Les violences familiales ne se limitent pas à celles dirigées contre les femmes, même si ces dernière en sont davantage victimes. Bien souvent, la violence est un élément contextuel dans une famille, et lorsque les femmes sont maltraitées, les enfants le sont aussi. Et la réponse policière et pénale ne semble pas toujours appropriée aux menaces qui pèsent sur une famille. Dans un arrêt Kurt c. Autriche du 4 juillet 2019, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) affirme que les mesures prises par les autorités pour assurer la protection d'une famille doivent être appréciées à l'aune des informations dont elles disposent.
Mariée en 2003, et mère de deux enfants, madame Kurt port plainte contre son mari en 2010 pour violences conjugales. Elle présente des traces de blessure, et une ordonnance est prise par les juges autrichiens, interdisant à l'époux de s'approcher de leur appartement ainsi que de celui des parents de Mme Kurt. Il est ensuite condamné à une peine de trois mois d'emprisonnement avec sursis, peine assortie d'une mise à l'épreuve de trois années. Aucun incident n'est signalé jusqu'à en mai 2012, lorsque Mme Kurt engage une procédure de divorce et dépose une nouvelle plainte pour viol et violences dirigées également contre ses enfants. Ces derniers confirment que leur père les avait frappés. Le 25 mai, ce dernier se rend à l'école des enfants, demande à l'institutrice non informée des problèmes familiaux, de s'entretenir brièvement avec son fils. On retrouve ensuite celui-ci dans le sous-sol de l'école, assassiné d'une balle dans la tête.
Le droit à la vie
Madame Kurt engage ensuite une série de recours engageant la responsabilité des autorités autrichiennes, estimant qu'elles avaient commis une faute en ne plaçant pas Monsieur Kurt en détention après la seconde plainte de son épouse. N'ayant pas obtenu satisfaction des juges, elle se tourne vers la CEDH et invoque une violation du droit à la vie, garantie par l'article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.
On sait que le droit à la vie, au sens où l'entend la CEDH, n'interdit pas seulement pas seulement de porter atteinte à la vie humaine intentionnellement. Il est aussi utilisé pour sanctionner une abstention fautive, lorsque l'Etat n'a pas pris les mesures appropriées pour protéger les personnes placées sous sa juridiction. Dans un arrêt tout récent Fernandes de Oliveira c. Portugal du 31 janvier 2019, la Grande Chambre se place sur le fondement de l'article 2 pour rappeler que les responsables d'un hôpital psychiatrique doivent prendre les mesures appropriées pour protéger les patients contre autrui et contre eux-mêmes. Constitue donc une atteinte au droit à la vie le fait de ne pas surveiller un patient schizophrène qui a pu s'échapper de l'hôpital pour aller se jeter sous un train. Cette abstention fautive peut prendre plusieurs visages, absence de dispositions normatives ou absence de mesures concrètes de protection.
Les Indégivrables. Xavier Gorce, 1er février 2018 |
L'adéquation des moyens mis en oeuvre
Ces obligations n'ont toutefois rien d'absolu. Depuis sa décision de Grande Chambre Osman c. Royaume-Uni du 28 octobre 1998, la CEDH rappelle qu'il convient de "ne pas perdre de
vue les difficultés pour la police d’exercer ses fonctions dans les
sociétés contemporaines, ni l’imprévisibilité du comportement humain ni
les choix opérationnels à faire en termes de priorités et de ressources". Autrement dit, seule une obligation de moyens pèse sur les autorités en ce domaine et il appartient à la Cour d'apprécier l'adéquation des moyens mis en oeuvre, au regard de chaque cas d'espèce.
Dans son arrêt Opuz c. Turquie du 9 juin 2009, rendu précisément à propos de violences conjugales ayant conduit à une tentative de meurtre, la Cour précise sa méthode de contrôle et affirme qu'"il lui faut se convaincre que lesdites autorités savaient ou auraient
dû savoir sur le moment qu’un ou plusieurs individus étaient menacés de
manière réelle et immédiate dans leur vie du fait des actes criminels
d’un tiers, et qu’elles n’ont pas pris, dans le cadre de leurs pouvoirs,
les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, auraient sans doute
pallié ce risque".
En l'espèce, les autorités autrichiennes n'ont pas fait preuve d'immobilisme. Dès la première plainte déposée par madame Kurt, elles ont pris sans délai une ordonnance d'éloignement qui, selon le dossier, a été respectée. En 2012, après la seconde plainte, elles ont pris une seconde ordonnance, étendue au domicile des parents de la requérante, et ont saisi les clefs du domicile conjugal que l'époux détenait toujours. En même temps, une information pénale pour violences conjugales et viol a été ouverte. Contrairement à l'affaire Talpis c. Italie jugée le 2 mars 2017, dans laquelle la police italienne avait fait preuve d'une inertie remarquable alors qu'une femme avait déposé deux plaintes contre un époux particulièrement violent, les autorités autrichiennes ont elles agi avec célérité, dès qu'elles ont eu connaissance des violences commises. A l'époque où elles agissaient, il était impossible d'imaginer que Monsieur Kurt irait jusqu'à assassiner son propre fils contre lequel aucune menace n'avait été proférée. Il avait respecté la première ordonnance d'éloignement, se comportait calmement avec les policiers, et rien n'indiquait qu'il était en possession d'une arme. Une telle escalade de la violence était donc imprévisible et la Cour en déduit à l'unanimité que les autorités n'ont pas violé le droit à la vie.
La décision Kurt c. Autriche s'inscrit ainsi dans une jurisprudence largement dépendante des cas d'espèce et qui s'est construite au fil des ans. Elle ne donnera sans doute pas satisfaction à ceux, et surtout à celles, qui revendiquent la construction d'un droit spécifique aux "féminicides" et, d'une manière générale, aux violences contre les femmes. Car cet arrêt nous enseigne que les violences familiales forment un tout et qu'une famille n'est pas seulement, et même pas nécessairement, composée d'un homme et d'une femme. Il convient certes de réprimer avec rigueur les violences contre les femmes, précisément pour mettre à l'abri la victime, protéger les enfants, et éviter l'escalade, mais c'est aussi l'ensemble du tissu familial qui doit être pris en considération. Il ne s'agit donc pas tant de créer un droit pénal "genré" que d'appliquer celui qui est en vigueur, et de l'appliquer rapidement.
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