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mardi 31 juillet 2018

La Cour de cassation et le Coming Out malgré soi

Par un arrêt du 11 juillet 2018, la 1ère Chambre civile de la Cour de cassation fait prévaloir la liberté de presse sur le droit au respect de la vie privée. Les juges sont souvent confrontés à ce conflit de normes et leurs réponses sont pour le moins nuancées, largement dépendantes des circonstances de l'espèce. Or précisément, la décision du 11 juillet 2018 porte sur l'orientation sexuelle de l'auteur du pourvoi, élément considéré généralement comme étant le coeur même de l'intimité de la vie privée.

En décembre 2013,  I. E., est secrétaire général du Front national et conseiller municipal d'Hénin Beaumont, candidat aux municipales qui auront lieu en 2014. A ce moment précis, est publié le livre "Le Front national des villes et le Front national des champs", ouvrage qui évoque clairement son homosexualité. Or l'intéressé n'a jamais fait son Coming Out, et ne souhaite pas le faire. S'adressant au juge civil, il demande réparation du dommage causé par cette divulgation. Il obtient  satisfaction en première instance, décision confirmée par la Cour d'appel de Paris le 31 mai 2017. Celle-ci affirme qu'une telle révélation "n’est pas justifiée par le droit à l’information légitime du public, ni proportionnée à la gravité de l’atteinte portée à la sphère la plus intime de sa vie privée". 

La 1ère Chambre civile casse cette décision. Elle commence par affirmer que "le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d'expression revêtent une même valeur normative". Mentionnant la décision de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) du 10 novembre 2015 Couderc et Hachette Filipacchi associés c. France, elle énonce ensuite les critères susceptibles de guider les juges du fond pour résoudre ce conflit de normes : "la contribution de la publication incriminée à un débat d'intérêt général, la notoriété de la personne visée, l'objet de cette publication, le comportement antérieur de la personne concernée, ainsi que le contenu, la forme et les répercussions de la publication".  

Homosexualité et débat d'intérêt général


De tous ces éléments, la Cour de cassation n'en retient que deux. A ses yeux, la révélation de l'homosexualité de I. E. est utile au débat d'intérêt général, dès lors qu'elle permet de s'interroger sur l'influence que peut avoir l'orientation sexuelle de ses dirigeants sur les positions du FN en matière de mariage des personnes de même sexe et de lutte contre l'homophobie. En outre, s'il est vrai que « toute personne, quels que soient son rang, sa naissance, sa fortune, ses fonctions présentes ou à venir, a droit au respect de sa vie privée" (Cass, 27 février 2007), le fait que I. E. exerce un rôle politique "l'expose nécessairement à l'attention du public, y compris dans des domaines relevant de la vie privée » . Certes, la situation peut faire sourire, et l'on peut comprendre que l'un des responsables d'un parti en majorité hostile au mariage pour tous ait préféré cacher sa homosexualité. Mais le problème est de nature juridique, car la Cour de cassation se réfère à une jurisprudence européenne un peu datée.

Voutch. Les joies du monde moderne. 2015

 

Evolution de la jurisprudence européenne



Le dirigeant du FN est en effet traité comme l'était la famille princière de Monaco, dans une jurisprudence déjà ancienne. La CEDH a d'abord considéré, dans un arrêt Von Hannover du 7 février 2012, que la santé du prince Rainier de Monaco relevait d'une contribution au débat d’intérêt général, comme plus tard la révélation de l'enfant caché du Prince Albert, dans un premier arrêt du 12 juin 2014. On avait alors le sentiment que la Cour considérait que tout élément de la vie privée d'une personne publique qui, pour une raison ou pour une autre était au coeur de l'actualité, se trouvait ipso facto revêtu du label "débat d'intérêt général". Dans son arrêt du 11 juillet 2018, la Cour de cassation applique précisément cette jurisprudence. Elle n'impose pas aux juges du fond l'analyse de l'impact de la révélation de son homosexualité sur la vie personnelle du dirigeant du Front National, estimant que ses fonctions politiques le privent du secret de son orientation sexuelle.

Le problème est que par la suite, et précisément dans la décision du 10 novembre 2015, la CEDH a adopté une position plus nuancée, toujours à propos de l''enfant caché du prince Albert, objet cette fois d'un arrêt de Grande Chambre. La CEDH sanctionne alors les juges français qui avaient directement rattaché ces révélations au débat d'intérêt général, en mentionnant seulement le caractère héréditaire du régime monégasque et l'intérêt que pouvait présenter les questions dynastiques et successorales sur le Rocher. En revanche, ils n'avaient pas examiné le reste de la publication, et notamment les révélations sur les liens qu'entretenait le Prince avec son enfant, c'est-à-dire le coeur de l'intimité de sa vie privée. Cette jurisprudence est confirmée avec l'arrêt Rubio Dosamantes c. Espagne du 21 février 2017, précisément rendu en matière de divulgation de l'homosexualité d'une chanteuse espagnole. Là encore, la CEDH reproche aux juges du fond de ne pas s'être penchés sur le détail des divulgations, se bornant à justifier la publication par la notoriété de la requérante. Et même si cette homosexualité faisait l'objet de "rumeurs persistantes", la Cour affirme clairement que le fait que la requérante ait été l'objet de l'attention de la presse ne devrait pas avoir pour conséquence de refuser toute protection de sa vie privée. Fort de cette jurisprudence, il est très possible que I. E. fasse un recours devant la CEDH, recours qui n'est pas dépourvu de chances d'aboutir.


Le Coming Out comme contrainte sociale



Dans son arrêt du 11 juillet 2018, la Cour de cassation se fonde certes sur la jurisprudence de la CEDH, mais choisit l'arrêt qui lui convient, écartant les décisions les plus récentes. Elle fait prévaloir la liberté d'expression, et écarte totalement le droit au secret de l'orientation sexuelle pour les hommes et les femmes politiques. N'est-il pas possible en effet d'affirmer que l'orientation sexuelle d'une personne a toujours une influence sur ses choix politiques ? A sa manière, cette décision témoigne d'une certaine évolution dans le traitement juridique de l'orientation sexuelle. De plus en plus invoquée pour lutter contre les discriminations, elle est de moins en moins présentée comme un élément de la vie privée. Comme si le Coming out relevait désormais de la contrainte sociale et comme si la vie privée des personnes publiques devait nécessairement se dérouler au grand jour.



Sur le débat d'intérêt général : Chapitre 8 section 4 § 1 C du manuel de libertés publiques sur internet


dimanche 29 juillet 2018

L'affaire Benalla, ou les lacunes juridiques de la sécurité

Peut-être faudrait-il remercier Alexandre Benalla ? A son corps défendant, il contribue à mettre sur la place publique un débat juridique qui se déroule généralement dans la plus grande opacité. La sécurité de la présidence de la République est en effet une question peu évoquée dans les médias, sauf quand un dysfonctionnement peut être dénoncé, voire un scandale débusqué. Or, l'affaire Benalla met en évidence des problèmes anciens, bien connus de ceux qui s'intéressent aux questions de sécurité. 


Le monopole du GSPR



Le premier d'entre eux réside dans l'organisation et le fonctionnement du Groupe de sécurité de la présidence de la République (GSPR). Contrairement à ce qui a été affirmé ici ou là, le GSPR a en charge la protection du Président tant dans ses activités publiques que privées. Il n'existe donc pas un agenda public couvert par la sécurité publique et un agenda privé couvert par des agents de sécurité privée. On rappellera, à ce propos, que le GSPR a été créé par un décret du 5 janvier 1983, en particulier pour assurer la sécurité de la seconde famille de François Mitterrand, précisément logée dans l'immeuble où Alexandre Benalla était censé emménager. De même a-t-on reproché au GSPR d'avoir failli à sa mission lorsqu'une photo de François Hollande a été prise à son insu, alors qu'il se rendait à scooter chez Julie Gayet. Dans tous les cas, le GSPR avait pour fonction d'assurer la sécurité du Président et de sa famille, dans toutes leurs activités.

