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jeudi 30 mai 2019

Le Parlement de Catalogne ou l'ordre constitutionnel devant la CEDH

Nul n'a oublié les efforts déployés par les mouvements indépendantistes catalans pour parvenir à leurs fins. Le 1er octobre 2017, un "référendum d'autodétermination" fut organisé en Catalogne, consultation organisée sans aucune des garanties offertes par la Constitution espagnole et à laquelle n'ont participé que les mouvements, et les électeurs, favorables à l'indépendance. De fait 90 % de cet étrange corps électoral approuva l'indépendance, avec 58 % d'abstentions. Forts de ce "succès", les membres indépendantistes du parlement de Catalogne demandèrent au bureau de convoquer une séance plénière, dans le but de faire voter une déclaration d'indépendance. 

Un certain nombre de députés socialistes ont alors déposé un recours d'amparo devant le tribunal constitutionnel espagnol, lui demandant de prendre une mesure provisoire de suspension de cette séance plénière. Le tribunal a fait droit à cette demande le 9 octobre 2017, ce qui n'a pas empêché le parlement, uniquement composé des membres des partis autonomistes, de se réunir le lendemain. Le chef du gouvernement catalan, Carles Puigdemont, a alors déclaré l'indépendance, acte qui est demeuré sans aucune suite puisque le gouvernement espagnol a finalement mis en oeuvre l'article 155 de la Constitution autorisant la mise sous tutelle d'une province.

Aujourd'hui, le combat se déplace vers le terrain contentieux. 76 députés indépendantistes du parlement catalan ont en effet déposé devant la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) un recours dirigé contre la décision rendue par le tribunal constitutionnel le 9 octobre 2017. L'arrêt rendu le 28 mai 2019 Forcadell I Lluis et a. ne leur donne pas satisfaction et déclare la requête purement et simplement irrecevable.

Sur le fond, les requérants invoquent les articles 10 et 11 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui protègent les libertés d'expression et de réunion, ainsi que l'article 3 du Protocole n° 1 qui garantir le droit à des élections libres. Il convient ainsi de préciser que la CEDH n'exerce pas un contrôle de la constitution espagnole, mais se limite effectivement à apprécier si les libertés consacrées par la Convention ont été atteintes par une décision du tribunal constitutionnel.

La qualité de victime


Avant de se prononcer sur ces questions, la Cour s'interroge sur la qualité de victime des requérants. Les droits prétendûment bafoués ne seraient-ils pas ceux du parlement catalan plutôt que ceux de simples citoyens ? L'irrecevabilité pourrait alors être immédiatement prononcée si l'ensemble des requérants pouvait être considéré comme une "organisation gouvernementale", entité qui, selon l'article 34 de la Convention, n'est pas compétente pour saisir la Cour.

Certes, la CEDH ne réduit pas cette notion aux seuls organes centraux de l'Etat, et l'étend aux collectivités autonomes et décentralisées, tout en précisant qu'elle ne saurait examiner des différends de nature politique ou institutionnelle (G.C., 8 avril 2004, Assanidzé c. Georgie). Mais en l'occurrence, la plupart des parlementaires requérants ont agi en leur nom personnel, même si certains ont précisé qu'ils étaient membres d'un groupe parlementaire indépendantiste, voire membres du bureau du parlement catalan. Les droits et libertés qu'ils invoquent, liberté d'expression, de réunion, et droit à des élections libres, les concernent individuellement. Ils peuvent donc être considérés comme un "groupe de particuliers" susceptible de saisir la Cour.

Observons que la Cour aurait sans doute pu estimer que le contentieux introduit devant elle portait précisément sur un différend de nature politique et institutionnelle, ce qui, au sens de la décision Assanidzé, aurait pu justifier une irrecevabilité immédiate, sans examen des autres moyens. Mais précisément, la Cour veut aller plus loin et déclarer l'irrecevabilité sur un autre fondement.

 Le soleil catalan. Paulette Merval et Marcel Merkès, circa 1960


Les libertés d'expression et de réunion


En matière de débat politique, la CEDH refuse de faire une distinction nette entre la liberté d'expression et celle de réunion. Comme elle l'affirme dans son arrêt Ezelin c. France du 26 avril 1991, la liberté d'expression est dans ce domaine la lex generalis, et la liberté de réunion la lex specialis. En l'espèce toutefois, la Cour estime que la suspension de la séance plénière du parlement catalan relève essentiellement de la liberté de réunion.

