Pages

jeudi 24 octobre 2019

Le droit de retrait, ou la manipulation du droit à des fins de communication

Le 16 octobre 2019, un TER reliant Charleville-Mézières à Reims percute un camion sur un passage à niveau, faisant onze blessés. Le conducteur du train, seul agent à bord, se voit contraint de prendre les mesures pour empêcher un sur-accident et de porter secours aux passagers, alors qu'il est lui-même blessé. A l'annonce de cette information, de nombreux agents SNCF cessent immédiatement le travail, invoquant le droit de retrait. 

Ils affirment que la présence d'une seule personne dans un train, le conducteur, constitue, en soi, un danger grave et imminent justifiant le droit de retrait. Cette affirmation a été reprise par bon nombre de médias qui ont donc présenté ce mouvement sous un jour particulièrement favorable. En cessant le travail pour garantir leur propre sécurité, les agents SNCF n'étaient-ils pas en lutte pour garantir la sécurité des usagers ? Le mouvement devenait ainsi parfaitement altruiste, bien éloigné des revendications corporatistes.


Un droit limité à la santé et à la sécurité



Si l'on s'éloigne de la communication pour entrer dans l'analyse juridique, on trouve le droit de retrait dans l'article L 4131-1 du code du travail pour les salariés du secteur privé, et dans l'article 5 al. 6 du décret du 28 mai 1982 pour les agents publics. Il les autorise à se retirer d'une situation de travail, lorsqu'elle présente "un danger grave et imminent pour (leur) vie ou (leur) santé". Si cela lui semble nécessaire, l'agent peut donc quitter son poste de travail pour garantir sa sécurité. Il ne peut être contraint de reprendre son activité si le danger persiste, et aucune sanction ni retenue sur salaire ne peut être prise à son encontre.

Observons d'emblée que ce droit de retrait n'est consacré que dans le domaine de l'hygiène et de la sécurité au travail. Aucun texte n'en fait une prérogative d'ordre général dont serait titulaire tout agent public, et applicable dans toutes les situations. C'est ainsi que la loi du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits des fonctionnaires n'en fait pas mention. Il en de même dans le secteur privé, le droit de retrait n'étant consacré que dans le titre du code du travail consacré à "la santé et sécurité au travail".

Les agents de la SNCF cessant le travail après l'accident du 16 octobre pouvaient-il se prévaloir du droit de retrait ? Ils n'ont pas manqué de le faire pour des raisons de communication, mais force est de constater que cette revendication ne résiste pas un instant à l'analyse juridique.

J'entends siffler le train. Richard Anthony. 1962


Un droit individuel



Le droit de retrait est, d'abord, un droit individuel, et c'est ce qui le distingue principalement du droit de grève, collectif dans son essence même. Il repose en effet sur le sentiment, de nature plus psychologique qu'objective, qu'il existe un danger grave et imminent. Plusieurs personnes peuvent partager ce sentiment, mais cela ne saurait transformer ce droit individuel en droit collectif. Encore moins peut-il susciter un appel syndical à arrêter le travail. 

Le droit de retrait repose donc sur l'appréciation du danger, réalisée par l'agent lui-même. Une marge d'erreur est donc possible, et la jurisprudence considère qu'il n'est pas nécessaire que le danger soit avéré. Il suffit que l'agent croie, de bonne foi, à un tel danger. Là encore, il est bien difficile de penser que les conducteurs qui ont collectivement cessé le travail le 16 octobre aient pu raisonnablement penser qu'ils allaient être victimes d'un accident lié à l'absence d'un second agent SNCF dans leur train, d'autant que ce n'était généralement pas le cas.


Un danger grave et imminent



Le conducteur du train accidenté le 16 octobre était, à l'évidence, dans une situation de "danger grave et imminent". En effet, son intégrité physique était atteinte et il risquait, lui et ses passagers, d'être victime d'un sur-accident. Et il était d'autant plus fondé à cesser le travail qu'il était blessé et donc plus en état d'assurer ses fonctions. 

