Le temple du soleil. Hergé. 1949

 

L'"offense mineure à l'ordre public"


La CEDH doit alors se demander si la condamnation pour "offense mineure à l'ordre public" avait un fondement législatif, un but légitime, et constituait une "mesure nécessaire dans une société démocratique", selon la formule de l'article 10 de la Convention.

De manière un peu exceptionnelle, la Cour va surtout s'intéresser au fondement législatif de la condamnation du requérant à quinze jours d'emprisonnement. Il existe en Russie, un Code des infractions administratives, objet non identifié, mais qui a néanmoins valeur législative. Selon ses dispositions, et la jurisprudence qui les applique, l'"offense mineure à l'ordre public" suppose le cumul de deux éléments, d'une part une atteinte à l'ordre public témoignant d'un "irrespect flagrant pour la société", d'autre part l'un des trois éléments suivants : "langage obscène", harcèlement contre des tiers ou destruction de la propriété d'autrui.

En l'espèce, la CEDH observe que nul élément du dossier ne laisse apparaître une atteinte à l'ordre public, le rassemblement auquel participait le requérant étant pacifique et non-violent. Elle ajoute, peut-être avec un brin de malice, qu'il n'est pas fait état que l'acte auquel il s'est livré, le fameux crachat, ait suscité le moindre désordre ni le moindre commentaire négatif des passants. C'est si vrai que la police n'a pas cru bon d'interpeler tout de suite M. Karuyev, celui-ci n'ayant été arrêté que quatre heures après la fin de la manifestation.

Aux yeux de la CEDH, la condamnation du requérant pour "offense mineure à l'ordre public" est dépourvue de base légale. Elle en déduit , logiquement, que l'atteinte portée à sa liberté d'expression n'est pas justifiée.

Une nouvelle fois, la CEDH révèle une certaine influence du droit américain. Celui-ci intègre en effet, dans la protection du Premier Amendement, le Symbolic Speech qui englobe la plupart des actions provocatrices menées par des manifestants. La France elle-même a dû modifier son droit à la suite de l'arrêt du 13 mars 2013, Éon c. France. A l'époque, l'auteur du célèbre "Casse-toi pôv' con" adressé au président de la République avait obtenu que sa condamnation pour offense au chef de l'État soit considérée comme une ingérence excessive dans sa liberté d'expression. Les juges ne l'avaient pourtant condamné qu'à 30 euros d'amende, peine assortie du sursis. La décision a eu finalement pour conséquence l'abrogation du délit d'offense au Chef de l'État par la loi du 5 août 2013. Il ne reste plus qu'à espérer que la Russie suivra le même chemin, en modifiant ou en supprimant cette étrange infraction d'"offense mineure à l'ordre public".


Sur la liberté d'expression et l'ordre public : Chapitre 9, section 2, § 1, B du Manuel de Libertés publiques sur internet.


1 commentaire:

  1. Une question importante mérite toutefois d'être posée : comment définir, de manière objective et incontestable, le concept de liberté d'expression ? Le problème se complique tant cette liberté apparaît comme un objet juridique mal identifié en fonction du lieu et du temps. Nul ne semble en mesure de résoudre la quadrature du cercle : où situer la limite entre le tolérable et l'intolérable ? A titre d'exemple, comment les Américains peuvent-ils proclamer haut et fort la liberté d'expression comme norme suprême en se présentant en modèle pour le reste du monde et étendre, dans le même temps, le registre du politiquement correct, de la "cancel culture," du "woke"... qui constituent autant de limites imposées à la liberté d'expression in abstracto.

    Cet arrêt, comme bien d'autres de la juridiction strasbourgeoise, démontre qu'elle perd parfois son temps sur des sujets mineurs en n'en traitant pas d'autres plus importants et plus urgents. Il permet de donner satisfaction à peu de prix à la branche droit de l'hommiste de ses juges. En prenant un peu de recul, force est de constater que la norme ne résout pas tous les problèmes d'une société. Au contraire, plus une Etat est légicentré, plus il est fragile.

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