L'arrêt Volodina c. Russie rendu le 9 juillet 2019 par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) donne quelques éclaircissements sur la manière dont un Etat doit s'armer juridiquement pour combattre les violences domestiques. Elle précise en effet que les Etats doivent se donner d'instruments juridiques de nature à lutter efficacement contre ces dernières.
En l'espèce, il s'agit de violences faites aux femmes, car Valeriya Volodina a subi deux années ininterrompues de mauvais traitements infligés par son compagnon, M. S. Entre novembre 2014, moment où elle s'est installée avec lui à Oulyanovsk, et août 2018, date à laquelle Mme Volodina a finalement décidé de changer de nom, elle a été agressée à de multiples reprises, y compris alors qu'elle était enceinte, ses blessures imposant ensuite une IVG thérapeutique. Elle a aussi été enlevée, traquée par une puce illégale, les freins de sa voiture ont été sabotés. Elle vivait constamment sous la menace d'un ex-compagnon, particulièrement furieux après son départ du domicile qu'ils partageaient.
Alors que Mme Volodina avait déposé quatre plaintes et qu'elle avait appelé la police à de multiples reprises, les autorités n'ont jamais estimé nécessaire d'ouvrir une enquête pénale sur les violences dont elle était victime. La seule information ouverte le fut pour atteinte à la vie privée, M. S. ayant cru bon de partager des photos d'elle sur un réseau social sans son consentement. Se fondant sur cette seule et unique procédure, Valeriya Volodina essaya vainement d'obtenir une mesure de protection, sans obtenir aucune réponse.
Aujourd'hui,
elle estime que les autorités russes ont manqué à leur obligation de
protection. La CEDH accueille son recours, et estime que cette situation
constitue une violation de l'article 3 de la Convention européenne des
droits de l'homme qui interdit les traitements inhumains et dégradants.
Article 3 et gravité des dommages
Pour que l'article 3 puisse être invoqué, il faut d'abord montrer que les dommages causés à Mme Volodina présentent une particulière gravité. En l'espèce, la preuve n'est pas difficile à apporter, les violences subies par la requérantes étant attestées à la fois par son dossier médical et par des rapports de police. Se fondant sur l'arrêt Valiulienė c. Lituanie du 26 mars 2013, la CEDH affirme que "les conséquences psychologiques de la violence domestique constituent une dimension importante de celle-ci". Cela ne signifie pas, et la Cour le précise dans la décision Valiuliene, que les femmes entrent automatiquement dans la catégorie des personnes vulnérables. Mais les mauvais traitements infligés par leur conjoint font naître en elles des sentiments de crainte et d'impuissance qui sont suffisamment sérieux pour atteindre le degré de gravité nécessité pour relever de l'article 3.
Dès lors, la CEDH apprécie si les autorités russes ont mis en oeuvre des procédures de protection adéquates contre ces violences et si ces procédures ont été appliquées au cas de Mme Volodina. Les exigences en ce domaine ont été posées dans l'arrêt du 28 mai 2013 Eremia c. République de Moldavie. La première d'entre elles réside dans la pénalisation des violences domestiques, soit par la création d'infractions spécifiques, soit en en faisant des circonstances aggravantes. La seconde se trouve dans l'existence, dans le droit pénal, de mesures de protection des victimes.
Il apparaît qu'en droit russe, sauf durant une brève période de 2016 à 2017, la violence domestique n'a jamais été mentionnée dans le code pénal russe, ni en tant qu'infraction distincte, ni en tant que circonstance aggravante. Or la décision Valiuliene précisait déjà que les Etats doivent créer un système légal visant à sanctionner ce type de violences.
La spécificité du droit russe fait que les violences légères ne peuvent être poursuivies que sur plainte d'une personne privée, avec une procédure particulière dans laquelle l'intérêt public n'est pas représenté. La victime se retrouve donc seule, y compris dans les procédures qu'elle engage, seule et donc soumise à des pressions de toutes sortes pour qu'elle retire sa plainte. La Cour européenne sanctionne donc le système russe. Elle note au passage, conformément à sa décision Sandra Jankovic c. Croatie du 5 mars 2009 qu'un Etat peut choisir de régler les différends de basse intensité par une procédure purement privée, mais elle précise que les violences domestiques ne peuvent être soumises à un tel régime, considéré comme impropre à empêcher leur récurrence.
