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jeudi 3 janvier 2019

Eric Drouet et les manifestations non déclarées

Eric Drouet, l'une des figures les plus médiatiques du mouvement des Gilets Jaunes, a été interpellé et placé en garde à vue le 2 janvier 2019 lors d'un rassemblement dans le quartier des Champs Elysées à Paris. Il est sorti de garde à vue le lendemain et l'on a appris qu'il serait jugé le 15 février 2019 par le tribunal correctionnel pour organisation d'une manifestation non déclarée. L'affaire fait grand bruit, et Jean-Luc Mélenchon, qui reconnaît sa fascination pour le personnage, dénonce une "police politique". Quant à l'avocat de l'intéressé, maître Khéops Lara, il s'élève avec une vigueur contre une "opération bassement politique qui n'a rien de juridique", ajoutant que "c'est l'État qui a bafoué le droit". Tous ces discours relèvent évidemment de la posture politique et sont destinés à ceux qui veulent bien les croire. 


L'absence de déclaration 



L'analyse juridique conduit cependant à d'autres conclusions. Il convient en effet de s'interroger sur le fondement des poursuites engagées contre Eric Drouet. Il réside dans l'article 431-9 du code pénal qui punit de six mois d'emprisonnement et de 7 500 euros d'amende le fait "d'avoir organisé une manifestation sur la voie publique n'ayant pas fait l'objet d'une déclaration préalable dans les conditions fixées par la loi". On sait en effet que la liberté de manifestation est soumise au régime de la déclaration préalable (art. L 211-1 du code de la sécurité intérieure), déclaration faite par ses organisateurs auprès de l'administration préfectorale (préfet de police à Paris et Marseille). Cette procédure a pour but d'informer les autorités chargées de maintenir l'ordre et de permettre au juge judiciaire de poursuivre d'éventuelles infractions.  

On sait que les Gilets Jaunes refusent systématiquement de respecter cette procédure de déclaration. A leurs yeux, la qualification de "mouvement citoyen", qualification qu'ils ont eux même attribué à leur mouvement, les autorise à s'en dispenser. Hélas, c'est peut-être une position "citoyenne", certainement une position militante, mais pas du tout une position conforme au droit. Les rassemblements des Gilets Jaunes, comme toutes les manifestations, devraient faire l'objet d'une déclaration et l'absence de cette formalité conduit à la sanction prévue par l'article 431-9 du code pénal.

Derrière le discours militant de l'avocat d'Eric Drouet, on commence à entrevoir la défense envisagée.  Elle tient en deux arguments. D'une part, le rassemblement incriminé n'était pas une manifestation au sens juridique du terme et n'avait donc pas à être déclaré. D'autre part, même si l'on considère qu'il s'agissait tout de même d'une manifestion, Eric Drouet n'avait pas la qualité d'organisateur. Hélas, ces deux éléments sont bien fragiles.


La qualification de manifestation



La question est juridiquement intéressante. En effet, lorsque l'on parle de manifestation en droit pénal, c'est généralement lorsqu'elle a dégénéré. Mais, dans ce cas, comme l'a montré le professeur Jacques-Henri Robert, lors de la dernière Journée des Libertés du 16 octobre 2018, "quelque chose s'est produit qui a fait que ce n'est plus une manifestation, ce sont des coups et blessures, des incendies, etc". En l'espèce, il est simplement reproché à Eric Drouet d'avoir organisé une manifestation non déclarée, pratique en soi illicite. 

Selon un arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 9 février 2016, la manifestation se définit comme "tout rassemblement, statique ou mobile, sur la voie publique d'un groupe organisé de personnes aux fins d'exprimer collectivement et publiquement une opinion ou une volonté commune". Deux critères sont donc utilisés, d'une part l'usage de la voie publique, d'autre part l'existence d'une volonté commune. Il semble, du moins c'est ce qui est dit dans la presse, qu'Eric Drouet ait appelé, quelques heures auparavant, sur sa page Facebook à "une grosse action", afin de "choquer l'opinion publique". Dans une vidéo, il aurait également déclaré : "Ce soir, on va pas faire une grosse action mais on veut choquer l'opinion publique. Je sais pas s'il y en aura qui seront avec nous sur les 'Champs' [...] On va tous y aller sans gilets". En l'espèce, Eric Drouet fournit lui-même les preuves de l'infraction, ce qui a certainement simplifié la tâche des enquêteurs. Il invite en effet les personnes intéressées à se rendre "sur les 'Champs", ce qui implique l'usage de la voie publique, et il existe incontestablement une volonté commune, puisque l'on nous dit qu'il s'agissait de rendre hommage aux victimes du mouvement. 

