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mercredi 8 novembre 2017

La CEDH et les ghettos urbains

Dans son arrêt de Grande Chambre du 6 novembre 2017 Garib c. Pays-Bas, la Cour européenne des droits de l'homme reconnaît aux Etats le droit de porter atteinte à la liberté de choisir sa résidence. 

La requérante, Rohiniedevie Garib, mère de deux jeunes enfants qu'elle élève seule, est installée à Rotterdam depuis 2005. En 2007, le propriétaire du studio où elle réside propose de lui louer un trois pièces, appartement plus grand et correspondant mieux à ses besoins. Entre-temps, une loi de 2006 sur les "mesures spéciales pour les agglomérations urbaines" est entrée en vigueur. Elle dresse une liste de quartiers dans lesquels ne peuvent emménager que les familles ayant obtenu une "autorisation de résidence". C'est précisément le cas du quartier de Tarwewijk, dans lequel Mme Garib veut s'installer. Or la situation de Mme Garib ne répond pas aux conditions posées pour obtenir l'autorisation de s'installer à Tarwewijk. Elle n'y réside pas depuis plus de six ans et vit exclusivement des aides sociales. Le bourgmestre de Rotterdam lui refuse donc l'autorisation demandée. 

Vie privée ou libre circulation


Une fois épuisées les voies de recours internes, Mme Garib se tourne vers la CEDH. Elle aurait pu choisir de se placer sur le terrain de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme qui garantit le droit au respect de la vie privée. En effet, le domicile est généralement considéré comme l'abri de la vie privée, en quelque sorte son lieu d'exercice, ce qui explique son inviolabilité de principe. Mais si le droit français rattache le libre du choix du domicile à la vie privée, la Cour européenne, quant à elle, se montre plus nuancée. Certes, elle reconnaît l'existence de liens étroits entre domicile et vie privée, mais elle considère que l'article 8 ne peut s'interpréter comme consacrant un droit de vivre dans un endroit particulier (CEDH, 9 novembre 2004 Ward c. Royaume-Uni). 

En revanche, le droit de choisir son domicile est, à ses yeux, au coeur de la liberté de circulation garantie par l'article 2 du Protocole n° 4 à la Convention européenne des droits de l'homme. C'est donc sur ce fondement que la requérante conteste le droit néerlandais qui lui refuse de vivre dans le quartier de son choix. De son côté, le gouvernement néerlandais invoque le paragraphe 4 de cette même disposition, qui autorise des restrictions à la libre circulation, si elles sont prévues par la loi, justifiées par l'intérêt public et nécessaires dans une société démocratique.


Lutter contre les ghettos.. 



Il est évident que la procédure d'autorisation en vigueur à Rotterdam est prévue par la loi. L'intérêt public poursuivi par cette législation est, quant à lui, mentionné en une phrase, rappelant que le texte contesté a pour objet "d'inverser le mouvement des zones urbaines déshéritées et d'améliorer de manière générale la qualité de la vie". Ce jargon est-il suffisamment précis pour caractériser un intérêt public ? La Cour ne se pose pas la question. Elle se borne à reprendre à son compte ce beau spécimen de langue de bois, invoquant le fait que la requérante elle-même ne conteste pas l'existence d'un intérêt public. 

Dès lors que l'intérêt public, incontesté, justifie une ingérence à la liberté de domicile de la requérante, il convient ensuite d'apprécier si cette ingérence est nécessaire dans une société démocratique.

Le déménagement. Bernard Delaunay circa 1980. Collection particulière


 ... Et créer d'autres ghettos



La Cour commence par s'intéresser à la politique publique elle-même et donc à la loi qui soumet le droit de résider dans un quartier à une autorisation. L'argument principal de la requérante résidait dans ses résultats, pour le moins limités. Parmi les différents rapports dressant le bilan de la loi néerlandaise, celui produit par l'Université d'Amsterdam est présenté comme le plus indépendant. Il affirme que "les quartiers concernés par la loi ont connu une évolution nettement plus défavorable que les autres quartiers de Rotterdam" et en déduit qu'elle "n’a pas concouru à la moindre amélioration". Quant aux personnes les plus pauvres, celles qui n'ont pas obtenu l'autorisation de résider dans le quartier, elles sont contraintes d'aller s'installer ailleurs, dans des zones périphériques "où la qualité de vie et la sécurité sont comparativement en recul". En clair, la politique de la ville ne supprime pas les ghettos, mais en crée de nouveaux, encore plus pauvres. 

La Cour ne veut pas entrer dans ce débat et, après l'avoir largement cité, elle écarte le rapport en mentionnant qu'il a été établi postérieurement au refus d'autorisation opposé à Mme Garib, les autorités n'en ayant donc pas connaissance au moment où elles ont pris cette décision. La CEDH rappelle au contraire que la politique de la ville est un domaine "complexe et délicat" dans lequel les Etats conservent une large marge d'appréciation, principe qui était déjà mentionné dans un arrêt de 2011 Ayangil et autres c. Turquie. Au moment où elles refusaient à Mme Garbid son autorisation, les autorités locales étaient donc persuadées du bien-fondé de leur politique. Il ne semble d'ailleurs pas que cette procédure ait été abandonnée au moment où la Cour se prononce.

Celle-ci note par ailleurs que la loi impose un certain nombre de procédures protégeant les personnes ainsi évincées, en particulier l'obligation pour la collectivité locale de démontrer l'existence d'une offre de logement suffisante, dans d'autres quartiers. De même est-il possible de délivrer une autorisation dérogatoire, pour des motifs d'ordre médical ou social. Pour la Cour, il est évident que cette politique urbaine aurait pu être différente, mais, en tant que telle, elle offre un équilibre satisfaisant entre les intérêts en présence.
  

La situation de l'intéressée



Ceux de Mme Garib ont d'ailleurs été pris en compte et sa situation personnelle explique sans doute, au moins en partie, la relative indifférence de la CEDH à l'égard de la politique urbaine néerlandaise. En effet, la requérante a facilement trouvé un logement satisfaisant dans un autre quartier. Elle n'a pas choisi de rester dans son studio pour atteindre la durée de six mois lui permettant d'obtenir l'autorisation de résider à Tarwewijk. Elle n'a pas davantage souhaité y revenir depuis qu'elle réside ailleurs. Son recours est donc un recours de principe et elle n'a pas subi de dommage particulier. 

Sans doute, mais la Cour balaie tout de même un peu rapidement la question du libre choix de la résidence. Au contraire de la requérante, elle refuse d'en faire une question de principe, admettant volontiers qu'un Etat parque les habitants des villes dans des quartiers choisis pour eux. On retrouve là une vision communautaire de la société extrêmement présente aux Pays-Bas. Et la Cour européenne finit ainsi par accepter la constitution de ghettos urbains.


Sur le libre choix du domicile : Chapitre 8 section 3 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier

1 commentaire:

  1. Excellent exemple de plasticité du droit issu de la convention européenne des droits de l'Homme et de reconnaissance d'une marge d'appréciation à l'Etat. A tout le moins, même si les juges de Strasbourg avaient décidé, in limine litis, de rejeter la demande pour des raisons pratiques, peut-être auraient-ils pu faire preuve d'un peu plus de courage pour défendre les principes fondamentaux ?

    Au moment où la Cour fait l'objet de critiques répétées de plusieurs Etats pour ses ingérences dans les ordres juridiques internes, un petit geste en leur direction pour les apaiser ne peut pas faire de mal. De la contradiction ontologique entre principe et opportunité...

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