En outre, le droit russe ignore les ordonnances d'éloignement qui permettent de protéger la victime en enjoignant à l'agresseur de ne pas s'en approcher. Il s'agit là de mesures préventives, déjà exigées dans la décision M. et autres c. Italie et Bulgarie du 31 juillet 2012. Sur ce point, la passivité d'un Etat constitue, en soi, un manquement à l'article 3 de la Convention européenne (CEDH, 12 juin 2008, Bevacqua et a. c. Bulgarie, 12 juin 2008)
Aux yeux de la CEDH, ces lacunes du droit russe sont constitutives d'une discrimination, au sens de l'article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. En l'espèce, la CEDH s'appuie sur la Convention sur l'élimination de toutes formes de discrimination à l'égard des femmes, adoptée par une résolution de l'Assemblée générale des Nations Unies le 18 décembre 1979 et entrée en vigueur en 1981. Le comité chargé de contrôler sa mise en oeuvre a précisé que la violence envers une femme était celle dirigée contre elle "parce qu'elle est une femme ou qu'il l'affecte de manière disproportionnée". Dans sa recommandation n° 35, ce même comité a ensuite affirmé, en 2017, que la violence envers les femmes constitue, en soi, une forme de discrimination, allant même jusqu'à affirmer que cette prohibition était un principe coutumier du droit international.
La CEDH ne reprend pas à son compte ce dernier point, mais constate que les violences domestiques affectent les femmes de manière disproportionnée, et que les autorités russes n'ont rien fait pour remédier à cette situation. Or, la Cour réaffirme régulièrement que l'égalité des sexes constitue l'un des objectifs essentiels qui doivent être poursuivis par les Etats dans le cadre de la lutte contre les discriminations et le Comité pour l'élimination des discriminations à l'égard des femmes a, plusieurs fois, demandé à la Russie de mettre fin à cette inertie. Pour toutes ces raisons, la CEDH estime donc que cette dernière est constitutive d'une discrimination.
La décision Volodina devrait sans doute susciter la réflexion des autorités françaises. Notre système juridique répond-il aux exigences posées par cette décision ? La première condition, celle qui porte sur l'existence d'une infraction spécifique, semble remplie : l'article 222-8 du code pénal alourdit ainsi la peine de 15 à 20 ans d'emprisonnement lorsqu'une violence est faite "sur le conjoint".
La seconde condition semble également remplie, au moins théoriquement. La loi du 26 mai 2004 a établi un "référé violences conjugales" qui permet, avant le divorce, de saisir le juge des affaires familiales pour ordonner au conjoint violent de quitter le domicile conjugal. La loi du 9 juillet 2010 a même créé une ordonnance de péril imminent, cette fois indépendante d'un éventuel divorce, et également rendue par le juge civil avec sensiblement le même type de mesure. Enfin, le procureur de la République peut prononcer une mesure de sûreté avant tout jugement, avec notamment l'interdiction du domicile et l'interdiction d'approcher la victime. Encore faut-il, pour user de cette procédure, que des poursuites aient été formellement engagées.
Tout cela existe, sur le papier. Mais les procédures en cause sont lentes et difficiles à mettre en oeuvre. Les victimes hésitent à formuler des demandes d'ordonnance, car les représailles peuvent intervenir bien avant qu'elle soit notifiée à l'intéressé, et la période entre la demande et la mise en ouvre de l'ordonnance est aussi une période de particulière vulnérabilité pour la victime. Que penserait la Cour du droit français ? On ne doute pas qu'un jour une victime lui posera la question.
Dès lors, la CEDH apprécie si les autorités russes ont mis en oeuvre des procédures de protection adéquates contre ces violences et si ces procédures ont été appliquées au cas de Mme Volodina. Les exigences en ce domaine ont été posées dans l'arrêt du 28 mai 2013 Eremia c. République de Moldavie. La première d'entre elles réside dans la pénalisation des violences domestiques, soit par la création d'infractions spécifiques, soit en en faisant des circonstances aggravantes. La seconde se trouve dans l'existence, dans le droit pénal, de mesures de protection des victimes.
Pour le meilleur et pour le pire. Lester Bilal. 2008
Les lacunes du droit russe
Il apparaît qu'en droit russe, sauf durant une brève période de 2016 à 2017, la violence domestique n'a jamais été mentionnée dans le code pénal russe, ni en tant qu'infraction distincte, ni en tant que circonstance aggravante. Or la décision Valiuliene précisait déjà que les Etats doivent créer un système légal visant à sanctionner ce type de violences.
