Gérard Collomb, ministre de l'intérieur, s'est exprimé en ces termes sur BFM TV : "Je crois que si on veut garder demain le droit de manifester, qui est une liberté fondamentale, il faut que les personnes qui veulent exprimer leur opinion puissent aussi s'opposer aux casseurs et ne pas, par leur passivité, être, d'un certain point de vue, complices de ce qui se passe". Cette phrase a immédiatement suscité un tollé, en particulier chez les participants des "Fêtes à Macron" et autres "Marées populaires". Très présents dans les médias et les réseaux sociaux, ils ont à la fois monopolisé et politisé la critique, laissant à l'écart l'analyse juridique. C'est pourtant sur le plan du droit, et de lui seul, que la phrase du ministre doit être étudiée pour en mesurer son caractère surprenant.
La place de la liberté de manifester dans l'ordre juridique
La liberté de manifestation est-elle une "liberté fondamentale" ? Il faudrait s'entendre sur ce terme, qui laisse malencontreusement entendre qu'il existerait des libertés moins fondamentales que d'autres, des libertés de second rang en quelque sorte... Le décret-loi du 30 octobre 1935 définit, encore aujourd'hui, le cadre juridique de la liberté de manifester. Il s'agit d'un texte de procédure, qui met en place un régime de déclaration préalable, sans se préoccuper de consacrer une liberté. La seule mention de la "liberté de manifester" dans la loi figure dans l'article 431-1 du code pénal qui crée un "délit d'entrave à la liberté de manifester". L'approche de cette liberté par la loi est tout à la fois procédurale et négative.
Le Conseil constitutionnel ne se montre guère plus volontariste. Dans sa décision du 18 janvier 1995, il a considéré qu'une disposition conférant au juge pénal la possibilité d'interdire à une personne condamnée de manifester dans certains lieux précisés par sa condamnation, n'est pas de nature "à méconnaître les exigences de la liberté individuelle, de la liberté d'aller et venir et du droit d'expression collective des idées et des opinions". Il ajoute ensuite, heureusement, que, dans le cadre de son contrôle de constitutionnalité, il vérifie "la conciliation des exigences de l'ordre public et de la garantie des libertés constitutionnellement protégées". La liberté de manifester est donc "constitutionnellement protégée", mais elle n'est qu'un sous-produit de la liberté d'expression.
La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), quant à elle, fonde la liberté de manifester sur l'article 11 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui garantit la "liberté de réunion pacifique". Les Etats peuvent cependant apporter à l'exercice de cette liberté des restrictions "prévues par la loi" et "nécessaires dans une société démocratique". La Cour apprécie cette nécessité, jugeant par exemple, dans un arrêt Alekseyev c. Russie du 21 octobre 2010, que l'interdiction de la Gay Pride durant trois années de suite par le maire de Moscou n'était pas nécessaire, les motifs d'une telle décision résidant davantage dans l'homophobie que dans les impératifs de l'ordre public. La liberté de manifester est donc protégée par la Convention, mais elle est cette fois un sous-produit de la liberté de réunion.
Le ministre de l'intérieur évoque les " personnes qui veulent exprimer leur opinion", formulation qui repose sur la définition donnée par le Conseil constitutionnel. Si la liberté de manifester n'est pas réellement autonome, il n'en demeure qu'elle est constitutionnellement garantie et le ministre ne semble pas l'ignorer.
Claude Nougaro. Paris mai. 1968
La police de la manifestation
La phrase du ministre pose davantage problème lorsqu'il affirme que les manifestants doivent s'opposer aux casseurs", leur "passivité" conduisant à la considérer comme "complices". Cette fois, la question posée est celle du titulaire du pouvoir de police. L'article D 211-10 du code de la sécurité intérieure précise que "dans le cas d'un attroupement mentionné à l'article L. 211-9, le maintien de l'ordre relève exclusivement du ministre de l'intérieur." Cette disposition ne fait d'ailleurs qu'appliquer l'article L 1142-2 du code de la défense qui fait de ce dernier le "responsable de la préparation et de l'exécution des politiques de sécurité intérieure et de sécurité civile qui concourent à la défense et à la sécurité nationale". Il est donc "sur le territoire de la République, responsable de l'ordre public (...)". En aucun cas, ce pouvoir de police ne saurait être délégué aux organisateurs de la manifestation.