La situation des autres agents SNCF est bien différente. Le juge administratif se montre en effet très rigoureux sur le caractère imminent du danger encouru. Le tribunal administratif (TA) de Besançon, dans un jugement du 10 octobre 1996, considérait ainsi comme licite le refus tout net d'un employé municipal de monter sur une échelle, elle-même posée sur la plate-forme d'un tracteur levée à quatre mètres du sol, pour suspendre des décorations de Noël. En revanche, le TA de Nîmes, dans un jugement du 15 octobre 2009, estime que le caractère imminent n'est pas avéré lorsque l'agent public dispose de la qualification requise pour exercer une fonction, même présentant un risque connu. S'il est vrai que la conduite d'un train n'est pas tout-à-fait sans danger, il est tout de même difficile de considérer que les agents ne sont pas formés aux fonctions qu'ils exercent, et qu'ils exercent d'ailleurs très bien. 


Un danger non hypothétique



Surtout, le danger ne saurait être purement hypothétique. La Cour administrative d'appel de Lyon, dans une décision du 22 décembre 2009, a ainsi écarté le droit de retrait d'un agent de service, dans le cas d'un arrêt de travail intervenu après que des collègues de l'intéressé aient été victimes de jets de pierre, menaces et insultes. De la même manière, les collègues du cheminot accidenté le 16 octobre ne peuvent invoquer qu'un danger hypothétique qui, au moment où ils invoquent le droit de retrait, ne les menace pas directement.

De toute évidence, les agents de la SNCF n'ont pas exercé le droit de retrait. Sur le plan juridique, ils ont cessé le travail, en se dispensant des procédures préalables à l'exercice du droit de grève. Le problème est qu'ils se retrouvent ainsi dans une position délicate et le Premier ministre a annoncé sa volonté d'en tirer les conséquences. La SNCF pourrait ainsi décider une retenue sur traitement pour service non fait, voire engager des sanctions disciplinaires pour absence injustifiée. Peut-être n'ira-t-on pas jusque-là, car la simple menace de ces mesures a finalement permis la reprise du service, mais l'hypothèse est loin d'être totalement écartée.

Le bilan de l'affaire est donc nuancé. Sur le plan de la communication, le droit de retrait est incontestablement une bénédiction. Le massage délivré, à l'usager comme aux médias, est celui de l'action menée dans le seul but de garantir la sécurité et la protection des personnes. C'est évidemment plus valorisant que le recours à la grève, vécue par l'usager comme une "galère", attente, trains annulés, service minimum plus ou moins assuré etc. Sur le plan juridique, le bénéfice est moins net, et le risque de sanction est élevé, si les autorités font preuve de fermeté. Car dans l'état actuel du droit, les chances contentieuses de voir reconnaître le droit de retrait dans une telle situation sont tout simplement inexistantes. La manipulation du droit à des fins de communication est toujours un exercice dangereux.

Sur le droit de grève : Chapitre 13, Section 2 § 2 B du manuel de Libertés publiques sur internet.




2 commentaires:

  1. "Il en de même dans le secteur privé, le droit de retrait n'étant consacré que dans le titre du code du travail consacré à "la santé et sécurité au travail"."

    C'est très discutable comme affirmation.
    En droit du travail, le droit de retrait est placé au même rang que le droit de grève et ils sont farouchement protégés par la Cour de cassation.

    RépondreSupprimer
  2. HAUCHEMAILLE Stéphane25 octobre 2019 à 18:18

    Je vous suis pour l'essentiel dans votre analyse. Mais je suis surpris que vous vous référiez, en tout cas uniquement, à la jurisprudence administrative alors que les conducteurs de trains sont des salariés, certes à statut particulier, mais relevant de la juridiction judiciaire, prudhommale. Je vous renvoie à mes tweets récents sur cette question et aussi aux articles auxquels ils répondent, en précisant d'emblée que la Cour de cassation ne contrôle pas le motif raisonnable, question qu'elle laisse à l'appréciation souveraine des juges du fond.

    RépondreSupprimer