Dans une décision Association française des entreprises privées, rendue sur question prioritaire de constitutionnalité le 27 septembre 2019, le Conseil constitutionnel affirme la conformité à la constitution de la procédure connue sous le nom de "verrou de Bercy". Les spécialistes des libertés ne s'intéressent guère à cette question, d'abord parce qu'elle est perçue comme un simple point de procédure fiscale, ensuite parce que les droits des fraudeurs fiscaux ne sont pas toujours les plus plaisants à défendre. Pourtant, derrière la question du verrou de Bercy se cache celle, autrement plus importante, de la séparation des pouvoirs.
2018 : faire bouger les lignes, mais pas le verrou
La disposition contestée par l'association requérante est l'article L228 du livre des procédures fiscales (lpf), dans sa rédaction issue de l'article 36 de la loi du 23 octobre 2018. Il convient, à cet égard, de préciser ce que change ce texte récent.
Avant la loi d'octobre 2018, l'article L228 énonçait que "Sous peine d'irrecevabilité, les plaintes tendant à l'application de
sanctions pénales en matière d'impôts directs, de TVA et autres taxes
sur le chiffre d'affaires, de droits d'enregistrement, de taxe de
publicité foncière et de droits de timbre sont déposées par
l'administration sur avis conforme de la commission des infractions
fiscales". Cette disposition se traduisait par une initiative
exclusive de l'administration, seule compétente pour déposer une plainte
en matière de fraude fiscale. Cette plainte du ministre était précédée
d'un avis conforme de la commission des infractions fiscales (CIF),
commission consultative de nature purement administrative. Le Verrou de
Bercy était donc l'expression employée pour désigner l'irrecevabilité
d'une procédure qui serait diligentée à l'initiative du parquet.
La loi d'octobre 2018 fait bouger les lignes, sans faire sauter le verrou. Elle prévoit que ces mêmes faits doivent être impérativement dénoncés au parquet par l'administration fiscale, une fois qu'elle les a examinés lors de son pouvoir de contrôle. En schématisant quelque peu, on peut affirmer qu'il s'agit des faits qui ont conduit à l'application de majorations particulièrement importantes (entre 40 % et 100 %), sur des droits éludés dont le montant est supérieur à 100 000 €.
Beaucoup de faits continuent donc à échapper à la justice, dès lors que l'administration est parfaitement libre de ne pas les dénoncer au parquet. De même, la lutte contre la fraude demeure entachée d'une incohérence fondamentale, puisque certaines infractions peuvent être
directement poursuivies par les parquets, alors que d'autres ne peuvent
pas l'être. C'est ainsi que le blanchiment de fraude fiscale est
considérée comme une infraction autonome depuis un arrêt rendu par la Cour de cassation 20 février 2008.
Il n'est donc pas soumis à l'article L228 LPF et le parquet peut
engager directement des poursuites. Le blanchiment est donc parfois
poursuivi, sans que l'infraction d'origine, c'est-à-dire la fraude
fiscale elle-même, ne le soit. Si l'on ajoute que le recel de fraude
fiscale, est, quant à lui, soumis à l'article L 228 LPF, on aboutit à
une sorte de saucissonnage de la fraude qui entrave considérablement les
poursuites.
Quoi qu'il en soit, le Conseil constitutionnel ne s'interroge pas sur ces incohérences, et déclare la procédure nouvelle conforme à la Constitution.
Le verrou. Julien Clerc. 1990
Élargissement de la QPC
Dans une première décision QPC du 22 juillet 2016, il avait déjà rendu une décision de conformité à propos de la procédure ancienne. A l'époque, il avait estimé que la QPC ne portait que sur les quatre premiers mots de l'article L228 LPF : "Sous peine d'irrecevabilité". De fait, le Conseil n'envisageait que la procédure pénale, écartant de son contrôle la procédure se déroulant devant l'administration fiscale. L'atteinte à l'égalité devant la loi induite par le fait que certains contribuables échappaient aux poursuites pénales par la seule volonté de l'administration ne pouvait donc être retenue, ni même envisagée.
La décision QPC du 27 septembre 2019 modifie quelque peu l'analyse. Elle élargit d'abord le champ de la question à l'ensemble du 1er paragraphe de l'article L228 LPF, dispositions qui énoncent la liste des faits qui doivent impérativement être dénoncés au parquet. C'est un signe positif, dès lors que le Conseil renonce à ce saucissonnage des procédures qui le conduisait à s'interdire d'envisager la rupture d'égalité entre les contribuables qui parvenaient à résoudre leur problème devant le fisc et ceux qui, ensuite, devaient rendre des comptes devant le juge pénal.
Certes, mais cette approche globale ne le conduit pas à sanctionner une rupture d'égalité. Le Conseil rappelle, conformément à une jurisprudence constante qu'il "est loisible au législateur, (...) de prévoir
des règles de procédure différentes selon les faits, les situations et
les personnes auxquelles elles s'appliquent, (...) à la condition que
ces différences ne procèdent pas de distinctions injustifiées et que
soient assurées aux justiciables des garanties égales.". Il constate ensuite que les contribuables qui font l'objet d'une dénonciation automatique au parquet ne sont pas dans la même situation que les autres, en raison même de l'importance des droits éludés. Il estime donc qu'il n'existe aucune discrimination entre eux et fonde sur cet unique motif la décision de conformité.
La séparation des pouvoirs à géométrie variable
La question de la séparation des pouvoirs n'est pas même évoquée. Sans doute le Conseil reprend-il tacitement le raisonnement développé dans sa décision de 2016. A l'époque, il avait admis que la décision de l'administration fiscale avait pour effet d'empêcher l'autorité judiciaire d'exercer sa mission, et il avait donc accepté d'y voir une atteinte à la séparation des pouvoirs. Mais il avait aussitôt affirmé que cette atteinte à la séparation des pouvoirs n'était pas excessive au regard de l'intérêt public poursuivi. Elle était donc "proportionnée". Or la séparation des pouvoirs ne se mesure pas à l'aune du contrôle de proportionnalité. Elle est respectée ou elle ne l'est pas, et son non-respect doit être sanctionné. Le Conseil constitutionnel persiste ainsi dans sa décision de définir lui-même l'étendue du principe de séparation des pouvoirs, dans une appréciation qui relève davantage de l'opportunité que du droit. Et cette séparation des pouvoirs à géométrie variable lui permet ainsi de faire prévaloir les prérogatives exorbitantes de Bercy sur les principes généraux du droit pénal.
Quel excellent exemple d'inculture juridique ou de servitude volontaire, si ce n'est des deux de ceux que l'on qualifie improprement de "Sages - pas tant que cela - du Palais-Royal!
RépondreSupprimerA quand une véritable réforme constitutionnelle pour revoir la composition du Conseil constitutionnel ? Comme ce n'est pas encore demain la veille, l'on pourrait imaginer une étape intermédiaire. Elle consisterait à remettre à tous les membres de cette très noble institution de la République un exemplaire de "De l'Esprit des lois" de Montesquieu ? Tous ces braves gens pourraient découvrir la fameuse citation : " Il n'y a point encore de liberté si la puissance de juger n'est pas séparée de la puissance législative et exécutrice".