L'article 64 de la Constitution énonce que "le Président de la République est garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire". Il doit donc protéger les juges contre toute ingérence, et par là même protéger le principe de séparation des pouvoirs garanti par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Sa seule compétence en matière judiciaire est mentionnée dans l'article 17 de la Constitution qui lui accorde "le droit de faire grâce à titre individuel", mesure qui ne supprime pas la condamnation mais se limite à dispenser l'intéressé de tout ou partie de la peine. En dehors de cette exception, il doit s'abstenir d'intervenir dans les affaires en cours et protéger les juges lorsque leur indépendance et leur impartialité sont mises en cause.
A mi-mandat de la présidence d'Emmanuel Macron, on dispose d'un certain nombre d'éléments permettant de comprendre la manière dont il interprète l'article 64. Disons-le nettement, le seul fil conducteur en la matière est un constant mépris pour la justice. Certes, l'Elysée a affirmé le 6 juillet dernier après la nomination de Gérald Darmanin, qu'il ne ferait "jamais de commentaires sur les affaires en cours". Mais l'entourage du Président a immédiatement atténué la portée de ce communiqué et laissé filtrer qu'il "semble que les choses vont dans le bon sens". C'est sans doute l'esprit du régime de commencer par dire que l'on ne fera pas de commentaire pour "en même temps" en ajouter un qui s'analyse précisément comme une ingérence dans une affaire en cours.
Et précisément, les ingérences sont nombreuses. On pourrait se borner à les énumérer, mais il est plus intéressant de s'interroger sur ce qu'elles révèlent de la manière dont la justice est considérée depuis 2017. Et l'on pourrait résumer la situation en invoquant un seul mot : le mépris.
Affaire Jacqueline Sauvage : La remise en cause d'une décision de justice
Le décès de Jacqueline Sauvage a suscité un tweet du Président Macron, affirmant qu'elle "était devenue le symbole de la lutte contre les violences faites aux femmes. Ce combat, grande cause du quinquennat, nous continuerons sans relâche à le mener (...)". Certes, il ne s'agit pas d'une ingérence dans une affaire en cours. Il s'agit de la remise en cause de deux décisions de justice qui, toutes deux, avaient écarté la légitime défense dans le cas d'une femme qui, en 2012, avait tiré trois balles dans le dos de son mari endormi.
Il est vrai que François Hollande avait accordé une grâce partielle, puis une grâce totale en 2016. Mais il ne s'agissait pas d'une mesure destinée à remédier à une erreur judiciaire. Jacqueline Sauvage n'était pas le capitaine Dreyfus, gracié en 1899 par Emile Loubet avant d'être réhabilité par la justice en 1906. Les faits reprochés à Jacqueline Sauvage étaient parfaitement établis. Mais le Président Hollande a sans doute considéré qu'elle avait été victime d'une bien mauvaise défense. En pratiquant une défense de "rupture", en invoquant une "légitime défense différée" qui n'avait aucune chance d'être admise par les juges, ses avocates ont finalement réussi à la faire condamner à dix ans de prison, une peine bien lourde pour une femme qui subissait des violences conjugales depuis de longues années. Si les avocates avaient plaidé les circonstances atténuantes, leur cliente aurait été condamnée plus légèrement et serait rapidement sortie de prison.
En présentant Jacqueline Sauvage comme un "symbole de la lutte contre les violences faites aux femmes", le Président de la République conteste une décision de justice, usurpe une fonction de dire le droit qui ne lui appartient pas, comme s'il jouait, à lui seul, le rôle de Cour Suprême. Sur le fond, il semble considérer comme conforme au droit qu'une femme s'arroge le droit d'infliger elle-même la peine de mort à un mari violent. Or, précisément, la justice n'a rien à voir avec la vengeance privée. Il y a une justice pour punir les maris violents et c'est cette justice qui se trouve méprisée.
Le pire de l'affaire réside sans doute dans les motivations du Président. Il s'agit en fait de donner satisfaction à certains groupes féministes, largement relayés dans les médias. D'une certaine manière, le Président oppose l'opinion, ou ce qu'il croit être l'opinion, à la justice. Le problème est que l'article 64 lui impose de faire le contraire, c'est-à-dire de protéger la sérénité de la justice contre les excès de certaines campagnes médiatiques.
Affaire Sarah Halimi : l'ingérence directe dans une affaire en cours
Le 3 avril 2017, Kobili Traoré a tué Sarah Halimi le 3 avril 2017 en la défenestrant du balcon de son appartement, après lui avoir fait subir diverses tortures. Cette fois, il ne s'agit plus de circontances atténuantes mais de circonstances aggravantes, le crime étant clairement antisémite.
Or, la chambre de l'instruction de la Cour d'appel de Paris a rendu, le 19
décembre 2019, une décision qui a immédiatement suscité un large débat. Se fondant sur le rapport d'un collège d'experts, elle a en effet considéré que les conditions de mise en oeuvre de l'article 122-1 du code pénal étaient remplies. Ils ont estime que Kobili Traoré était atteint, au moment des faits, d'un trouble psychique ayant aboli son discernement, et il a été déclaré irresponsable.