Nul ne conteste que la décision du tribunal constitutionnel constitue une ingérence dans la liberté de réunion des intéressés puisque, membres du parlement, ils n'ont pu s'y rassembler pour voter la déclaration d'indépendance. Mais une telle ingérence peut être licite si elle est prévue par la loi, si elle a un but légitime et si elle est "nécessaire dans une société démocratique".

On sait que l'expression "prévue par la loi" fait l'objet d'une définition très compréhensive par la CEDH qui déclare ce critère satisfait dès que la mesure prise repose sur un fondement solide en droit interne. En l'espèce, la loi organique espagnole relative au tribunal constitutionnel confère à ce dernier la compétence pour adopter des mesures provisoires, dès lors qu'elles sont indispensables pour éviter de vider de son contenu tout recours au fond. Tel était le cas en l'espèce, le tribunal devant suspendre les travaux du parlement pour empêcher une déclaration d'indépendance qui aurait rendu son intervention inefficace. La CEDH fait d'ailleurs observer que cette intervention du tribunal était parfaitement prévisible, dès lors qu'il avait déjà pris une mesure de ce type pour déclarer inconstitutionnel le pseudo-référendum d'autodétermination. En refusant de s'y plier, les leaders indépendantistes n'avaient fait qu'aggraver l'inconstitutionnalité de l'ensemble de la procédure.

Le but légitime évoqué par le tribunal constitutionnel espagnol n'est pas discuté par la CEDH. Il s'agit de protéger les droits des parlementaires minoritaires, la réunion n'ayant été demandée que par les 76 députés indépendantistes sur 135 membres que compte le parlement catalan. La CEDH rajoute d'ailleurs d'autres "buts légitimes" à ceux invoqués par les juges espagnols, qu'il s'agisse de la sûreté publique, de la défense de l'ordre et de la protection des libertés d'autrui (CEDH, 30 janvier 2009, Herri Batasuna et Batasuna c. Espagne). Derrière ces éléments, on voit se profiler l'idée que la décision des juges reposait sur la nécessité de protéger la constitution elle-même.


La protection de l'ordre constitutionnel



Reste la question de la nécessité de l'ingérence, appréciation qui implique un véritable contrôle de proportionnalité de la CEDH. Selon une formule employée dans l'arrêt Parti nationaliste basque, organisation régionale d'Iparralde c. France de 2007, la CEDH doit être convaincue que les autorités ont appliqué des règles conformément à l'article 11, en se fondant sur une interprétation acceptable des faits. Cette fois, la CEDH affirme nettement que le tribunal entendait affirmer le respect de ses propres décisions et, par là-même, "préserver ainsi l'ordre constitutionnel". En l'espèce, les parlementaires minoritaires, ceux attachés aux institutions en vigueur, risquaient, par les effets d'une procédure constitutionnellement irrégulière, de se voir empêcher d'exercer leurs fonctions. Par voie de conséquence, le tribunal empêchait en même temps une "atteinte indirecte au droit constitutionnel des citoyens à participer aux affaires publiques à travers leurs représentants". De ces éléments, la CEDH déduit donc que la décision du tribunal constitutionnel reposait sur un "besoin social impérieux" et qu'elle était "nécessaire dans une société démocratique".

La requête des membres indépendantistes du parlement catalan est donc déclarée irrecevable, car les griefs sont "manifestement mal fondés".  Cette irrecevabilité n'a rien à voir avec une irrecevabilité de procédure, et la décision de la Cour se montre particulièrement sévère à l'égard d'un mouvement qui attaquait les institutions mêmes d'un Etat partie à la Convention européenne des droits de l'homme. En témoigne le moyen tiré de l'atteinte au droit à des élections libres, écarté au motif que la réunion du parlement était la conséquence de la violation d'une loi, celle sur l'organisation du référendum, elle-même suspendue par le tribunal constitutionnel. La Cour affirme ainsi très clairement que la démocratie s'exerce au sein des institutions démocratiques, et non pas dans la rue ou à travers des parodies de consultations populaires.




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