Serge Sur est professeur émérite de l'Université Panthéon-Assas (Paris 2). Auteur de "Les aventures constitutionnelles de la France", Sorbonne Université Presses, 2020.
Tous ceux qui n’ont pas suivi ou regardé de loin la plus récente affaire judiciaire mettant en cause l’ancien président Sarkozy seront vite édifiés. La déesse aux cent bouches, médias audiovisuels, une grande partie de la presse écrite, écume : comment a-t-on pu s’en prendre à un si grand personnage, abonné aux non-lieu quand ce n’est pas protégé par l’immunité présidentielle ? Il est, comme ses co-prévenus, victime d’une machination judiciaire, du ressentiment des juges, d’une chasse à l’homme – mais fort heureusement l’appel immédiatement interjeté par les trois martyrs leur restitue leur présomption d’innocence et les lave d’une condamnation infâmante. Qu’en est-il ?
Trois martyrs du PNF
Depuis la décision du tribunal correctionnel de Paris du 1er mars 2021, condamnant MM. Azibert, Herzog et Sarkozy pour pacte de corruption, le grand orchestre sarkozyste se déchaîne, abondamment relayé par les micros et caméras qui se tendent vers les avocats et les politiques. S’y joignent les okarinistes du barreau, qui jouent la même partition, sur un mode furibard ou insinuant. Si l’on résume l’argumentaire, il se concentre sur trois points. D’abord, la décision n’a pas de fondement juridique solide, puisqu’elle repose sur des indices précis, graves et concordants et non sur des preuves. Ensuite, il faut instruire le procès du PNF, ce pelé, ce galeux, qui a instrumentalisé les poursuites et porté atteinte à trois hautes consciences et à trois cœurs généreux. Enfin, ce jugement est dépourvu de toute autorité, puisqu’appel a été interjeté par les trois condamnés, ce qui a pour effet de le priver de tout effet et restitue aux victimes leur présomption d’innocence.
Un modèle en est Christian Jacob, président de Les Républicains, qui n’hésite pas à tweeter que la condamnation est disproportionnée, que le PNF doit être jeté à la poubelle, et que Sarkozy reste présumé innocent. Ce juriste impeccable aurait dû prendre garde : dire que la peine est disproportionnée revient à avouer qu’il y avait bien un délit, mais que le tribunal a été trop sévère. S’en prendre au PNF oublie que le jugement est celui du tribunal correctionnel, parfaitement distinct du PNF et totalement indépendant par rapport à lui. Ce tweet est un parfait exemple de la confusion entretenue depuis la condamnation par la plupart des commentateurs de la décision – dont la plupart n’ont pas lu le jugement, qu’il est très difficile de se procurer dans son intégralité. Présenter les condamnés comme bénéficiant toujours de la présomption d’innocence soulève une question juridique délicate. On peut ici se borner à ce point, celui de la présomption supposée d’innocence des condamnés dès lors qu’ils ont fait appel.
L’effet suspensif de l’appel
La question est celle de l’effet suspensif de l’appel. En bonne logique formelle, ce que l’appel suspend, c’est l’exécution de la peine, non l’énoncé du jugement lui-même. En d’autres termes, l’appel n’efface nullement la condamnation, il la rend provisoirement inopérante en attendant la décision de la Cour d’appel. La présomption d’innocence disparaît donc dès le prononcé de la condamnation, et n’est nullement rétablie par l’appel. Son application est suspendue mais pas sa validité. Aucun texte ne prévoit que la condamnation en cause doive être définitive. Seule la Cour d’appel peut la réformer, l’infirmer ou la confirmer. Raisonner autrement serait reconnaître aux appelants un pouvoir d’annulation de la décision correctionnelle, ce qui est absurde. Ils la contestent, mais elle existe.
C’est d’autant plus évident que la Cour d’appel, en dépit de l’effet dévolutif de l’appel, peut n’être saisie que sur des points particuliers de la décision initiale, et plus généralement peut décider de ne pas reprendre l’audition intégrale des témoins si elle s’estime suffisamment informée par les débats de la première instance. Le tribunal correctionnel peut même imposer l’exécution à titre provisoire de sa décision. Il résulte de tout ceci qu’un jugement de condamnation demeure pleinement valide jusqu’à décision inverse. Il est donc logique de considérer que, si l’exécution du jugement est suspendue, la présomption d’innocence des condamnés l’est également. Ainsi, MM. Azibert, Herzog, Sarkozy ne devraient plus être présumés innocents dans le contexte du présent contentieux.