Cela ne signifie pas qu'ils n'aient aucun rôle dans ce domaine. La déclaration préalable à une manifestation doit en effet comporter un certain nombre d'informations, sur les organisateurs, l'objet du rassemblement, sa date et son heure, son itinéraire, une estimation du nombre de participants etc. Au nombre de ces informations figure "le descriptif des dispositifs de sécurité mis en place". Les organisateurs doivent donc prévoir un service d'ordre et en informer l'autorité de police, concrètement la préfecture de police à Paris. Ce service d'ordre ne saurait être seul chargé de l'ordre public. Il n'a qu'une fonction d'assistance, d'encadrement du cortège. Son existence permet aux autorités de police d'adapter leur mode d'action et elles n'interviendront pas nécessairement de la même manière, ni avec les mêmes moyens, lorsque le service d'ordre est assuré par les gros-bras de la CGT ou par des élèves des lycées parisiens. En tout état de cause, et quelle qu'en soit l'organisation, les organisateurs de la manifestation ne sont pas responsables des violences éventuellement intervenues car le maintien de l'ordre public demeure de la compétence du ministre de l'intérieur.
La jurisprudence européenne l'affirme clairement. La CEDH estime ainsi qu'"il incombe aux Etats parties d'adopter des mesures raisonnables et appropriées, afin d'assurer le déroulement pacifique des manifestations licites" (21 juin 1988, Plattform "Artzte für des Leben c. Autriche). Peu importe donc que le service d'ordre soit inefficace ou débordé, l'ordre public doit être assuré par les autorités compétentes. La CEDH a d'ailleurs jugé que cette responsabilité était identique dans le cas des manifestations illégales, jugeant dans un arrêt Berladir c. Russie du 10 juillet 2012 qu'elles devaient être réprimées "sans faire preuve de brutalité excessive".
Les motifs d'interdiction
Le juge administratif, quant à lui, est essentiellement appelé à statuer sur les mesures d'interdiction des manifestations. On sait en effet que le décret-loi de 1935 autorise l'autorité de police à prononcer cette interdiction lorsqu'elle estime que "la manifestation projetée est de nature à troubler l'ordre public". Une telle mesure est généralement prise à l'issue d'une négociation avec les organisateurs, intervenue après la déclaration, par exemple lorsqu'ils refusent de changer d'itinéraire ou lorsqu'il s'agit d'une contre-manifestation susceptible d'entrainer des violences. Appliquant la jurisprudence Benjamin de 1933, le Conseil d'Etat estime que l'interdiction ne peut intervenir que si les autorités ne peuvent matériellement assurer le maintien de l'ordre public.
Or on ne trouve aucune décision de jurisprudence portant sur une interdiction justifiée par les insuffisances du service d'ordre. Elle serait d'ailleurs très probablement illégale, puisqu'il appartient à l'autorité de police d'adapter ses moyens aux nécessités de l'ordre public et donc de renforcer sa protection si le service d'ordre est insuffisant. Certes, il a pu arriver, dans une ordonnance de référé très contestée, que le juge administratif refuse de suspendre l'interdiction, en juillet 2014, d'une manifestation de soutien aux victimes civiles palestiniennes de l'intervention israélienne à Gaza. Mais le juge ne se référait pas aux carences du service d'ordre, préférant s'abriter derrière une référence au "climat actuel de vive tension entre les partisans des deux camps". La décision ne mettait donc pas en cause le principe de la compétence exclusive du ministre de l'intérieur en matière de maintien de l'ordre.
Le ministre de l'intérieur semble donc ignorer l'étendue de sa propre compétence, renvoyant aux manifestants eux-mêmes le soin de lutter contre les blacks blocs et autres agitateurs professionnels. La formule est d'autant plus malheureuse que ces personnes sont entrainées au combat de rue, parfois armées et d'une violence extrême. Imagine-t-on un instant qu'un service d'ordre composé de citoyens lambda non armés, soit en mesure de lutter efficacement contre de tels individus ? Imagine-t-on que ces personnes puissent être considérées comme complices des auteurs de violences ? Derrière cette idée, on voit surgir le spectre de la célèbre loi anti-casseurs du 8 juin 1970 qui instituait une responsabilité pénale collective, en cas de destructions ou de dégradations causées par des rassemblements de personnes. Elle a finalement été abrogée en 1981, alors même qu'elle n'avait jamais été réellement appliquée, mais elle est restée dans toutes les mémoires comme une violation flagrante du principe d'individualisation des peines. Peut-être est-elle restée dans la mémoire de Gérard Collomb ? On l'ignore, mais l'incident montre tout de même que le ministre de l'intérieur doit surveiller à la fois les manifestations et... ses propos.
Sur la liberté de manifestation : Chapitre 12, section 1 § 2 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.