Si l'étendue de la compétence du GSPR n'a guère été modifiée de sa création, son organisation a, au contraire, fait l'objet d'un grand nombre de modifications successives. Exclusivement composé de gendarmes issus du GIGN à l'époque de François Mitterrand, il devient mixte sous Jacques Chirac avec l'arrivée de policiers du Service de protection des hautes personnalités (SPHP) rebaptisé ensuite Service de la protection (SDLP). Nicolas Sarkozy, on le sait, préférait nettement les policiers aux gendarmes... Ces derniers furent donc exclus de la protection du Président. Un décret du 17 décembre 2008 abrogea l'ancien GSPR, et un arrêté du même jour le fit renaître sous la forme d'un service rattaché au SPHP, c'est à dire à la police nationale. Après l'élection de François Hollande, les gendarmes reviennent dans le Groupe et cette composition mixte n'a pas été modifiée par Emmanuel Macron. Le GSPR a, au contraire, été renforcé, passant de 62 à 77 agents chargés de la sécurité du Président.

A dire vrai, on ignore quelles compétences étaient dévolues à Alexandre Benalla. On sait qu'il était agent contractuel et qu'il ne pouvait donc juridiquement appartenir au GSPR, exclusivement composé de policiers et de gendarmes. La participation d'Alexandre Benalla à la réserve de la Gendarmerie n'avait évidemment pas pour effet de l'intégrer statutairement à l'Arme et il n'avait sans doute pas suivi la formation extrêmement poussée dispensée au membres du GSPR. S'il participait à la protection physique du Président, son emploi était donc redondant. Mais peut-être était-il chargé d'une mission de réflexion sur la sécurité de la présidence, d'envisager la création d'une sorte de Secret Service à l'américaine ? Pourquoi pas, mais il est bien rare que l'on ait besoin d'un port d'arme pour réfléchir.

La bagarre. Johny Halliday. 1963


L'agrément du CNAPS 



Quoi qu'il en soit, il n'est pas contesté, et surtout pas par l'intéressé, que sa formation était celle d'un agent de sécurité privée. Lors de son audition devant la commission des lois, Gérard Collomb affirme ainsi qu'Alexandre Benalla est titulaire d'une carte professionnelle délivrée par le Conseil national des activités de sécurité privée (CNAPS) en 2011 et renouvelée en février 2014, valide jusqu'à en février 2019. Elle lui permettait d'exercer des fonctions dans "la protection physique des personnes, la surveillance humaine ou électronique par de systèmes de sécurité ou de gardiennage, le transport de fonds, la sûreté aérienne ou aéroportuaire, les opérations de vidéoprotection". Et le ministre ajoute que l'intéressé est "également titulaire depuis le 9 juillet 2018 d'un agrément de dirigeant de société privée de sécurité" délivré par ce même CNAPS. Toutes ces autorisations lui ont été délivrées conformément aux procédures en vigueur "et les enquêtes de moralité réalisées (...) semblent ne pas avoir fait apparaître d'éléments s'opposant à la délivrance de ces agréments".

La dernière enquête a tout de même dû être sommaire, car le 9 juillet 2018, l'intéressé avait été "sanctionné" pour les faits commis le 1er mai. A moins que l'agrément ait précisément pour objet d'offrir à l'intéressé une porte de sortie, sachant qu'il arrive probablement au terme de sa carrière dans le secteur public ?

Quoi qu'il en soit, ces multiples agréments ne doivent pas faire illusion. En février 2018, la Cour des comptes publiait un rapport sur les activités privées de sécurité, rapport particulièrement accablant et qui n'a eu aucune suite. Le Conseil national des activités privées de sécurité (CNAPS) y apparaît comme une officine dont l'activité consiste essentiellement à faire valoir les intérêts des professionnels. L'octroi des agréments ne donne lieu à aucun filtrage sérieux, et la Cour fait observer que 92, 7 % des demandes sont satisfaites.

Les conditions de fond évoquées par les textes font l'objet d'un contrôle pour le moins léger. La première condition, incontestablement remplie par Alexandre Benalla est celle liée à la régularité du séjour en France. Ce n'est pas le cas de tous les titulaires d'agrément, et la Cour des comptes a eu la surprise de constater que les contrôles de sécurité dans une grande gare parisienne étaient effectués par des étrangers en situation irrégulière. La condition d'aptitude professionnelle, quant à elle, n'est pratiquement pas contrôlée. Si Alexandre Benalla a suivi des études de sécurité, ce n'est certainement pas le cas de l'ensemble des titulaires de l'agrément, cette condition étant appréciée avec une grande souplesse par le CNAPS.

Reste la condition de moralité, celle sur laquelle insiste le ministre de l'intérieur, affirmant qu'Alexandre Benalla a fait l'objet d'enquêtes dans ce domaine. Il n'est pas question de mettre précisément en question la moralité de M Benalla, mais la Cour des comptes constate que, d'une manière générale, "les services du CNAPS ont une interprétation aussi hétérogène que souple au niveau de la moralité attendue". La Cour dresse ainsi une liste d'infractions qui, lorsqu'elles sont inscrites sur le casier judiciaire, n'empêchent pas d'obtenir l'autorisation. On y trouve, pêle-mêle, les violences conjugales, les outrages à personne dépositaire de l'autorité publique, l'usage et la détention de stupéfiants, l'abus de confiance, le faux et usage de faux... La Cour note ainsi qu'une personne ayant 31 condamnations à son actif a obtenu, sans difficulté, une autorisation d'exercer des activités dans la sécurité privée. Le CNAPS écarte ainsi de facto la condition de moralité posée par la loi du 14 mars 2011 sur la sécurité intérieure, dite Loppsi 2.

Depuis ce rapport de la Cour des comptes, il ne s'est rien passé. Certes Alain Bauer qui présidait le conseil d'administration du CNAPS a quitté ses fonctions... et une de ses proches lui a immédiatement succédé. Aucune réforme ne semble avoir été engagée. On apprend aujourd'hui que le ministre de l'intérieur fait confiance à une soi-disant enquête de moralité effectuée par un tel organisme . Si Alexandre Benalla pouvait susciter une réforme du contrôle de l'Etat sur la sécurité privée, ce serait sans doute à porter à son crédit, justifiant peut-être un peu d'indulgence..




jeudi 26 juillet 2018

Le mandat d'arrêt européen, instrument de pression sur la Pologne


Dans un arrêt du 25 juillet 2018 rendu sur question préjudicielle, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) admet qu'un mandat d'arrêt européen (MAE) peut ne pas être exécuté au motif que le système judiciaire de l'Etat demandeur ne possède pas l'indépendance nécessaire à une protection juridictionnelle effective. 


L'affaire polonaise



C'est en l'espèce le système judiciaire polonais qui se trouve visé, ce qui n'est guère surprenant si l'on considère qu'il est au coeur d'un différend qui oppose l'Union européenne à la Pologne. Depuis le 4 juillet, une réforme législative a considérablement bouleversé le système judiciaire de ce pays. Elle touche certes la Cour constitutionnelle et Cour Suprême, puisque l'avancement de l'âge de la retraite des hauts magistrats permet au ministre de la justice, c'est à dire à l'Exécutif, de démettre de leurs fonctions presque la moitié des membres de ces juridictions. Mais elle concerne aussi le Conseil de la magistrature, l'organisation des juridictions de droit commun, l'Ecole de magistrature et le ministère public. Le fil conducteur de la réforme consiste à placer l'activité juridictionnelle sous le contrôle de l'Exécutif. 

Estimant que cette réforme porte atteinte à l'indépendance du pouvoir judiciaire, la Commission européenne a pris, en décembre 2017, la décision d'activer l'article 7 du traité de l'Union européenne contre la Pologne. En principe, cette procédure pourrait théoriquement conduire à priver cet Etat de son droit de vote au Conseil, mais les conditions rigoureuses de majorité et la volonté de maintenir le dialogue rendent peu probable que l'on parvienne à des telles extrémités. Considérée sous cet angle, la décision rendue le 25 juillet par la CJUE sonne comme un avertissement à la Pologne, donné à peu de frais. 

L'affaire à l'origine de la décision ne présente, à première vue, qu'un intérêt bien modeste. Il s'agit d'une question préjudicielle introduite par la Haute Cour d'Irlande, les autorités de ce pays étant saisis de trois mandats d'arrêts européens émis par les juges polonais demandant l'arrestation de L. M., ressortissant polonais poursuivi pour trafic de stupéfiants. Dûment interpellé, l'intéressé a refusé sa remise aux autorités polonaises, estimant que cette remise l'exposerait à une violation du droit au procès équitable garanti par l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. A ses yeux, le système judiciaire polonais ne répond plus aux conditions d'indépendance imposées par ces dispositions. Devant cette situation, les juges irlandais demandent à la CJUE s'ils doivent apprécier concrètement le système judiciaire de l'Etat demandeur et le risque réel que l'intéressé soit exposé à un procès inéquitable. 


