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mercredi 28 novembre 2018

Le collaborateur occasionnel du service, une notion à haut potentiel

La jurisprudence des tribunaux administratifs peut quelquefois apparaître comme un espace privilégié, ouvert à une certaine forme de créativité juridique. Le jugement du tribunal administratif de Paris intervenu le 15 novembre 2018 constitue l'une de ces décisions susceptibles d'enrichir le droit positif, si précisément il fait jurisprudence. Elle apparaît pourtant d'une grande simplicité, car le tribunal se borne à engager la responsabilité de l'État pour les dommages subis par un lanceur d'alerte, considéré comme un collaborateur occasionnel du service public.

La requérante, madame Stéphanie Gibaud, est bien connue pour avoir dénoncé des pratiques d'évasion fiscale et de blanchiment de fraude fiscale mises en oeuvre par l'Union des banques suisses (UBS), banque d'affaires ayant son siège à Bâle et à Zürich. Employée chez UBS France pour organiser des évènements au profit des riches clients français de la banque, madame Gibaud est parfaitement informée d'un démarchage visant à leur proposer des pratiques d'évasion fiscale. Refusant de détruire les preuves de ces infractions, elle participe au contraire à l'enquête du service des Douanes. Ce rôle de lanceur d'alerte provoquera dès 2008 un véritable harcèlement sur son lieu de travail, qui s'achèvera par son licenciement en 2012. 

En l'espèce, le tribunal administratif de Paris observe que madame Gibaud a communiqué aux Douanes documents et renseignements. Elle a même quelque peu espionné, toujours pour le compte des Douanes, les clients invités au tournoi de Roland Garros par l'UBS... L'importance de l'aide qu'elle a apportée à l'enquête conduit le juge à lui "conférer le statut d'informateur" pour la période allant de fin 2011 au courant de l'année 2012. Elle a personnellement participé à l'enquête, et doit donc être considérée comme un collaborateur occasionnel du service public. Les préjudices qu'elle a subis durant cette affaire doivent seront en conséquence partiellement réparés par l'État. La satisfaction donnée à madame Gibaud est toutefois purement symbolique, pour ne pas dire ridicule, le tribunal lui accordant in fine une indemnisation de 3000 € alors qu'elle réclamait 3 500 000 €. 


La notion de collaborateur occasionnel



Quoi qu'il en soit, le jugement se caractérise d'abord par cette utilisation nouvelle de la notion, très ancienne, de collaborateur occasionnel du service public. Dès 1946, dans la célèbre décision Commune de Saint Priest la Plaine, le Conseil d'État avait ainsi réparé le préjudice causé à un artificier amateur qui tirait le feu d'artifice et qui avait été blessé par l'explosion prématurée d'un engin. Plus tard, dans l'arrêt de 1970 Commune de Batz sur Mer, c'est le sauveteur bénévole d'une personne emportée par la mer, ou plutôt ses ayants-droit qui sont indemnisés, car lui-même s'était noyé dans l'opération. Il a en effet été considéré comme collaborateur du service public de la police municipale. Il en est de même du pilote d'hélicoptère, employé par une entreprise privée et sollicité par le centre de sauvetage en mer parce qu'il était à proximité des lieux, et qui est tué dans la chute de son appareil. Dans l'arrêt Chevillard et autres du 12 octobre 2009, le Conseil d'Etat estime qu'il a participé, dans l'urgence, au service de sauvetage en mer.

Asterix chez les Helvètes. René Goscinny et Albert Uderzo. 1970

La sollicitation de l’administration



On pourrait multiplier les décisions qui seraient l'énumération d'autant de catastrophes en tous genres. Cette triste accumulation nous renseigne sur les raisons de fond de cette jurisprudence qui a d'abord pour objet d'indemniser des victimes ou leurs ayants-droit qui, sans cette qualification de "collaborateurs occasionnels" seraient aussi victimes d'une injustice, alors qu'à un moment de leur vie, elles ou leur proche ont fait un acte de dévouement. D'une manière générale, cette qualification est attribuée si deux conditions sont réunies : d'une part, la personne a participé au service public, d'autre part, elle a agi à la demande de l'administration, sauf hypothèse "d'urgente nécessité", comme dans l'affaire de Batz sur Mer.

Qu'en est-il de madame Gibaud ? Il ne fait aucun doute qu'elle a aidé le service des Douanes, mais la demande de l’administration n’est pas clairement établie pour l'ensemble de la période considérée. Le juge reconnaît simplement qu’elle a agi « spontanément ou à la demande de ce service ». L’idée est celle d’une collaboration, d’un travail en commun poursuivant le même but. Le moment où la requérante a décidé de transmettre des pièces compromettantes pour la banque à l’administration n’est pas détachable de la période plus active où elle a participé à l’enquête.


