"Par de pareils objets les âmes sont blessées, et cela fait venir de coupables pensées". La Cour de cassation aurait-elle été inspirée par Tartuffe dans sa décision du 26 février 2020 ? Elle déclare en effet que l'exhibition de la poitrine d'une femme constitue bien l'infraction d'exhibition sexuelle prévue par l'article 222-32 du code pénal. En revanche, la relaxe de la prévenue, Mme Z., n'encourt aucune censure, car son comportement s'inscrit dans une démarche de protestation politique, son incrimination constituant alors une ingérence disproportionnée dans l'exercice de sa liberté d'expression.
Les seins des Femens sont au coeur d'un conflit jurisprudentiel qui trouve son origine en 2013. A l'époque, Mme Z. s'était présentée au musée Grévin, dans la salle rassemblant les statues de cire de plusieurs chefs d'Etat. Se dévêtant alors "le haut du corps, sa poitrine étant nue, laissant apparaître l'inscription "Kill Putin", elle avait fait tomber la statue du président russe, dans laquelle elle avait planté un pieu métallique en déclarant "Fuck Dictator". L'intéressée avait ensuite été condamnée pour exhibition sexuelle par le tribunal correctionnel de Paris.
La Cour d'appel de Paris avait toutefois relaxé la prévenue, estimant que l'intention de la Femen, dénuée de toute connotation sexuelle, devait être appréciée comme la manifestation d’une opinion politique, protégée par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme. Cette décision a été cassée une première fois par un arrêt de la Chambre criminelle du 10 janvier 2018, avec renvoi à la Cour d'appel. Mais celle-ci a rendu une nouvelle décision identique, suscitant un nouveau pourvoi.
Deux décisions de la Cour de cassation
La Cour d'appel de Paris avait toutefois relaxé la prévenue, estimant que l'intention de la Femen, dénuée de toute connotation sexuelle, devait être appréciée comme la manifestation d’une opinion politique, protégée par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme. Cette décision a été cassée une première fois par un arrêt de la Chambre criminelle du 10 janvier 2018, avec renvoi à la Cour d'appel. Mais celle-ci a rendu une nouvelle décision identique, suscitant un nouveau pourvoi.
La définition du délit d'exhibition sexuelle
S'agissait-il d'une exhibition sexuelle ? Ce délit a toujours souffert d'une certaine incertitude de sa définition. Il a succédé à l'ancien "outrage public à la pudeur", dont on trouve l'origine dans le décret législatif du 19 juillet 1791
et dont la définition avait été jugée trop floue. Dès lors qu'il était
bien difficile de donner un contenu juridique à la notion de pudeur, il
apparaissait encore plus délicat de préciser quel comportement était
susceptible de lui faire outrage.
La Cour avait précisé son interprétation du délit, dans une décision du 9 janvier 2019, intervenue déjà à propos d'une Femen qui était entrée seins nus dans
l'église de la Madeleine. Posant les bras en croix devant l'autel, un
foie de boeuf dans chaque main, elle entendait évoquer "le foetus avorté du Christ"
et dénoncer la position anti-avortement de l'Eglise catholique.
Exhibition patriotique
La liberté guidant le peuple. Eugène Delacroix. 1830
La Cour avait alors affirmé que le délit d'exhibition sexuelles était caractérisé par deux éléments matériels.
Le premier est l'existence d'un acte d'exhibition, sans qu'il soit nécessaire de rechercher son caractère outrageant ou non. Les seules hypothèses dans lesquelles un telle exhibition est licites sont celles du nu
artistique ou l'exhibition dans un lieu acceptant la nudité. Dans la présente affaire, il est clair que Mme Z. ne pratiquait pas le nu artistique, et que le musée Grévin n'est pas exactement un lieu voué au naturisme.
Précisément, le second élément matériel réside dans le fait que cette nudité doit être imposée à la vue d'autrui, ce qui signifie que l'exhibition se déroule dans un lieu accessible aux regards. Peu importe qu'il s'agisse d'un lieu privé (par exemple un jardin) ou public, il suffit que la nudité soit visible. Il est donc évidemment nécessaire que quelqu'un ait observé cette nudité et la jurisprudence exige la présence d'un témoin involontaire, c'est-à-dire qui n'a pas recherché un tel spectacle. Peu importe qu'il en soit choqué ou non, il suffit qu'il soit présent pour témoigner. Tel est le cas dans l'affaire Z., puisqu'il y avait des visiteurs et des gardiens dans le musée.
Quant à l'élément moral, et c'est un point essentiel, il est constitué dès que l'intéressée impose volontairement sa nudité à la vue d'autrui. Il ne réside donc pas dans la motivation de ce déshabillage. Qu'elle relève de la provocation sexuelle ou du militantisme politique est sans influence sur l'existence de l'élément moral.
Cette analyse a tout de même suscité une inflexion de la jurisprudence qui permet à la Cour de confirmer la relaxe prononcée par la Cour d'appel, adoptant ainsi une position radicalement différente de celle adoptée en janvier 2018.
L'influence de la Cour européenne des droits de l'homme
La Chambre criminelle se livre en effet à un contrôle de proportionnalité identique à celui exercé par la CEDH. Elle se place non pas sur le terrain des éléments constitutifs de l'infraction mais sur celui de l'incrimination. Les faits demeurent constitutifs du délit d'exhibition sexuelle, mais l'incrimination est considérée comme "une ingérence disproportionnée dans l'exercice de la liberté d'expression".
Ce contrôle de proportionnalité est exercé de manière courante par la CEDH. Dans un arrêt Pichon et Sajous c. France du 2 octobre 2001, elle a ainsi mis en balance un comportement illicite, en l'espèce le refus par un pharmacien de vendre des contraceptifs, et le droit de manifester une opposition liée à des convictions politiques ou religieuses. Dans l'arrêt Pichon et Sajous, la Cour avait finalement conclu que l'incrimination et la condamnation des requérants pour refus de vente n'emportaient pas une atteinte excessive au droit de manifester leurs convictions.
La CEDH estimerait-elle que l'incrimination d'une Femen pour exhibition sexuelle n'emporte aucune atteinte à sa liberté d'expression ? La Cour de cassation a préféré ne pas prendre le risque d'une condamnation, n'ignorant pas que la CEDH, en matière de liberté d'expression, intègre certains éléments issus du droit anglo-saxon. L'action des Femens pourrait ainsi être perçue comme l'exemple type du "Symbolic Speech" directement inspiré de la jurisprudence américaine sur le Premier Amendement.
La décision du 20 février 2020 permet ainsi d'éviter une saisine de la CEDH au résultat quelque peu aléatoire. Elle risque en revanche de conduire à un contrôle de proportionnalité exercé au cas par cas, selon des critères peu lisibles. On peut toutefois comprendre que la Cour de cassation refuse de se rallier à la position développée par la défense qui considérait que l'intention de la personne devait constituer l'élément moral de l'infraction. Une telle analyse conduisait en effet à autoriser n'importe quelle action, aussi provocatrice soit-elle, dès lors que l'intéressé invoque un quelconque mobile politique. A moins qu'il s'agisse de se débarrasser des Femens par un autre moyen que la répression pénale ? Si l'on décidait que leur action est licite, l'élément transgressif deviendrait inexistant, et leur action n'intéresserait peut-être plus les journalistes soigneusement convoqués à chaque manifestation. Les Femens n'auraient plus alors qu'à aller se rhabiller.
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