Le mandat d'arrêt européen



La question touche aux fondements mêmes du mandat d'arrêt européen mis en place par une décision cadre du 13 juin 2002, et défini comme "une décision judiciaire émise par un Etat membre de l'Union européenne (...) en vue de l'arrestation et de la remise par un autre Etat membre (...) d'une personne recherchée pour l'exercice de poursuites pénales ou pour l'exécution d'une peine (...)".  Il repose en effet sur l'idée d'un espace judiciaire commun construit autour des valeurs communes et doté de standards de protection des droits de l'homme équivalents. Dans son arrêt du 6 mars 2018 Achmea, la CJUE évoque ainsi une "confiance mutuelle entre les États membres dans la reconnaissance de ces valeurs et, donc, dans le respect du droit de l’Union qui les met en œuvre". Ce principe de confiance mutuelle présente une importance fondamentale dans un espace judiciaire européen qui a supprimé les frontières intérieures, du moins pour ce qui concerne l'exercice des libertés. La CJUE le rappelle régulièrement, par exemple dans sa décision Poltorak du 10 novembre 2016. L'exécution d'un MAE est obligatoire car elle repose sur le principe de reconnaissance mutuelle, ce qui suppose qu les Etats membres sont, en principe, tenus de présumer que l'Etat demandeur respecte les principes fondamentaux du droit au juste procès.

 Frédéric Chopin. Etude op. 10 n° 12 "La chute de Varsovie". Evgeny Kissin

Les motifs de refus d'exécution d'un MAE



Est-il pour autant possible, à titre exceptionnel, de refuser l'exécution d'un MAE ? Oui, car dans un arrêt du 5 avril 2016 Aranyosi et Cäldäraru, la Cour admet que des limitations aux principes de reconnaissance et de confiance mutuelles entre les Etats membres peuvent être apportées "dans des circonstances exceptionnelles". Dans cette affaire, l'Allemagne s'est vue autorisée à ne pas remettre à la Hongrie un de ses ressortissants, au motif que l'intéressé risquait de rester longtemps en détention préventive, alors que la surpopulation carcérale dans ce pays avait été qualifiée de traitement inhumain et dégradant par la Cour européenne des droits de l'homme. La Cour se fondait sur l'article 1er § 3 de la décision cadre de 2002 qui prévoit que le MAE ne saurait dispenser les Etats de respecter les droits fondamentaux.

Après le risque de traitement inhumain ou dégradant, la CJUE, dans sa décision du 25 juillet 2018, crée une seconde exception, fondée cette fois sur l'existence, dans le pays demandeur, d'une protection juridictionnelle effective. Dans son arrêt du 27 février 2018, Associação Sindical dos Juízes Portugueses, la CJUE avait d'ailleurs déjà affirmé que l'indépendance des juridictions est une garantie que doit protéger tout Etat membre, à la fois parce que c'est un élément du droit au juste procès et parce que c'est la condition indispensable au fonctionnement d'un espace judiciaire européen. La Cour autorise donc in fine les autorités judiciaires irlandaises à apprécier l'indépendance des juridictions polonaises, à l'aune des standards de protection définis par le droit européen et applicables au cas d'espèce. 


Un plan B



On pourrait certes s'interroger sur la situation de L. M., convaincu de trafic de produits stupéfiants et donc on se demande s'il pourra un jour être jugé. Il serait tout de même fâcheux que cette jurisprudence ait pour effet d'offrir aux délinquants ayant commis des infractions en Pologne la possibilité d'échapper à la justice.  

Mais au-delà de la situation personnelle de la personne visée par le mandat d'arrêt, la décision offre à l'Union européenne une voie alternative. En effet, l'article 7 du traité pourrait théoriquement conduire à une condamnation globale de la Pologne pour sa réforme judiciaire, mais il n'existe pratiquement aucune chance qu'une sanction soit effectivement prononcée. La jurisprudence offre donc un plan B, à la fois plus discret et plus facile à mettre en oeuvre, qui consiste à écarter la Pologne de l'espace judiciaire européen, non plus par une mesure générale mais au cas par cas. Cette pression sur les autorités ne pourra toutefois être efficace que si d'autres Etats membres s'engouffrent dans la brèche ainsi ouverte par la CJUE.


Sur le mandat d'arrêt européen : chapitre 5, section 2 § 2 D  du manuel de libertés publiques sur internet.

lundi 23 juillet 2018

Affaire Benalla : quelques questions de procédure

L'affaire Benalla présente-t-elle un intérêt juridique ? On pourrait en douter, car les faits semblent relever d'une qualification pénale assez simple. Un chargé de mission à l'Elysée usurpe des fonctions policières et commet des actes de violence sur des participants à la manifestation du 1er mai. Il semble donc être susceptible de poursuites correctionnelles pour avoir porté des insignes réservés aux membres des forces publiques (article 433-15 du code pénal), usurpé leurs fonctions (article 433-12 du code pénal), commis des actes susceptibles d'être considérés comme des coups et blessures et volontaires (article 222-13 du code pénal). Il est donc probable qu'Alexandre Benalla sera poursuivi sur ces fondements et il appartiendra au tribunal correctionnel de juger de sa culpabilité. Cette probabilité est d'autant plus forte que, à propos de l'affaire des sondages de l'Elysée, la Cour de cassation a estimé, dans un arrêt du 19 décembre 2012, qu"'aucune disposition constitutionnelle, légale ou conventionnelle ne prévoit, l’immunité ou l’irresponsabilité pénale des membres du cabinet du président de la République ».  


L'intervention du porte-parole de l'Elysée



L'intérêt juridique, car il y en a un, réside plutôt dans la procédure administrative visant l'intéressé.  Pour le moment, le seul élément officiel connu est l'intervention devant les médias du porte-parole de l'Elysée Bruno Roger-Petit, le 19 juillet 2018, intervention dans laquelle il est dit qu'Alexandre Benalla "a immédiatement été convoqué par le directeur de cabinet du Président, qui lui a notifié une sanction disciplinaire. Il a été mis à pied pendant quinze jours avec suspension de salaire. Il a été démis de ses fonctions en matière d'organisation de la sécurité des déplacements du Président. Cette sanction vient punir un comportement inacceptable et lui a été notifiée, comme un dernier avertissement avant licenciement. Cette sanction est la plus grave jamais prononcée contre un chargé de mission travaillant à l'Elysée". Ces précisions sont censées montrer la réactivité du directeur de cabinet qui n'a pas tardé à sanctionner l'auteur des faits. A la suite de l'intervention, le débat a pris une autre tournure. Pour les uns, la sanction était trop faible, pour les autres trop forte. 

En réalité, le problème est ailleurs, car cette citation révèle en réalité l'absence de sanction. 


Absence de sanction



On sait que les membres des cabinets sont recrutés de manière purement discrétionnaire. Certains, déjà agents titulaires dans la fonction publique, sont mis à disposition ou placés en position de détachement, d'autres sont recrutés par la voie contractuelle, pour une durée en principe équivalente à la durée du mandat ou des fonctions du Président ou du ministre. En tout état de cause, il peut être mis fin à leurs en fonction du même pouvoir discrétionnaire. Il n'est donc pas surprenant que la mesure visant Alexandre Benalla soit présentée comme "la plus grave jamais prononcée contre un chargé de mission travaillant à l'Elysée", dès lors qu'il est rare qu'une sanction soit prononcée lorsqu'il est tellement plus simple de mettre fin à un contrat. Dans le milieu où il évolue, l'intéressé a donc bénéficié d'un traitement plutôt indulgent. 

