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mercredi 28 avril 2021

"Un quarteron de généraux en retraite"


"Un quarteron de généraux en retraite", la  célèbre formule employée par le général de Gaulle le 23 avril 1961 pour désigner les auteurs du putsch d'avril 1961, pourrait être utilisée pour évoquer d'autres généraux, ceux qui ont cru bon de faire connaître leur opinion sur la situation actuelle. Et elle est pour le moins tranchée puisque face aux multiples délitements de la société qu'ils dénoncent, ils prévoient “une explosion et l’intervention de nos camarades d’active dans une mission périlleuse de protection de nos valeurs civilisationnelles”. 

Ce discours a d'abord été publié sur un blog confidentiel "ouvert à tous les militaires à la retraite, d'active et de réserve qui aiment la France et réalisent que celle-ci est au bord du gouffre". Un pas en avant a ensuite été franchi, avec la reprise du texte dans Valeurs Actuelles.

A partir de cette publication, l'Effet Streisand a parfaitement fonctionné. Le petit groupe des signataires a obtenu une notoriété sans commune mesure avec son influence réelle. Certains lecteurs ont immédiatement dénoncé un appel au putsch, sans doute dans une analyse un peu hâtive. La lecture du texte révèle en effet un propos désordonné et ambigu, dans lequel un juge serait bien incapable de déceler un contenu opératoire. 

Les auteurs du texte auront la satisfaction d'avoir su mobiliser des militants de gauche généralement divisés mais toujours prompts à s'entendre pour dénoncer des complots d'extrême droite. Au-delà de cet effet politique, somme toute très modeste, le texte permet d'évoquer une nouvelle fois la question de la liberté d'expression des militaires. 

Car les militaires sont des citoyens et, à ce titre, ils disposent des droits de vote et d'éligibilité. Aux termes de l'article L 4121-3 du code de la défense, ils peuvent être candidats à toute fonction publique élective, à condition, pour les officiers généraux, qu'elle ne s'exerce pas dans le ressort de leurs fonctions. L'interdiction d'adhésion à un parti politique est  alors suspendue pendant la compagne, et durant les fonctions s'ils sont élus. En dehors de cet engagement électoral, le statut des militaires ne leur interdit pas toute expression, mais les contraint aux obligations de réserve et de loyauté.


Réserve et loyauté


Elles concernent tous les militaires et sont imposées par l'article L. 4121-2 du code de la défense : « Les opinions ou croyances, notamment philosophiques, religieuses ou politiques, sont libres. Elles ne peuvent cependant être exprimées qu'en dehors du service et avec la réserve exigée par l'état militaire". Les deux notions de réserve et de loyauté sont en réalité extrêmement proches. 

L'obligation de réserve impose au militaire, comme d'ailleurs à l'ensemble des fonctionnaires, de faire preuve de retenue et de mesure dans l'expression publique de ses opinions. Elle a pour but d'assurer le respect du principe de neutralité du service public. Elle ne concerne donc pas les opinions politiques, religieuses, ou philosophiques de la personne et n'impose, pour reprendre la formule utilisée par Jean Rivero, aucune "obligation de conformisme idéologique". Un militaire a donc le droit d'avoir des convictions politiques, qu'il exprime, comme chacun d'entre nous, à travers l'exercice du droit de vote. Le problème est que ces idées ne peuvent être exprimées "qu'en dehors du service et avec la réserve exigée par l'état militaire".

Le devoir de loyauté n'impose pas une obligation de nature différente mais d'une intensité différenciée. Il impose au militaire une expression conforme à la dignité du service auquel il appartient et à la place qu'il occupe dans la hiérarchie. Un officier général doit ainsi mesurer ses propos avec une attention particulière car ils seront davantage écoutés et médiatisés, que ceux tenus par un militaire du rang. 



Le général Castagnetas. Les Frères Jacques
Extrait du film "La rose rouge". Marcello Pagliero. 1951

 

Seconde section, même devoirs

 
On objectera que la plupart des signataires de la tribune avaient quitté le service actif depuis  longtemps, et ceux qui ont plus de 67 ans bénéficient désormais de la totale liberté d'expression attachée au statut de retraité.
 