La référence aux gilets, ou plutôt à l'absence de gilets, est loin d'être neutre et il ne fait guère de doute qu'elle sera utilisée comme élément de défense. Il s'agit en effet d'affirmer que les personnes qui étaient présentes n'intervenaient pas comme Gilets Jaunes mais étaient de simples citoyens qui se réunissaient, et qui ont d'ailleurs décidé ensuite d'aller ensemble au restaurant... Hélas, l'arrêt du 9 février 2016, encore lui, rend cette défense un peu illusoire. 

 
Elément de preuve, montrant que les Gilets Jaunes se rendaient au restaurant

Un Gilet Jaune sans gilet



Les faits qui sont à son origine rappellent étrangement les Gilets Jaunes. Les auteurs du pourvoi sont en effet des membres de la CGT qui, sans avoir procédé à aucune déclaration, se sont installés à une barrière de péage de l'autoroute A6 avec une centaine de ses camarades du syndicat, pour distribuer aux automobilistes des tracts sur la réforme des retraites. Aucun chant, aucune banderole ou bannière, aucun mégaphone et pas le moindre slogan, bref une absence des attributs du parfait manifestant qui avait conduit la Cour d'appel à considérer que l'action en question n'était pas une manifestation au sens de l'article 431-9 du code pénal. Mais la Cour de cassation a cassé la décision de la Cour d'appel au motif que cette exigence ne figurait pas dans la loi, celle-ci ne définissant la manifestation qu'à travers l'usage de la voie publique et l'expression d'une volonté commune. Au regard de cette jurisprudence, on peut penser qu'un Gilet Jaune sans gilet, restera un manifestant aux yeux du juge pénal. 

S'il est bien difficile de considérer que le rassemblement durant lequel Eric Drouet a été interpellé n'était pas une manifestation, il lui reste peut être la possibilité d'invoquer le fait qu'il n'en était pas l'organisateur. En effet, l'article 431-9 du code pénal ne punit que celui qui a "organisé" une manifestation non déclaré. Là encore, la preuve va être délicate à apporter, d'abord parce qu'en refusant de se soumettre à la procédure de déclaration, les Gilets Jaunes ont aussi refusé de désigner des organisateurs, ce qui signifie que toute personne appelant à un rassemblement peut être considérée comme tel. Rappelons en outre qu'Eric Drouet a appelé à la manifestation sur sa page Facebook et par vidéo, ce qui laisse des preuves évidentes de son rôle dans l'organisation du mouvement. Peut-être essaiera-t-il de montrer qu'il ne faisait que relayer un appel diffusé par des tiers, mais ce serait un peu fâcheux pour quelqu'un qui se présente volontiers comme le porte parole des Gilets Jaunes ? En outre, Jean-Luc Mélenchon serait peut être moins fasciné par un personnage qui n'assumerait pas son action militante. En tout cas, le jugement qui interviendra en février permettra d'apprécier comment les juges du fond définissent la manifestation non déclarée au regard de l'arrêt de 2016. Un vrai succès des Gilets Jaunes.


Sur la liberté de manifestation : Chapitre 12 section 1 § 2 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.

2 commentaires:

  1. Votre cour de cassation ferait bien d'apprendre un peu à réfléchir avant de dire de pareilles âneries: en effet, tous les samedis (et d'ailleurs les autres jours aussi), des millions de français se rassemblent sur la voie publique animés d'une volonté commune de faire les courses, sans déclarer cela en préfecture.
    Les "manifestations non déclarées" sont encore pires les week-ends de grand départ, animés par la volonté commune de partir en vacances.
    Quand aux CRS, ils ne déclarent jamais leurs rassemblements alors que ce sont ceux qui dégénèrent le plus souvent en bagarre.

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  2. Merci pour votre analyse toujours lumineuse. Mais vous évacuez peut-être un peu vite la question de la constitutionnalité de l'article 431-9 du Code pénal au regard notamment de l'article 11 de la CEDH
    1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.
    2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale à la sûreté publique à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’Etat.
    Et puis il faut rappeler que l'entrave à la liberté fondamentale de réunion est pénalement sanctionnée par l'article L.431-1 du Code pénal.
    Le régime déclaratif auquel est soumis la liberté de réunion constitue t-il une mesure nécessaire, dans une société démocratique, à la sécurité nationale à la sûreté publique à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui? C'est à mon sens "the question"

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