Il n'empêche que les agents contractuels de l'Etat  peuvent évidemment faire l'objet d'une procédure disciplinaire. Les sanctions sont énumérées à l'article 43-2 du décret du 17 janvier 1986 qui régit précisément la situation juridique des agents non titulaires de l'Etat, conformément à l'article 7 de la loi du 11 janvier 1984. Alors que les fonctionnaires peuvent faire l'objet d'une dizaine de sanctions, quatre seulement peuvent concerner les agents contractuels : l'avertissement, le blâme, l'exclusion temporaire avec retenue de traitement, le licenciement sans préavis ni indemnité. Jusqu'à aujourd'hui, Alexandre Benalla n'a fait l'objet d'aucune des ces mesures et c'est seulement le 22 juillet qu'est annoncée l'engagement d'une procédure de licenciement, pour "des faits nouveaux", l'intéressé s'étant fait communiquer par la préfecture de police des images de vidéosurveillance. 

Dans le cas d'Alexandre Benalla, la sanction proprement dite consiste à le "démettre de ses fonctions en matière d'organisation de la sécurité des déplacements du Président". La formulation est soigneusement choisie, car elle n'exclut pas que l'intéressé ait conservé d'autres fonctions à l'Elysée. Elle ne renvoie pas de manière précise à l'échelle de sanctions prévues par l'article 43-2 du décret de 1986. S'agit-il d'une exclusion temporaire ? Sans doute pas, car une exclusion temporaire implique au contraire un éloignement complet du service durant la durée de la sanction. On doit donc en déduire que la mesure prise à l'encontre de l'intéressé ne s'analyse pas comme une sanction disciplinaire

La disgrâce d'Alexandre Benalla vue par : L'oreille cassée. Hergé. 1937



Absence de procédure



Si l'on s'en tient à la procédure qui a résumée par le porte-parole de l'Elysée, l'intéressé a été "mis à pied pendant quinze jours avec suspension de salaire". Il s'agit là d'une mesure conservatoire prise dans l'intérêt du service et qui ne présente pas le caractère d'une sanction. Dans une décision du 17 décembre 2013, la Cour administrative d'appel de Marseille rappelle ainsi qu'une suspension ne porte pas atteinte à la présomption d'innocence, quand bien même elle s'accompagne d'une diminution de la rémunération. L'objet de la suspension est généralement d'attendre l'issue d'une procédure pénale engagée contre l'agent.

En droit de la fonction publique, l'article 19 de la loi du 13 juillet 1983 énonce qu'"aucune sanction disciplinaire autre que l'avertissement ou le blâme ne peut être prononcée sans consultation préalable d'un organisme siégeant en conseil de discipline (...)". L'article 1-2 du décret de 1986 prévoit, quant à lui, la création, "dans toutes les administrations de l'Etat", d'une commission consultative paritaire chargée de gérer les personnels non titulaires. Elle doit être impérativement consultée en matière disciplinaire, pour les sanctions autres que l'avertissement et le blâme. En l'espèce, le porte-parole de l'Elysée est heureux et fier d'annoncer que la "sanction" a été prise deux jours après les faits, ce qui démontre que les garanties prévues par ce décret n'ont pas été respectées.

L'intervention du porte-parole de l'Elysée révèle donc, malgré lui, une gestion de l'affaire Benalla qui ne s'est guère préoccupée des principes généraux de la procédure administrative. Alors qu'il voulait montrer la réactivité de l'Elysée, il montre surtout les hésitations, les incertitudes d'une communication de crise marquée par ce qui ressemble bien à de l'improvisation. On se prend à imaginer ce qui se serait passé si la présidence de la République avait communiqué le 2 mai pour informer l'opinion sur l'évènement, annoncer la procédure de licenciement et le signalement des faits au parquet, procédure qui ne semble pas avoir été mise en oeuvre. Le Président de la République aurait alors pu envisager une toute autre communication, montrant qu'il ne tolérait aucune irrégularité parmi ses collaborateurs...





mardi 17 juillet 2018

Les Invités de LLC : Catherine-Amélie Chassin : Des droits de l'homme et des droits humains




Il est devenu à la mode de parler, non plus des « droits de l’homme », mais des « droits humains » , expression qui serait plus inclusive, moins sexuée, en tout cas aux yeux du Haut Conseil à l’égalité entre les hommes et les femmes dans une Note de 2015. Ainsi, la Ligue des droits de l’homme Belgique deviendra, le 10 décembre 2018, la Ligue des droits humains ; le 20 juin 2018, un amendement proposé à l’Assemblée nationale proposait de modifier le Préambule de la Constitution en évoquant les droits humains. Le texte désormais ne proclamerait plus l’attachement du Peuple français « aux Droits de l'homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu'ils ont été définis par la Déclaration de 1789 », mais aux droits humains. Le second temps serait alors ni plus ni moins que le changement de dénomination de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen – une étape qui n’est cependant pas annoncée par les auteurs de la proposition de révision constitutionnelle.

Pourtant au-delà des difficultés à réviser la DDHC, le changement sémantique de « droits de l’homme » à « droits humains » n’est pas neutre, loin s’en faut. Il se fonde sur une conception qui n’est pas celle de l’auteur des présentes lignes. Plusieurs arguments plaident, me semble-t-il avec poids, pour le maintien des droits de l’homme contre les droits humains, en dépit de l’air ambiant.

Plaidoirie pour les droits de l’homme

 

-  L’expression « droits de l’homme » vise les droits de l’homme, et non les droits virils. Ils se fondent sur le latin homo, et non le Vir. La différence est essentielle : conçus comme les droits de l’homo, les droits de l’homme concernent par essence tous les êtres humains quels qu’ils soient, nonobstant les différences de sexe, de couleur, d’opinions politiques, de nationalité, de religion, etc. Les droits de l’homme sont inclusifs de tout être humain, et ne tolèrent aucune distinction. Prétendre le contraire serait méconnaître ce que sont les droits de l’homme, et l’universalisme de la Déclaration de 1789 comme de celle de 1948.

-  L’expression « droits humains » laisse à supposer que certains droits ne sont pas humains. Or tout droit est par essence humain : les droits humains sont les droits reconnus par l’être humain. L’être humain étant le seul animal de la planète à avoir jugé utile de se doter de systèmes juridiques, les droits sont nécessairement tous humains, y inclus le droit des biens, le droit fiscal, le droit des sociétés, ou le droit des marchés publics, lesquels, aussi passionnants qu’ils puissent être, ne relèvent que de façon marginale des droits qui nous retiennent ici. 

- Les Anglais parlant de « Human Rights » et les Espagnols de « derechos humanos », les Français devraient parler de « droits humains ». L'argument tient à mes yeux à peu près aussi bien que celui consistant à dire que « responsability » et « responsabilité » ont la même signification en droit. Les internationalistes auront immédiatement saisi la nuance. Pour le cercle francophone, l’argument selon lequel les Canadiens parlent de droits humains doit également être nuancé : ne l’oublions, les Canadiens ont décidé d’appeler leur musée fédéral sur les droits de l’homme le Musée canadien pour les droits de la personne, alors même que les droits des personnes morales commerciales, ou des personnes morales de droit public, ne sont guère ciblées par ledit musée. Ces subtilités sémantiques entre le Français et le franco-canadien sont bien plus importantes qu’un survol rapide et/ou sélectif ne le laisserait penser.

- Surtout, remettre en cause la notion même de « droits de l’homme » est particulièrement dangereux. Les droits de l’homme ne sont pas assez inclusifs, est-il répété à l’envi. C’est donc reconnaître, par une inéluctable voie de conséquence, que les droits de l’homme ne seraient pas tous valables pour tous les êtres humains. L’expression serait sexuée, nous dit-on, écartant la distinction entre Homo et Vir : l’homonymie francophone entre Homme (Homo) et homme (Vir) est sans doute fâcheuse. Mais il est particulièrement grave d’admettre le postulat, véhiculé par certaines mouvances sulfureuses, selon lequel les droits de l’homme ne seraient pas universels. Car les droits de l’homme le sont, ils doivent l’être. 