La spécificité du droit russe fait que les violences légères ne peuvent être poursuivies que sur plainte d'une personne privée, avec une procédure particulière dans laquelle l'intérêt public n'est pas représenté. La victime se retrouve donc seule, y compris dans les procédures qu'elle engage, seule et donc soumise à des pressions de toutes sortes pour qu'elle retire sa plainte. La Cour européenne sanctionne donc le système russe. Elle note au passage, conformément à sa décision Sandra Jankovic c. Croatie du 5 mars 2009 qu'un Etat peut choisir de régler les différends de basse intensité par une procédure purement privée, mais elle précise que les violences domestiques ne peuvent être soumises à un tel régime, considéré comme impropre à empêcher leur récurrence.
En outre, le droit russe ignore les ordonnances d'éloignement qui permettent de protéger la victime en enjoignant à l'agresseur de ne pas s'en approcher. Il s'agit là de mesures préventives, déjà exigées dans la décision M. et autres c. Italie et Bulgarie du 31 juillet 2012. Sur ce point, la passivité d'un Etat constitue, en soi, un manquement à l'article 3 de la Convention européenne (CEDH, 12 juin 2008, Bevacqua et a. c. Bulgarie, 12 juin 2008)
Discrimination
Aux yeux de la CEDH, ces lacunes du droit russe sont constitutives d'une discrimination, au sens de l'article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. En l'espèce, la CEDH s'appuie sur la Convention sur l'élimination de toutes formes de discrimination à l'égard des femmes, adoptée par une résolution de l'Assemblée générale des Nations Unies le 18 décembre 1979 et entrée en vigueur en 1981. Le comité chargé de contrôler sa mise en oeuvre a précisé que la violence envers une femme était celle dirigée contre elle "parce qu'elle est une femme ou qu'il l'affecte de manière disproportionnée". Dans sa recommandation n° 35, ce même comité a ensuite affirmé, en 2017, que la violence envers les femmes constitue, en soi, une forme de discrimination, allant même jusqu'à affirmer que cette prohibition était un principe coutumier du droit international.
La CEDH ne reprend pas à son compte ce dernier point, mais constate que les violences domestiques affectent les femmes de manière disproportionnée, et que les autorités russes n'ont rien fait pour remédier à cette situation. Or, la Cour réaffirme régulièrement que l'égalité des sexes constitue l'un des objectifs essentiels qui doivent être poursuivis par les Etats dans le cadre de la lutte contre les discriminations et le Comité pour l'élimination des discriminations à l'égard des femmes a, plusieurs fois, demandé à la Russie de mettre fin à cette inertie. Pour toutes ces raisons, la CEDH estime donc que cette dernière est constitutive d'une discrimination.
Situation française
La décision Volodina devrait sans doute susciter la réflexion des autorités françaises. Notre système juridique répond-il aux exigences posées par cette décision ? La première condition, celle qui porte sur l'existence d'une infraction spécifique, semble remplie : l'article 222-8 du code pénal alourdit ainsi la peine de 15 à 20 ans d'emprisonnement lorsqu'une violence est faite "sur le conjoint".
La seconde condition semble également remplie, au moins théoriquement. La loi du 26 mai 2004 a établi un "référé violences conjugales" qui permet, avant le divorce, de saisir le juge des affaires familiales pour ordonner au conjoint violent de quitter le domicile conjugal. La loi du 9 juillet 2010 a même créé une ordonnance de péril imminent, cette fois indépendante d'un éventuel divorce, et également rendue par le juge civil avec sensiblement le même type de mesure. Enfin, le procureur de la République peut prononcer une mesure de sûreté avant tout jugement, avec notamment l'interdiction du domicile et l'interdiction d'approcher la victime. Encore faut-il, pour user de cette procédure, que des poursuites aient été formellement engagées.
Tout cela existe, sur le papier. Mais les procédures en cause sont lentes et difficiles à mettre en oeuvre. Les victimes hésitent à formuler des demandes d'ordonnance, car les représailles peuvent intervenir bien avant qu'elle soit notifiée à l'intéressé, et la période entre la demande et la mise en ouvre de l'ordonnance est aussi une période de particulière vulnérabilité pour la victime. Que penserait la Cour du droit français ? On ne doute pas qu'un jour une victime lui posera la question.
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