A Monéteau, dans l'Yonne, une jeune femme de trente-deux ans a été tuée par son ancien compagnon. Celui-ci était déjà connu des services de police pour des violences conjugales, la mère de ses deux enfants de cinq ans et dix-huit mois ayant déjà porté plainte contre son conjoint au début de l'année 2021. Une procédure de "composition pénale" avait alors été mise en oeuvre, procédure qui permet au procureur de proposer une sanction à l'auteur de l'infraction, l'accord étant ensuite consigné dans un simple procès-verbal. Le conjoint violent avait alors été condamné à suivre un stage de sensibilisation aux violences conjugales, ce qui ne l'a pas empêché de tirer trois balles sur la mère de ses enfants, quelques mois plus tard.
Le nombre considérable d'affaires de ce type suscite des questions relatives à la protection des personnes ainsi menacées par leur conjoint ou ex-conjoint. L'État prend-il des précautions suffisantes pour les mettre à l'abri de ces violences et pour punir de manière suffisamment dissuasive leurs auteurs ?
L'arrêt rendu le 15 juin 2021 par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) Kurt c. Autriche devrait offrir aux autorités françaises d'utiles pistes de réflexion dans ce domaine. La requérante estime en effet que les autorités autrichiennes ont failli à leur devoir de protection.
Mariée en 2003, et mère de deux enfants, madame Kurt port plainte contre son mari en 2010 pour violences conjugales. Elle présente des traces de blessure, et une ordonnance est prise par les juges autrichiens, interdisant à l'époux de s'approcher de leur appartement ainsi que de celui des parents de Mme Kurt. Il est ensuite condamné à une peine de trois mois d'emprisonnement avec sursis, peine assortie d'une mise à l'épreuve de trois années. Aucun incident n'est signalé jusqu'à en mai 2012, lorsque Mme Kurt engage une procédure de divorce et dépose une nouvelle plainte pour viol et violences dirigées également contre ses enfants. Le 25 mai, son mari se rend à l'école des enfants, demande à l'institutrice non informée des problèmes familiaux, de s'entretenir brièvement avec son fils. On retrouve ensuite celui-ci dans le sous-sol de l'école, assassiné d'une balle dans la tête.
L'arrêt de 2019
L'arrêt de chambre du 4 juillet 2019 avait estimé que les autorités autrichiennes n'avaient pas fait preuve d'immobilisme. Dès la première plainte déposée par madame Kurt, elles avaient pris sans délai une ordonnance d'éloignement qui, selon le dossier, avait été respectée. En 2012, après la seconde plainte, une seconde ordonnance avait été étendue au domicile des parents de la requérante, et les clefs du domicile conjugal que l'époux détenait toujours avaient été saisies. En même temps, une information pénale pour violences conjugales et viol était ouverte. Dès lors que l'époux violent avait respecté l'ordonnance d'éloignement, qu'il se comportait calmement avec les policiers et qu'aucun élément n'indiquait qu'il fut en possession d'une arme, la CEDH avait donc conclu que leur meurtre de l'enfant était imprévisible et avait refusé de sanctionné les autorités autrichiennes pour une atteinte au droit à la vie.
Certes, mais la lecture de l'arrêt montrait que le juge européen s'était fondé largement sur l'appréciation des faits. Son analyse reposait largement sur une comparaison avec l'affaire Talpis c. Italie jugée le 2 mars 2017. La Cour avait alors sanctionné l'inertie remarquable de autorités italiennes, alors qu'une femme avait déposé deux plaintes contre un époux particulièrement violent. En comparaison, les autorités autrichiennes avaient agi avec célérité, dès qu'elles avaient eu connaissance des violences commises.
Femmes battues. Pierre Perret. 2010
Le devoir de protection
Madame Kurt a toutefois obtenu le renvoi en Grande Chambre. L'arrêt rendu le 15 juin 2021 ne lui donne pas davantage satisfaction, mais, pour la première fois, la CEDH énonce clairement les principes généraux qui doivent s'appliquer en cas de violences familiales.
En consacrant le droit à la vie, l'article 2 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme n'oblige pas seulement l'État à s'abstenir de provoquer la mort des personnes, mais lui impose aussi de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie. Autrement dit, les États peuvent se voir imposer des "obligations positives" pour protéger celui ou celle dont la vie est menacée. Ce principe est régulièrement repris par la Cour, par exemple dans l'arrêt Kontrova c. Slovaquie du 31 mai 2007, qui porte aussi sur des violences conjugales. On notera que cette obligation est une obligation de moyens. Lorsqu'un risque pour la vie des personnes est décelé, les autorités doivent prendre des mesures appropriées pour en prévenir la réalisation. Si elles n'y parviennent pas, cet insuccès n'est pas nécessairement constitutif d'un manquement au droit à la vie.
Les États doivent ainsi mettre en place une législation pénale de nature à dissuader de commettre des violences domestiques et à en sanctionner les auteurs. Sur ce point, on peut considérer que le droit français contient effectivement des dispositions pénales punissant les violences domestiques.
Le "critère Osman"
Ensuite, et c'est précisément l'apport de l'arrêt Kurt, la CEDH applique le "critère Osman" issu de la décision de 1998. Il repose sur deux opérations. D'abord, le droit de l'Etat doit permettre une évaluation des risques encourus, évaluation que la Cour qualifie de "autonome, proactive et exhaustive". Ensuite, la réaction des autorités doit être immédiate, et des mesures préventives doivent être mises en oeuvre. Dans le cas de Mme Kurt, la Grande Chambre observe que ces deux conditions ont été respectées. La justice et la police autrichienne ont rapidement évalué la situation et le risque de violences pesant sur la requérante, en intégrant notamment les menaces de mort proférées par son mari. De même, des mesures immédiates ont été prises et l'on sait que le mari a respecté les ordonnances d'éloignement prises contre lui. En revanche, les enfants ne constituaient pas la cible principale de la violence de leur père, et rien ne laissait prévoir qu'il pourrait un jour assassiner son propre fils.
Évaluation du risque et immédiateté de la réponse, ces deux éléments ne semblent guère caractériser le droit français. Peut on parler d'une évaluation correcte et de mesures proportionnées lorsque l'auteur de violences conjugales est condamné à un stage, peine prononcée par un simple procès-verbal auquel l'intéressé n'attribue qu'une importance modeste ? Peut-on parler de l'immédiateté de la réponse, lorsque des femmes portent plainte à trois ou quatre reprises sans aucun résultat, que les bracelets électroniques ne sont pas utilisés et qu'il faut des mois, voire des années, pour obtenir une ordonnance d'éloignement ?
Que l'on ne s'y trompe pas. Il ne s'agit pas d'incriminer des juges trop peu nombreux, ou des forces de police qui doivent répondre à des missions si diverses qu'elles n'ont pas beaucoup de temps à consacrer à chacune d'entre elles. La question est d'abord posée au législateur lui-même qui devrait sans doute réfléchir avant de voter une réponse pénale consistant en un stage de sensibilisation au fait de ne pas battre sa femme, qui devrait aussi prévoir des dispositifs permettant de mettre une famille à l'abri immédiatement. Car rappelons-le, la CEDH a précisé que la réponse devait être "adéquate et proportionnée". En l'état actuel des choses, ces deux adjectifs ne sont pas vraiment applicables au droit français. Sur ce point, la décision Kurt devrait être perçue, en France, comme une véritable feuille de route d'une évolution législative.
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