Tintin et les Picaros. Hergé. 1976


Maintenir les droits de l’homme contre les déviances sectaires


L’ensemble de ces raisons expliquent en quoi il est si important de rejeter l’utilisation de la notion de « droits humains ». Accepter l’idée aboutit à remettre en cause trop de fondamentaux, c’est aller dans le sens des revendications sectaires : ainsi il y a quelques jours à Londres, des « féministes » britanniques ont-elles cru pouvoir revendiquer le droit d’exclure les femmes transgenres des baignades publiques, après en avoir obtenu l’exclusion de toute mixité hommes / femmes. Ces déviances, sinon ces dévoiements, sont liés à l’idée de ce que les femmes n’auraient pas les mêmes droits que les êtres humains. C’est là une aberration à laquelle on ne saurait raisonnablement souscrire. Les femmes, les enfants, les personnes handicapées, tous ont les mêmes droits au regard de la Déclaration universelle des droits de l’homme ou de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

Les êtres humains sont tous égaux. Ils sont des Homines, non des Viri. C’est en ce sens que doit être lu le Préambule de la Charte des Nations unies et son fameux « Nous, « Peuples des Nations Unies, résolus () à proclamer notre foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité des droits des hommes et des femmes ». Ce sont les homines auxquels renvoie la Déclaration universelle des droits de l’homme lorsqu’elle évoque, dans son Préambule, « tous les membres de la famille humaine ». L’auteur du présent billet croit trop dans les droits de l’homme pour admettre qu'ils soient fragilisés, amoindris, remis en cause, vidés de leur sens. 

Les droits de l’homme doivent être préservés, en tous lieux et en tous temps.

Catherine-Amélie Chassin, Maître de conférences, Université de Caen Normandie

samedi 14 juillet 2018

Loi Bioéthique : Quieta non movere

Avec la bioéthique, le Conseil d'Etat est conduit à traiter de questions qui concernent moins l'Etat que la société civile, puisqu'elles touchent aux questions fondamentales de la naissance et de la mort, et même de la naissance post mortem, après disparition du géniteur. Il lui était demandé de réfléchir sur "le cadrage juridique préalable à la révision de la loi bioéthique", conformément à la loi du 7 juillet 2011 qui prévoit, dans son article 47, "un nouvel examen d'ensemble par le Parlement dans un délai maximal de sept ans après son entrée en vigueur". On peut comprendre qu'il aborde ces questions avec une grande prudence, et une grande sensibilité aux évolutions de l'esprit public en la matière.

On aurait aussi pu attendre plus de hardiesse et moins de conservatisme, et surtout une réponse plus précise à la demande du Premier ministre : indiquer à quelles conditions juridiques on pouvait procéder à la révision de la loi bioéthique. Si Flaubert avait écrit le Dictionnaire juridique des idées reçues, nul doute qu'à côté de l'entrée  "loi bioéthique", il aurait écrit : "Prudence. Ne rien changer". C'est bien ainsi que l'a compris le Conseil d'Etat dans son rapport remis au Premier ministre le 6 juillet 2018. Il ne propose aucune modification ni évolution substantielle. S'il reconnaît que le législateur peut procéder à quelques ajustements, il le met au contraire en garde contre des réformes trop rapides.

Le principe de dignité


Les principes fondamentaux qui constituent le socle du droit la bioéthique n'ont pas changé, au premier rang desquels figure la notion de dignité. Il est vrai que celle-ci a précisément été introduite dans notre système juridique par la première loi de bioéthique du 29 juillet 1994, avec un nouvel article 16 du code civil qui énonce : "La loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci (...)". Dans sa décision du 27 juillet 1994 sur ce même texte, le Conseil constitutionnel donne une interprétation très libre de la formule qui ouvre le Préambule de 1946 : "Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d'asservir et de dégrader la personne". De ces dispositions, il déduit "que la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d'asservissement et de dégradation est un principe de valeur constitutionnelle".

Depuis lors, le principe de dignité est l'une de ces notions matricielles qui sont très largement mises en avant, mais qui ne sont que très peu utilisées comme fondements de décisions de justice. Le Conseil constitutionnel s'y réfère souvent, mais c'est toujours pour affirmer qu'une disposition législative "ne porte pas atteinte au principe de dignité". Jusqu'à aujourd'hui, aucune annulation ou abrogation de la loi n'a pour fondement le principe de dignité. Son utilisation n'est guère plus fréquente par le Conseil d'Etat et l'on sait que le célèbre arrêt Commune de Morsang-sur-Orge du 27 octobre 1995 qui utilisait le principe de dignité pour confirmer l'interdiction par un maire d'une attraction de "lancer de nain" est resté largement isolé. Une tentative de réutilisation pour interdire les spectacles de Dieudonné a bien eu lieu avec l'ordonnance de référé du 9 janvier 2014, mais elle a fait long feu avec celle du 6 février 2015.

Dans son rapport, le Conseil d'Etat réaffirme donc le principe de dignité, considéré comme le fondement du droit de la bioéthique, à côté du principe de liberté qui implique le consentement éclairé des personnes à toute pratique intervenant dans ce domaine et du principe de solidarité surtout invoqué pour justifier la mutualisation des dépenses de santé. Dignité, liberté, solidarité, ce triptyque domine le rapport du Conseil d'Etat et lui donne son titre. 

Le droit au suicide assisté


D'une manière générale, le Conseil ne propose aucune modification du droit sur les points font débat. L'idée d'ouvrir aux malades en fin de vie un véritable droit à un suicide médicalement assisté a suscité bon nombre d'initiatives, d'une proposition de loi déposée par Jean-Louis Touraine (LREM) à l'Assemblée nationale en septembre 2017 à la tribune signée par 156 députés, dont 122 LREM, dans Le Monde réclamant en février 2018 une réforme en ce sens "sans délai".  Le Conseil d'Etat n'est pas favorable à une telle évolution. Il fait observer que le droit de mourir dans la dignité, par un arrêt des traitements et une sédation profonde des patients en fin de vie, a été consacré récemment, dans une loi Léonetti-Claeys du 2 février 2016. Ce texte, rappelle le Conseil d'Etat, a été adopté, "il y a à peine plus de deux ans, à l'issue d'un long débat de société "et d'une discussion parlementaire qui a duré près d'un an et demi. 

Comme un écho de la décision du Conseil constitutionnel rendue le même jour que le rapport du Conseil d'Etat, ce dernier se réfère à l"exigence de solidarité et de fraternité qui est garante du vivre ensemble". Aux yeux du Conseil, une personne qui réclame un suicide assisté est un patient qui n'est pas suffisamment pris en charge, dont la souffrance physique et psychologique n'est pas traitée. Surtout, il considère que l'organisation de la fin de vie en France ne permet pas de répondre à une telle demande, d'autant que la déontologie médicale s'oppose à ce qu'un médecin ait la faculté de donner la mort, fut-ce par la prescription d'un produit létal que le patient s'administre lui-même. Pour toutes ces raisons, le Conseil d'Etat estime donc qu'un nouveau texte serait prématuré. Il n'est pas certain pour autant que les parlementaires renoncent à leur initiative.
En matière d'assistance médicale à la procréation (AMP), le Conseil d'Etat s'appuie largement sur l'avis rendu par le Comité consultatif national d'éthique (CCNE) en juin 2017. Il fait observer que le droit n'interdit pas les évolutions législatives en matière d'accès des couples de femmes ou des femmes seules à l'AMP, d'autorisation de l'AMP post-mortem ou encore d'auto-conservation des ovocytes. Pour chacune de ces techniques, il émet cependant un certain nombre de réserves.

L'IAD des couples de femmes et des femmes seules


Dans son avis de juin 2017, le CCNE s'est prononcé en faveur de l'ouverture de l'AMP aux couples de femmes et aux femmes seules. Le Conseil d'Etat prend acte d'une demande sociétale en ce sens, observant que l'insémination avec donneur (IAD) est un geste simple, facilement accessible dans des pays voisins comme la Belgique ou l'Espagne, voire pratiqué à domicile. La Cour de cassation elle-même admet l'adoption par l'épouse de la mère de l'enfant né dans ces conditions (avis du 23 septembre 2014). En dépit de ces évolutions, ou peut-être à cause d'elles, le Conseil d'Etat ne se montre pas enthousiaste. Il fait observer au législateur qu'"aucun principe juridique (...) ni le fait que l'adoption soit ouverte aux couples de femmes (...) ne rendent nécessaire l'ouverture d'accès à l'AMP". Et il ajoute que la reconnaissance de l'homoparentalité ou de la monoparentalité dans le cadre de l'adoption "n'implique pas nécessairement la reconnaissance d'un droit d'accéder à une procréation médicalement assistée qui efface ab initio toute présence paternelle". Les arguments mille fois entendus des opposants au mariage pour tous ne sont pas bien loin...