Les termes du débat
Les avocats et les commentateurs soutiennent un point de vue opposé. Ils affirment que l’appel restitue la présomption d’innocence aux condamnés. Ils peuvent sans doute se fonder sur une formule de la chambre criminelle de la Cour de cassation qui, dans un arrêt du 13 novembre 1996 déclare :
…
la présomption d'innocence dont l'accusé continue de bénéficier en vertu,
notamment, des dispositions conventionnelles invoquées ne cessera qu'en cas de
déclaration de culpabilité, prononcée par la juridiction de jugement et devenue
irrévocable…
Ce
dictum résout-il la question en faveur du maintien de la présomption
d’innocence ? On peut tout à fait soutenir le contraire. Outre les
arguments qui viennent d’être exposés, on peut ajouter que la formule de la
Cour de cassation s’applique à une procédure de Cour d’assises, à une époque où
l’appel de ces décisions n’était pas possible ; qu’elle n’est pas ipso
facto applicable aux procédures correctionnelles, qui relèvent d’un autre
contentieux ; que le terme « irrévocable » n’est pas le même que
« définitive », qui est celui utilisé par les textes pour
caractériser une décision résultant de l’épuisement des voies de recours ;
que cet attendu de la Cour de cassation dépasse le cadre des moyens qui lui
sont soumis et que, obiter dictum, il ne bénéficie pas de l’autorité de la
chose jugée.
Surtout, et c’est l’argument essentiel, aucun texte ne prévoit une telle protection de la présomption d’innocence, ainsi considérée comme une immunité absolue contre une décision légalement prononcée tant qu’elle n’a pas été régulièrement réformée. Ni les textes internes, ni la convention européenne des droits de l’homme ne prévoient que l’appel annule en soi la décision rendue en première instance. La position épisodique et latérale de la Cour de cassation ne peut donc se fonder sur aucune base légale ou conventionnelle. Elle est éminemment contestable, et ne règle nullement la question. On attend une décision de principe avec un fondement textuel clair. L’incertitude actuelle nourrit le procès contre la justice.
Autour de la justice, la danse du scalp
Les avocats, on le sait, revendiquent, y compris par la bouche de l’actuel Garde des sceaux lorsqu’il exerçait cette profession, le droit de mentir - un droit qui ne risque pas de disparaître par désuétude. Ils se répandent sans vergogne et sans contradiction, en protestant au nom du devoir de réserve si des magistrats tentent timidement de rappeler le droit. Cependant ces avocats, derrière le rideau de fumée de leur indignation jouée, se préparent à changer de stratégie au moment de l’appel, ce qui est reconnaître la faillite de leur défense. Plus grave, aucune autorité publique ne rappelle urbi et orbi la nécessité de respecter l’autorité judiciaire, y compris les décisions de première instance, que seuls des recours judiciaires peuvent invalider et qui bénéficient d’une présomption de validité tant qu’elles ne sont pas réformées.
A l’inverse, les manifestations discrètes ou indiscrètes de soutien à M. Sarkozy se multiplient, y compris dans les partis politiques d’opposition. Mme Le Pen, pourtant avocate, voit dans le PNF « une juridiction d’exception », mélangeant allègrement le parquet et le tribunal, l’accusation et le jugement. Des médias lancent des campagnes contre le PNF, avec des attaques institutionnelles ou personnelles. N’a-t-on pas accusé l’ancienne chef du PNF d’appartenir au cabinet noir du président Hollande avant d’insinuer qu’elle aurait roulé pour Sarkozy ?
Une autre critique considère que, certes, le pacte de corruption est établi, mais que la peine est trop sévère, notamment parce qu’elle prévoit de la prison ferme, même aménagée. On se fonde sur la comparaison avec le sort d’un ancien Garde des sceaux sous la présidence Hollande, M. Urvoas, poursuivi devant la Cour de justice de la République pour violation du secret de l’enquête au profit d’un député. Il n’a été sanctionné que d’un mois de prison avec sursis. C’est oublier que le délit était beaucoup moins grave et que l’ancien ministre été jugé par une juridiction politique, composée essentiellement de parlementaires. Il a ainsi bénéficié de la connivence propre à ce milieu. Rien de comparable à la rigueur d’une juridiction de droit commun. Au passage, voilà qui justifie la disparition de ce privilège de juridiction pour les membres du gouvernement.
Toutes ces réactions en disent long sur la dégradation de l’esprit public, sur l’acceptation tacite de la corruption qui gangrène en profondeur les institutions et la société française. De ce point de vue, on trouve dans la même meute avocats, médias et politiques. Seule la magistrature semble aujourd’hui incarner les valeurs et l’honneur de la République.
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