Ceux qui n'ont pas atteint cet âge sont sans doute placés en "seconde section des officiers généraux".  Selon l'article L 4141-1 du code de la défense, les officiers généraux placés en seconde section ne sont plus en activité dans les forces armées, mais ils demeurent "maintenus à la disposition" du ministre de la défense. Ils peuvent donc être rappelés, par exemple en cas de guerre, ou "pour les nécessités de l'encadrement". Bien entendu, cet éventuel rappel demeure théorique, et les généraux 2S ont une vie très semblable à celle de n'importe quel retraité de la fonction publique.
 
Il n'empêche que les dispositions de l'article L 4141-4 du même code font peser les mêmes devoirs de loyauté et de réserve sur les officiers généraux de la seconde section. L'article L 4137-2 affirme que la sanction de radiation des cadres, la plus grave dans l'échelle des sanctions, peut leur être appliquée s'ils ont manqué à l'un ou l'autre de leurs devoirs. A dire vrai, c'est aussi la seule sanction possible car il serait pour le moins étrange de prononcer l'exclusion temporaire ou de mettre aux arrêts un officier qui n'exerce plus aucune fonction dans les forces armées. 
 
On notera qu'elle a été prononcée en 2017 contre l'un des signataires de la tribune. Il avait participé en février 2016 à une manifestation anti-migrants qui se déroulait à Calais et qui avait été interdite par la préfecture. Il y avait même pris la parole publiquement. Dans un arrêt M. P. du 22 septembre 2017, le Conseil d'État confirme la sanction de radiation des cadres de l'armée qui lui a été infligée pour un double manquement à la loyauté et à la réserve.

Dans le cas de la tribune publiée dans Valeurs Actuelles, il ne fait guère de doute que les signataires 2è Section pourraient être sanctionnés sur le même fondement. Quant au général P. qui a déjà été radié des cadres de l'armée, il ne court aucun risque. Rendu à la vie civile, il peut librement s'exprimer, y compris pour exprimer des opinions qui "heurtent, choquent ou dérangent" au sens où l'entend la Cour européenne des droits de l'homme. Personne n'est tenu de l'écouter et encore moins d'adhérer à ses propos.

Il reste évidemment à s'interroger sur le risque que prendrait l'Exécutif en engageant une procédure disciplinaire. Il est minime au regard de la réaction des membres des forces armées. L'écrasante majorité des officiers généraux, d'active comme de seconde section, sont des personnes responsables qui n'ignorent rien du poids que peut avoir leur parole et qui savent l'utiliser avec mesure. Leur loyauté et leur sens des réalités rend extrêmement peu probable une quelconque protestation, surtout pour défendre d'anciens chefs aux idées sentant la naphtaline.
 

Le contrôle du Conseil d'État

 
En revanche, la ministre de la Défense qui envisagerait d'engager des poursuites disciplinaires devrait s'interroger sur l'hypothèse d'un recours au Conseil d'État. Depuis l'arrêt du 12 janvier 2011, le Conseil d'Etat exerce en effet un contrôle de proportionnalité sur les sanctions infligées aux militaires. Il avait alors admis que le chef d'escadron de Gendarmerie Jean-Hugues Matelly avait violé l'obligation de réserve en publiant différents articles contestant le passage de l'Arme sous l'autorité du ministre de l'intérieur. En revanche, la Haute Juridiction avait estimé disproportionnée par rapport aux faits qui l'avaient motivée la sanction de radiation des cadres prononcée à son encontre. Dans cette affaire, l'intéressé n'était pas général et l'intensité de l'obligation de loyauté était donc moindre. Surtout, il lui était reproché d'avoir écrit un article doctrinal dans le cadre d'une étude diligentée par un centre de recherches universitaire, et de n'avoir pas réellement compris qu'il ne bénéficiait pas de la liberté d'expression attachée au statut d'enseignant-chercheur.
 
Les signataires de la tribune sont certes des officiers généraux, et, à ce titre, contraints à une réserve et à une loyauté plus grande que les autres membres des forces armées. En revanche, ils n'ont pas participé à une manifestation interdite et se sont bornés à signer un texte confus, si confus qu'il donne lieu à des interprétations diverses. Que penserait le Conseil d'État d'une sanction reposant sur un tel comportement ? Pour le moment, personne n'en sait rien et l'affaire mérite-t-elle que la question lui soit posée ?


 

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