D'une manière générale, le Conseil d'Etat redoute "une modification en profondeur de la philosophie de l'AMP qui se dépouillerait de son caractère médical pour devenir une réponse à une demande sociale". Ce combat toutefois semble singulièrement d'arrière-garde. D'une part parce que l'AMP a toujours été utilisée pour permettre à des couples souffrant de stérilité d'avoir des enfants. Ils se voient offrir une technique de substitution mais ne sont pas réellement "guéris" de cette stérilité. D'autre part, parce que l'AMP est depuis longtemps une réponse à une demande sociale, que les intéressés sont prêts à satisfaire par tous les moyens. Affirmer qu'il ne s'agit pas d'une demande sociale a quelque chose d'incantatoire qui ne correspond guère à sa pratique.



L'IAD post-mortem


L'insémination post-mortem est traitée avec la même prudence. De nouveau, le Conseil d'Etat affirme qu'"aucun obstacle juridique ne s'y oppose", même s'il fait observer qu'elle conduit à "concevoir un enfant orphelin de père". La cohérence juridique voudrait cependant que cette technique soit acceptée par le droit, si l'insémination d'une femme seule est elle-même admise. Le Conseil d'Etat marque cependant des limites très précises, en affirmant qu'il serait nécessaire que le père ait consenti à l'opération de son vivant et que le recours à cette technique soit enfermé des délais précis.

L'autoconservation des ovocytes


Le Conseil d'Etat se montre encore plus réticent à l'égard de l'auto-conservation des ovocytes, technique qui permet aux femmes de repousser leur projet de procréation, éventuellement après leurs années de fertilité. Certes, on peut voir cette pratique comme émancipatrice, permettant aux femmes de se libérer des contraintes physiologiques. Mais le Conseil d'Etat insiste sur les risques de pression des employeurs, incitant leurs jeunes salariées à l'autoconservation de leurs ovocytes. Celles qui s'y refuseraient risqueraient ainsi d'être écartées des postes les plus élevés. En 2014, NBC annonçait ainsi que Facebook et Apple envisageaient de subventionner la congélation des ovocytes de leurs employées dans le but affiché qu'elles "n'aient plus à choisir entre la carrière et les enfants". En réalité, l'intérêt était surtout celui de l'entreprise qui pouvait ainsi limiter les congés-maternité des jeunes femmes les plus qualifiées.

Enfin, la gestion pour autrui (GPA) fait l'objet d'un refus clair et tranchant, en dépit du fait que le Conseil reconnaît un accroissement de la demande sociale dans ce domaine. Sur ce point, le Conseil d'Etat se borne à reprendre l'argument selon lequel le contrat de GPA est entaché de nullité, car incompatible avec le principe d'indisponibilité du corps humain, voire avec sa non-patrimonialisation si la mère porteuse est rémunérée. S'il constate que ces principes n'ont pas valeur constitutionnelle en eux-mêmes, il les rattache au principe de dignité de la personne humaine qui, lui, a valeur constitutionnelle. Et s'il est vrai que la jurisprudence récente tend à améliorer la situation juridique des enfants nés par GPA, le Conseil estime que cette évolution maintient un équilibre satisfaisant entre l'intérêt supérieur de l'enfant et le maintien de l'interdiction de la GPA.

Le rapport du Conseil d'Etat se caractérise ainsi par un véritable conservatisme, c'est-à-dire une volonté de conserver la législation existante. En schématisant quelque peu, on peut distinguer les réformes qu'il refuse (la GPA) et celles à l'égard desquelles il se montre très réticent (toutes les autres techniques). L'idée générale est le maintien du statu-quo, terme qu'il emploie à plusieurs reprises. Il n'en demeure pas moins que le parlement va devoir se pencher sur la question, dès lors que les lois de bioéthiques doivent être réexaminées à intervalles réguliers. Il sera intéressant de mesurer l'influence du Conseil d'Etat lors de ce débat. Si les parlementaires reprennent les termes de son rapport, le débat sera très tranquille.


Sur le respect du corps humain : chapitre 7, section 2  du manuel de libertés publiques sur internet.



mercredi 11 juillet 2018

De l'usage de la Constitution comme support publicitaire

Le débat en séance publique sur le projet de loi constitutionnelle s'ouvre le 10 juillet 2018 à l'Assemblée nationale.  Il est prévu pour durer deux semaines, et le site de l'Assemblée fait état de 1341 amendements qui seront débattus. Le projet sera ensuite transmis au Sénat. On ne doit pas oublier, en effet, que l'article 89 de la Constitution impose un vote en termes identiques des deux assemblées pour mener à bien cette révision, avant que le projet puisse soit être adopté par le Congrès à une majorité des 3/5è de ses membres, soit être soumis au corps électoral par la voie du référendum. 

Il est bien difficile de dresser le bilan du travail en commission, tant l'impression est forte d'un débat déstructuré, ignorant souvent le droit positif au point d'introduire des dispositions parfaitement redondantes ou qui n'ont pas leur place dans la loi fondamentale. La Constitution est perçue comme une sorte de norme-valise où chacun peut apporter ce qu'il veut, sorte de cocktail confus entre toilettages procéduraux, bons sentiments et réformes incomplètes ou inabouties. Cette impression est d'autant plus nette que certains éléments essentiels comme la réduction du nombre de parlementaires ou l'introduction d'une dose de proportionnelle dans le mode de scrutin ne doivent pas être adoptée par la loi de révision mais par une loi organique.

La procédure parlementaire


Que reste-t-il dans le projet de révision de la Constitution ? D'abord une réforme de la procédure parlementaire. Là encore, le chantier est ouvert dans le plus grand désordre. La rationalisation du travail parlementaire est l'un des objets de la réforme, finalité parfaitement louable. A cette fin, le projet d'origine prévoyait une irrecevabilité systématique des amendements qui ne sont pas du domaine de la loi ou qui sont "sans lien direct" avec le texte débattu. Le seul problème est que, durant les travaux en commission, un amendement a été voté supprimant cette disposition nouvelle. On nous dit qu'il s'agit d'un "accident de majorité", formule polie suggérant un dysfonctionnement de la majorité parlementaire. Il est probable que l'"accident" sera réparé, et la disposition rétablie en séance publique.

Pour les auteurs du projet, l'inflation législative rend nécessaire l'accélération de la procédure parlementaire. On aurait pu tout aussi bien réfléchir à la réduction du nombre des textes législatifs, dont la qualité décroit au fur et à mesure que leur nombre augmente. Mais cette réflexion n'a pas été initiée et l'on a préféré une solution simple : faire de la procédure accélérée le droit commun. Les textes devraient donc être adoptés définitivement à l'issue d'un seul vote dans chaque assemblée, et non plus deux comme le prévoit le droit actuel. Au lieu de réduire le nombre de textes, on réduit donc la durée des débats. 

Cette accélération de la procédure législative s'accompagne d'une volonté d'assouplir les règles gouvernant l'organisation des débats. Cet assouplissement peut toutefois s'analyser comme une tentative du gouvernement de retrouver, au moins en partie, une maîtrise de l'ordre du jour qu'il avait perdue en 2008. Le gouvernement souhaite pouvoir inscrire ses projets en priorité dans les semaines théoriquement consacrées aux initiatives parlementaires, voire dans celles consacrées au contrôle de l'action gouvernementale. La commission des lois a réduit, à la marge, la portée de cette suggestion en limitant à deux textes par session le nombre de projets déposés durant les semaines "Assemblée" et en réservant l'ingérence dans les semaines "Contrôle" aux seules propositions de loi. On peut penser que le gouvernement préférera revenir au texte initial, voire réduire la portée du partage établi entre les semaines "Parlement ", "Gouvernement" et "Contrôle". 

Cette réforme de la procédure parlementaire est, somme toute, modeste. Les oppositions diverses dénoncent une atteinte intolérable au droit d'amendement, une remise en cause de la liberté des débats etc.. Mais s'il est vrai que la réforme renforce plutôt les pouvoirs du gouvernement que ceux du parlement, ce n'est tout de même pas l'instauration d'un pouvoir personnel.