Certes la décision est choquante, dans la mesure où l'état de démence de Traoré était dû à l'importance et à l'ancienneté de sa consommation de stupéfiants. Mais on ne doit pas incriminer les juges qui ne faisaient qu'appliquer le droit en vigueur. C'est si vrai qu'une mission "responsabilité pénale" pluridisciplinaire a été créée le 8 juin 2020, avec pour mission de s'interroger sur la nécessité de modifier le droit positif.
Quoi qu'il en soit, en décembre 2019, le Président de la République n'a pas hésité à intervenir dans l'affaire en cours. Et il l'a fait de Jérusalem, lors des cérémonies pour le 75e
anniversaire de la libération du camp d'Auschwitz-Birkenau. Il a alors évoqué la décision de la chambre de l'instruction et a estimé que "le besoin de procès était là". C'est évidemment une pression directe sur la Cour de cassation, saisie d'un pourvoi dans cette affaire. Elle ne s'y est d'ailleurs pas trompée. La Première Présidente Chantal Arens et le Procureur général François Mollins ont immédiatement publié un communiqué, aussi bref que sévère à l'égard du Président de la République, dans lequel ils "rappellent que l'indépendance de la justice, dont le
président de la République est le garant, est une condition essentielle
du fonctionnement de la démocratie. Les magistrats de la Cour de
cassation doivent pouvoir examiner en toute sérénité et en toute
indépendance les pourvois dont ils sont saisis ».
Une nouvelle fois, le Président Macron a donc privilégié l'opinion, ou du moins une partie d'entre elle, au détriment de l'indépendance de la justice. Il s'est cru autorisé à faire une pression directe sur la juridiction suprême de l'ordre judiciaire, pression qu'elle n'a pas vraiment apprécié.
Affaire François Fillon : L'ingérence à des fins politiques
L'ingérence dans l'affaire Fillon est d'une nature un peu différente, car il ne s'agit pas d'une infraction commise par un délinquant encore inconnu la veille de son crime. Il s'agit d'une infraction de détournement de fonds publics commise par le principal adversaire d'Emmanuel Macron lors des présidentielles de 2017.
Le 10 juin 2020, Eliane Houlette,
ancienne Procureur de la République Financier. était entendue à
l'Assemblée nationale par la Commission d'enquête parlementaire sur les
obstacles à l'indépendance de l'autorité judiciaire. En réponse à une question, elle a affirmé que, durant l'enquête préliminaire concernant François Fillon et son épouse, le PNF avait fait l'objet de multiples demandes de "remontées d'informations" par le Parquet général. Les propos d'Eliane Houlette ont immédiatement été détournés par les nostalgiques de la candidature Fillon et par certains médias ayant le goût du scandale. Ils ont vu dans l'attitude du Parquet général une volonté d'accabler François Fillon alors qu'il s'agissait au contraire d'obtenir du PNF l'ouverture rapide d'une information judiciaire.
En l'espèce, le Président de la République, garant de l'indépendance de la justice, aurait dû protéger les magistrats et protéger le Parquet financier, l'une des institutions qui fonctionne le mieux dans l'institution judiciaire. La lutte qu'il mène contre les pratiques de corruption n'a-t-elle pas rapporté à l'Etat plus de dix milliards depuis 2013 ?
Mais le Président ne semble pas aimer le PNF, ni avoir beaucoup de respect pour son travail. Loin de protéger les magistrats du Parquet, il a fait une demande d'avis au Conseil supérieur de la magistrature (CSM), lui demandant si le PNF avait pu exercer son activité en toute sérénité et à l'abri de toute pression. Il interrogeait donc le CSM sur l'affaire Fillon qui est loin d'être close, car l'intéressé fait évidemment appel contre la lourde condamnation prononcée contre lui. Si le Président de la République décide la publication de l'avis du CSM, il commettra une nouvelle ingérence dans une affaire en cours.
Cette fois, les mobiles politiques ne font guère de doute, d'autant que les avocats, à leur tour, se sont directement attaqués au PNF. Dans l'affaire "Bismuth-Sarkozy", ils ont prétendu être victimes d'écoutes téléphoniques. La réalité est que, dans une affaire connexe destinée à rechercher qui avait pu informer Nicolas Sarkozy de certains éléments du dossier, le PNF avait procédé à quelques géolocalisations et s'était fait communiquer non pas des écoutes, mais des fadettes. Mais peu importe la vérité, peu importe qu'il n'y ait jamais eu d'écoutes et peu importe que l'affaire ait été classée sans suite. L'important était de lancer l'offensive contre le PNF, à quelques mois du procès Sarkozy. Et ils ont obtenu une victoire importante lorsque le Président de la République a nommé Garde des Sceaux un avocat qui a dû retirer, le matin même de sa nomination, la plainte
qu'il avait déposée contre le Parquet financier.
Depuis 2017, on ne trouve pas d'exemple du soutien du Président de la République aux magistrats qui font leur travail dans des conditions souvent extrêmement difficiles. Pour satisfaire les médias, pour se donner un rôle de "grande conscience" auprès de l'opinion, voire pour des motifs de basse politique, le Président ignore purement et simplement les responsabilités que lui impose l'article 64 de la Constitution. Hélas, cette obligation qui pèse sur le Président d'être le "gardien de l'indépendance de l'autorité judiciaire" n'est assortie d'aucune sanction. Sans doute conviendrait-il de créer une infraction de "mépris des juges", sorte de "Contempt of Court" à la française ? Nul doute que le Président de la République serait alors perçu comme un multi-récidiviste.