Utilité pour les lanceurs d'alerte



L'évolution est modeste mais fort utile à celui qui peut être qualifié de lanceur d'alerte.  Il est défini par la loidu 9 décembre 2016 comme « une personne physique qui révèle ou signale, de manière désintéressée et de bonne foi, un crime ou un délit (…) ou une menace ou un préjudice grave pour l’intérêt général, dont elle a eu personnellement connaissance ». Il n’est donc pas un délateur, mais il peut être un informateur qui agit, ou au moins croit agir, dans l’intérêt général. Tel est le cas de la requérante que le tribunal qualifie expressément d'"informateur". Dans son arrêt Soares c. Portugal du 21 juin 2016, la Cour européenne des droits de l’homme précise ainsi que la bonne foi constitue un élément essentiel de la définition du lanceur d’alerte. De toute évidence, la requérante présente toutes les caractéristiques du lanceur d’alerte, au sens juridique du terme. Il n'est pas contesté qu'elle agissait dans le but de déférer à la justice des fraudeurs fiscaux.

Or, précisément, la protection juridique des lanceurs d’alerte demeure, en l’état actuel du droit, tout à fait embryonnaire. La loi du 9 décembre 2016 repose sur un double socle. D’une part, elle formule un principe d’irresponsabilité pénale du lanceur d’alerte si son action porte atteinte à des secrets protégés par la loi, à la condition toutefois que cette divulgation soit "nécessaire et proportionnée à la sauvegarde des intérêts en cause". La notion manque évidemment de clarté et il peut être difficile d'apprécier si la divulgation vaudra à son auteur le statut de lanceur d'alerte ou un séjour en prison. D'autre part, la organise une procédure de signalement de l'alerte, d'abord devant le supérieur hiérarchique puis, en cas d'insuccès, devant l'autorité administrative ou judiciaire. Le Défenseur des droits est chargé d'assister le lanceur d'alerte dans ses démarches. En tout état de cause, cette procédure est également très risquée pour l'intéressé qui, en saisissant son supérieur hiérarchique, l'informe également de son intention de dénoncer des pratiques prohibées.

Rien n'est prévu dans ce dispositif pour l'indemniser des préjudices dont il a pu être victime comme le harcèlement ou le licenciement et la perte de revenus qui en a résulté. En l'espèce, la notion de collaborateur occasionnel permet cette réparation, mais elle demeure très limitée car le tribunal n'accepte d'envisager que la période durant laquelle Madame Gibaud a directement participé à l'enquête, entre fin 2011 et 2012. Les années 2008 à 2011, durant lesquelles elle a été harcelée à son travail, en particulier parce qu'elle refusait de détruire certaines pièces, n'a pas été prise en compte par le juge, ce qui explique le montant dérisoire de l'indemnisation accordée.


Une vision positive du lanceur d'alerte



Le jugement du tribunal administratif laisse ainsi un sentiment d'inachevé. Certes, le juge fait un pas en avant et accepte de considérer la collaboration au service public comme une participation qui peut être en partie spontanée, et donc indépendante de la sollicitation de l'administration. Mais la seule solution efficace pour protéger le lanceur d'alerte serait de faire un second pas en avant, en détachant cette qualification du contentieux de la responsabilité. Il ne s'agirait plus seulement de réparer un dommage, mais d'accorder un véritable statut du collaborateur occasionnel qui le protégerait durant toute la période de conflit ouvert avec l'entreprise.

Cette vision positive du lanceur d'alerte est-elle une vue de l'esprit ? Peut-être pas si l'on considère que le tribunal administratif de Lyon s'est saisi de cette notion ancienne pour l'adapter au problème nouveau de la protection des lanceurs d'alerte. On ignore si cette décision sera frappée d'appel, mais rien n'interdit d'envisager que le législateur reprenne cette notion de manière positive. On imagine alors une multitude d'applications possibles, par exemple pour définir le droit applicable aux personnes qui accompagnent les sorties scolaires. Alors que celles-ci peuvent déjà être indemnisées si elles subissent un dommage durant leur fonction bénévole, la création d'un statut positif permettrait aussi de leur imposer le respect du principe de neutralité généralement imposé à ceux qui participent directement au service public. La notion de collaborateur occasionnel, notion un peu poussiéreuse reléguée aux chapitres consacrés à la responsabilité administrative dans les manuels, pourrait ainsi trouver une nouvelle jeunesse.



Sur les lanceurs d'alerte : Chapitre 9 section 1 § 2 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.

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