Pour essayer d'atténuer l'amertume de la réforme, la Commission des lois suggère d'étendre à l'ensemble des commissions parlementaires les prérogatives qui sont celles des commissions d'enquête. Cette idée n'est pas sans logique, car c'est précisément le système qui a été appliqué par la commission des lois pour le contrôle de la mise en oeuvre de l'état d'urgence. Concrètement, il s'agirait de permettre à chaque commission, et non plus à la seule commission des lois, de convoquer toute personne qu'elle désire entendre, et d'exiger communication de tout document ou donnée utile. Rien ne dit cependant que le gouvernement laissera subsister cette proposition de réforme. Pour être cohérente, elle devrait d'ailleurs s'accompagner de garanties offertes à ceux qui témoignent devant les assemblées parlementaires. Certains officiers généraux ont ainsi commis l'erreur de s'exprimer avec sincérité devant l'Assemblée, et ont dû ensuite en assumer les conséquences devant l'Exécutif, sans obtenir le moindre soutien de la commission parlementaire qui les avaient auditionnés. 

Il est bien probable que cette évolution ne verra pas le jour. Sur le plan de la procédure parlementaire, la révision se présente surtout comme un ajustement destiné à permettre au parlement d'éponger l'ordre du jour et au gouvernement de conserver la maîtrise du calendrier. Son attitude à l'égard des amendements parlementaires ne laisse pas augurer l'approfondissement du dialogue durant le débat public.

Inventaire. Jacques Prévert. Les Frères Jacques. 1949


Le mot "race"



Sur le plan des libertés, la révision prend un tout autre aspect, sorte d'agora où chacun rivalise de bons sentiments, sans se préoccuper le moins du monde du droit positif.  C'est ainsi que la commission des lois a décidé de supprimer le mot "race" de l'article 1er de la Constitution. Nul n'ignore que cette mention n'avait pas d'autre objet que d'affirmer "l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion". L'idée de cette suppression est loin d'être nouvelle. François Hollande l'avait déjà souhaitée, mais il n'avait pas été en mesure de mener à bien une révision constitutionnelle, faute de majorité qualifiée. En septembre 2012, une proposition de loi avait été déposée à l'Assemblée nationale pour supprimer le mot race, non plus dans la Constitution, mais dans l'ensemble de notre corpus législatif. Cette proposition, signée de M. André Chassaigne (PC), avait été adoptée par l'Assemblée en mai 2013, puis transmise au Sénat qui s'était empressé de l'oublier. Elle avait pourtant le mérite de mettre en lumière la question de l'articulation entre la norme constitutionnelle et l'ensemble du droit positif.

Il est évident aujourd'hui que le mot "race" ne renvoie à aucune réalité biologique. Mais rien ne dit, hélas, qu'une notion erronée ou fictive n'a pas d'effets juridiques, en particulier au regard de la discrimination. Car la suppression du mot "race" ne supprimera pas le racisme, et le droit doit être en mesure de lutter efficacement contre le racisme. Comment feront les juges français lorsqu'un requérant victime de racisme s'appuiera sur l'article 2 du Pacte des Nations Unies sur les droits civils et politiques, l'article 14 de la Convention européenne des droits de l'homme, l'article 3 de la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés, ou encore la Convention de 1965 sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale ? Tous ces traités ont pour point commun d'affirmer des droits "sans distinction de race". Le juge français, lié par la nouvelle rédaction de la Constitution, devra-t-il écarter le traité comme inconstitutionnel et rendre ainsi inefficace tout le dispositif international de lutte contre le racisme ? Sans doute pas, car l'actuelle révision constitutionnelle suggère, à son de trompe, de supprimer le mot "race" de l'article 1er, mais le maintient dans le Préambule de 1946 qui affirme qu'"au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d'asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion, ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés". Le mot "race" existe donc toujours dans un texte ayant valeur constitutionnelle. La suggestion de la Commission des lois n'a donc pas d'autre portée que rhétorique et la lutte contre le racisme se trouve réduite à un enjeu de communication. Avouons qu'elle méritait mieux.

Egalité des sexes


L'article 1er de la Constitution est décidément bien malmené car la Commission des lois a décidé de remplacer le "sans distinction de race" par un "sans distinction de sexe". Les auteurs de cette suggestion n'ont peut-être pas remarqué que l'égalité des sexes figurait déjà dans ce même Préambule de 1946. Il énonce, dans son alinéa 3, que "la loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme". La disposition s'analyse cette fois comme une redondance, inutile mais pas vraiment dangereuse. Il s'agit de faire plaisir aux féministes, sans changer une virgule au droit positif.

Environnement


La protection de l'environnement ne fait pas l'objet d'un traitement différent. Depuis le début des débats sur la révision, il était entendu que l'environnement aurait davantage de place dans la Constitution, ne serait-ce que parce que M. Hulot le réclamait. Et lorsque M. Hulot est fâché, il menace de quitter le gouvernement... Mais le problème était alors le suivant : où caser l'environnement ? 

Dans un premier temps, il a été envisagé d'inscrire "la lutte contre le changement climatique" dans l'article 34" de la Constitution. Mais cette suggestion n'a pas eu beaucoup de succès. Le Conseil d'Etat, dans son rapport, a d'abord mentionné qu'il préférait une référence à l'"action" contre le changement climatique, notion moins incertaine que celle de lutte. Quant à l'intégration dans l'article 34, elle apparaissait un peu étrange, dès lors qu'il affirme déjà que "la loi détermine les principes fondamentaux (...) de la préservation de l'environnement". On a donc finalement trouvé la solution qui est de malmener une nouvelle fois le malheureux article 1er en lui infligeant un nouvel alinéa : "La France agit pour la préservation de l'environnement et de la diversité biologique et contre les changements climatiques". Cette fois, ce sont les écologistes de toutes obédiences qui devraient être satisfaits, même si cette disposition n'impose aucun comportement précis. 

Les réformes absentes du projet 


Ce caractère cosmétique apparaît clairement si l'on s'interroge sur les dispositions qui ne figurent pas dans le projet de révision. C'est ainsi que la réforme du Conseil constitutionnel n'est envisagée qu'à travers la suppression des membres de droit, c'est-à-dire des anciens présidents de la République. Est-ce à dire que l'on se satisfait d'une nomination de ses membres par les autorités politiques ?   N'est-on pas choqué de voir au sein du Conseil des anciens ministres et deux anciens premiers ministres dont les engagements politiques, certes respectables, risquent de mettre en doute l'impartialité, tandis que la censure des lois en vigueur les expose à des conflits d'intérêts ? La diminution du nombre de juristes au Conseil, sauf à considérer que les collaborateurs en provenance du Conseil d'Etat font le travail, ne soulève-t-elle pas question ? Tout cela mériterait un débat, qui n'aura pas lieu. De la même manière, la réforme du Conseil supérieur de la magistrature est envisagée a minima, sans que le pouvoir hiérarchique du ministre de la justice sur les membres du parquet soit  réellement mis en cause. Peut-être faut-il maintenir les choses en l'état, mais la révision constitutionnelle serait le moment d'en discuter et de définir une position claire.

Il ne reste plus qu'à espérer que la séance publique permettra de restaurer le sérieux du débat constitutionnel. Les parlementaires comme le gouvernement prendront peut-être conscience que la Constitution n'est pas un support publicitaire ou un espace destiné à afficher de bons sentiments. S'il est vrai qu'elle doit pouvoir être révisée et que sa souplesse est la condition de sa longévité, cette souplesse ne doit pas la transformer en norme opportuniste qui peut être modifiée en fonction des évènements, au fil des conjonctures et des majorités. Une telle évolution, déjà en germe dans la révision de 2008, constitue une réelle menace pour une norme qui ne serait plus perçue comme la loi de tous, mais comme l'instrument de quelques-uns.



vendredi 6 juillet 2018

La fraternité, ou la jurisprudence "en même temps"

Il fallait s'y attendre. La décision rendue par le Conseil constitutionnel le 6 juillet 2018 sur question prioritaire de constitutionnel (QPC) suscite un grand intérêt. Elle affirme en effet que la fraternité est un principe de valeur constitutionnelle. Elle utilise ensuite ce principe comme fondement d'une déclaration d'inconstitutionnalité partielle de l'article L 622-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers (CESEDA) qui, dans sa rédaction issue de la loi du 31 décembre 2012  était rédigé en ces termes : "Toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l'entrée, la circulation ou le séjour irréguliers, d'un étranger en France sera punie d'un emprisonnement de cinq ans et d'une amende de 30 000 Euros". Cette sanction est tempérée par les dispositions de l'article L 622-4 du même code qui prévoit une exemption pénale lorsque l'intéressé a agi de manière gratuite et dans le seul but de fournir une aide de nature à préserver la dignité des personnes et leur intégrité physique. En l'espèce, seuls les mots "au séjour irrégulier" sont censurés. Autrement dit, l'infraction pénale qui punit l'aide à l'entrée irrégulière est conforme au principe de fraternité, l'aide au séjour irrégulier ne l'est pas. 

C'est d'ailleurs la raison pour laquelle le Conseil repousse l'abrogation de la disposition inconstitutionnelle, estimant qu'une abrogation immédiate aurait pour effet d'étendre les exemptions pénale aux actes tendant à faciliter l'entrée irrégulière, extension que le Conseil juge manifestement excessive.


La satisfaction des requérants



Les requérants ne sont que partiellement satisfaits, en particulier Cédric H. Nul n'ignore qu'il est à la fois fermier et militant des droits de l'homme. L'activité qu'il a déployée pour aider les migrants a été fortement médiatisée et il a même eu l'honneur d'un film qui lui était consacré au Festival de Cannes de 2018. En août 2017, la Cour d'appel d'Aix en Provence a confirmé sa condamnation à quatre mois de prison avec sursis pour avoir aidé des migrants à traverser clandestinement la frontière italienne et pour avoir aidé à leur séjour, notamment en les hébergeant. Seul est déclaré inconstitutionnel le délit d'aide au séjour, le délit d'aide à l'entrée étant maintenu dans l'ordre juridique.


 Si tous les gars du monde. Les Compagnons de la Chansons. 1956


La satisfaction des militants



Aux termes de l'article 2 de la Constitution, "la devise de la République est "Liberté, Egalité, Fraternité". Selon son préambule, "la République offre aux territoires d'outre-mer qui manifestent la volonté d'y adhérer des institutions nouvelles fondées sur l'idéal commun de liberté, d'égalité et de fraternité". Enfin, selon l'article 72, 3, "La République reconnaît, au sein du peuple français, les populations d'outre-mer, dans un idéal commun de liberté, d'égalité et de fraternité". De ces trois dispositions, on doit déduire que la fraternité est présentée comme une "devise" ou comme un "idéal commun". Il est vrai que la fraternité est une belle devise, généreuse et altruiste, qui rappelle l'idéal de la révolution de 1848. Sa constitutionnalisation ne peut donc pas faire de mal à notre système juridique...

Le problème est que, sans davantage d'explication, le Conseil déduit de ces dispositions que  la fraternité est un "principe" à valeur constitutionnelle. On aurait tout de même aimé savoir ce qui fait passer une "devise" ou un "idéal commun" à un "principe", mais l'analyse ne figure pas dans la décision.

De la même manière, il aurait été intéressant d'expliquer comme on est passé de la "République" à l'Etat, ou plus précisément au droit de l'Etat. Dans le cas du principe d'égalité, la situation est claire. Il y fait référence dans la devise de la République, mais il est également consacré par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 dans ses articles 2 et 6. Dans chacune de ces dispositions, ce n'est pas une égalité abstraite qui est consacrée par la "République", mais une égalité concrète devant la loi, garantie par le droit et protégée par des juges. La fraternité, quant à elle, passe du statut de devise de la République à celui de principe juridique par la seule volonté du Conseil constitutionnel, sans explication. 

Le nouveau "principe de fraternité" ressemble ainsi, du moins dans les conditions de son émergence" au principe de dignité. Dans sa décision du 27 juillet 1994, le Conseil a été saisi de nouvel article 16 du code civil qui énonce que "la loi assure la primauté de la personne, interdit tout atteinte à la dignité de celle-ci (...)". Pour donner un contenu à cette notion nouvelle, le Conseil va chercher un fondement dans l'ouverture du préambule de 1946 : "Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d'asservir et de dégrader la personne humaine (...)". De cette formulation, le Conseil déduit un principe de dignité qui n'a plus pour fonction de récuser un régime politique violant les droits les plus élémentaires de la personne humaine mais qui permet au Conseil lui-même d'apprécier les règles juridiques au regard de ce principe dont il peut librement définir le contenu.

La différence réside cependant dans le fait que le principe de dignité a été constitutionnalisé à partir d'une loi qui le consacrait, alors que la fraternité passe de "devise" ou d'"idéal commun" à "principe", sans aucun support législatif, par une sorte de transmutation. Reste à se demander si la fraternité ne connaîtra pas le même sort que le principe de dignité. Sa valeur constitutionnelle a été affirmée en 1994, puis en 2010, en 2013, en 2014, et enfin en 2015. Mais aucune de ces décisions n'a donné lieu à une déclaration d'inconstitutionnalité... Mais c'est sans doute sans importance, car sa seule consécration par le Conseil constitutionnel offrait une satisfaction symbolique, ou rhétorique.


La satisfaction des juristes



Certes, dans la décision Cédric H., la consécration du principe de fraternité s'accompagne de son utilisation immédiate pour déclarer inconstitutionnel le délit d'aide au séjour irrégulier. En pratique, ce délit n'avait plus de raison d'être.  Le séjour irrégulier lui-même n'est plus un délit depuis la loi du 31 décembre 2012 et il pouvait sembler surprenant de poursuivre celui qui aide une personne qui, elle-même, ne peut plus être poursuivie. Le législateur de 2012, conscient de ce problème, avait élargi le nombre des exemptions pénales applicables à cette infraction. Ne pouvaient donc être poursuivis, non seulement les proches de l'étranger en situation irrégulière mais ceux qui avaient commis un acte "nécessaire à la sauvegarde de la vie ou de l'intégrité physique de l'étranger", à la condition que l'on soit "face à un danger actuel ou imminent". Ces dispositions ont permis de ne pas poursuivre les personnes qui agissaient dans un but purement altruiste pour offrir le gite et le couvert à des migrants, voire une aide juridique ou sociale. Les passeurs, quant à eux, pouvaient cependant toujours être poursuivis puisqu'ils gagnaient de l'argent, trop d'argent, en exploitant le malheur d'autrui. Sur ce plan, rien n'a changé. Le Conseil constitutionnel ne touche pas au délit d'aide à l'entrée irrégulière. 


La satisfaction du Conseil constitutionnel



Le plus satisfait par cette décision est cependant le juge qui l'a rendue. Le principe de fraternité est désormais un outil nouveau, un levier juridique qu'il peut utiliser quand bon lui semble pour apprécier une disposition législative. Car la caractéristique essentielle du principe de fraternité est que, pour le moment, il est dépourvu de contenu. Le Conseil se borne à affirmer qu'il appartient au législateur "d'assurer la conciliation entre le principe de fraternité et la sauvegarde de l'ordre public". Et ensuite, dans le cadre de son contrôle de proportionnalité, il appartiendra au Conseil lui-même d'apprécier l'équilibre de la conciliation ainsi opérée par la loi. 

Au fil des décisions, il appartiendra donc au Conseil de donner un contenu au principe de fraternité. Pour le moment, le législateur sait seulement que la loi qu'il vote doit être un conforme à un principe dont il ignore le contenu. Dans le cadre de son contrôle de proportionnalité, le Conseil pourra ainsi s'appuyer sur le principe de fraternité pour procéder à une évaluation discrétionnaire de la loi et substituer son appréciation à celle du législateur, comme si les représentants du peuple n'avaient pas, eux-mêmes, le sens des proportions...

Il ne fait aucun doute qu'une grande partie de la doctrine va se réjouir d'une décision qui lui donne satisfaction. Qui pourrait en effet se déclarer défavorable au principe de fraternité ? Mais derrière l'affirmation ostensible des droits de l'homme, derrière la satisfaction donnée aux militants des droits de l'homme, le principe de fraternité est d'abord un bel instrument de renforcement du pouvoir de Conseil. Et cet aspect de la décision va certainement passer totalement inaperçu, au milieu de l'enthousiasme général.


Sur le contrôle de constitutionnalité du Conseil constitutionnel : Chapitre 3 section 2 § 2 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.