Deux ordonnances de référé intervenues à trois jours d'intervalle viennent rappeler la position du Conseil d'Etat sur la mise en oeuvre du droit humanitaire, et notamment le droit de ne pas subir de traitement inhumain ou dégradant, principe garanti par l'article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Dans la première ordonnance du 28 juillet 2017 Section française de l'Observatoire international des prisons (OIP), le Conseil d'Etat, saisi des conditions de détention à la prison de Fresnes accepte quelques mesures ponctuelles mais refuse d'enjoindre à l'administration de prendre des mesures structurelles, réalisation de travaux et renforcement des moyens financiers de l'administration pénitentiaire, pour améliorer la situation des personnes détenues. Dans la seconde ordonnance du 31 juillet 2017, il confirme la mesure d'urgence prise par le tribunal administratif de Lille enjoignant au préfet et à la commune de Calais de prendre diverses mesures destinées à améliorer la situation des migrants, mais refuse la création d'un centre d'accueil permanent.
Les deux décisions reposent sur l'article 3 de la Convention européenne qui sanctionne les traitements inhumains et dégradants. Le Conseil d'Etat reconnaît qu'il s'agit, à chaque fois, de personnes risquant d'être soumises à un tel traitement. Mais il rappelle que le référé-liberté a, dans son essence même, une fonction de sauvegarde et ne peut servir de fondement à des réformes structurelles.
Les prisonniers de Fresnes
L'article 3 de la Convention est largement utilisée par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) pour sanctionner des traitements inhumains ou dégradants infligées aux personnes incarcérées. C'est ainsi que l'arrêt Plathey c. France du 10 novembre 2011 sanctionne sur ce fondement le fait de placer en détenu dans un quartier disciplinaire devenu insalubre après un incendie. La CEDH a fait évoluer sa jurisprudence au-delà des mauvais traitements individuels infligés à certains détenus.
C'est ainsi qu'une norme juridique prévoyant un enfermement particulièrement rigoureux peut être sanctionnée. Selon un arrêt Bodein c. France du 13 novembre 2014, l'existence d'une peine incompressible de trente ans ne constitue pas un traitement inhumain et dégradant si le condamné conserve la possibilité de demander un aménagement de peine à l'issue de cette période. Si une telle possibilité ne lui est pas offerte, cette même peine incompressible devient un traitement inhumain ou dégradant, principe posé dans l'arrêt Öcalan c. Turquie du 18 mars 2014.
Surtout, la CEDH sanctionne désormais l'ensemble des conditions d'incarcération dans un pays, conditions qui peuvent s'analyser comme un traitement inhumain et dégradant dans certains cas extrêmes. Dans l'arrêt Kalachnikov c. Russie du 4 juin 2003, la CEDH vise ainsi globalement le surpeuplement carcéral affecte existant dans ce pays. Tout récemment, dans un arrêt Rezmives et autres c. Roumanie du 27 avril 2017, c'est l'ensemble des conditions de détention qui est condamné, qu'il s'agisse du surpeuplement, du manque d'hygiène, de la vétusté des installations etc. L'article 3 devient ainsi l'instrument d'un contrôle général du système carcéral d'un pays.
De toute évidence, l'OIP pensait pouvoir s'appuyer sur cette jurisprudence et obtenir une condamnation globale du système pénitentiaire français. L'ONG n'est pas satisfaite de l'ordonnance de référé rendue par le tribunal administratif de Melun le 28 avril 2017. Alors qu'elle demandait pas moins de trente injonctions, allant du lavage régulier des draps des détenus de Fresnes à
l'allocation de moyens supplémentaires pour l'ensemble de
l'administration pénitentiaire, elle n'obtient satisfaction que sur quelques points liés à l'entretien de la prison de Fresnes. Le Conseil d'Etat refuse à son tour d'entrer dans la logique d'une condamnation globale du système pénitentiaire.
Cette décision n'est pas une surprise. Le Conseil d'Etat s'appuie en effet sur une logique procédurale. Le référé-liberté, issu de l'article L 521-2 du code la justice administrative peut être utilisé pour faire cesser un traitement inhumain et dégradant, mais les mesures prises doivent répondre à deux conditions. D'une part, elles doivent reposer sur l'urgence, et le juge intervient pour faire cesser une atteinte grave et immédiate à une liberté fondamentale. D'autre part, le référé liberté implique que les mesures imposées par le juge soient provisoires et rapidement mises en oeuvre. Il s'agit de mesures de sauvegarde et non pas de réformes structurelles. Le Conseil d'Etat intervient sur le fondement du droit humanitaire pour faire cesser un traitement inhumain et dégradant. Son rôle n'est pas de dicter des choix politiques à l'Exécutif.
Le Mur. Valerio Adami. Né en 1935 |
Les migrants de Calais
L'ordonnance du référé du 31 juillet 2017 sur les migrants de Calais repose sur une analyse à peu près identique. Les requérants, un certain nombre de migrants et onze associations intervenant dans ce domaine, ont obtenu du juge des référés du tribunal administratif de Lille, le 26 juin 2017, un certain nombre d'injonctions. Les autorités préfectorales et locales doivent ainsi organiser l'assistance aux mineurs isolés, prévoir une distribution d'eau et des services minimums en matière d'hygiène et organiser des départs vers des centres d'accueil mieux équipés. Ces différentes injonctions sont confirmées par le juge des référés du Conseil d'Etat saisi en appel par le ministre de l'intérieur et la commune de Calais. Il précise qu'il s'agit de mettre fin à un traitement inhumain et dégradant, dès lors que les migrants "se
trouvent dans un état de dénuement et d’épuisement" et "souffrent de pathologies (...) liées à une mauvaise hygiène ou encore de plaies infectées ainsi que de graves souffrances psychiques".
Le Conseil d'Etat affirme en revanche que le juge des référés de Lille a pu refuser la demande portant sur la création d'un "centre d’accueil des
migrants ou de centres de distribution alimentaire sur le territoire de
la commune de Calais". Les ONG demandaient en effet la création d'une structure permanente ou, à tout le moins, la création d'un lieu de fixation ressemblant étrangement à la Jungle. Or cette dernière a été démantelée par un choix politique intervenu en février 2017, et il n'appartient pas au juge de décider une telle mesure.
Chacune de ces deux décisions contribue donc à donner une définition de l'urgence humanitaire. Mesure de sauvegarde, mesure provisoire, l'ordonnance de référé ne peut être détournée de son objet pour ordonner des réformes structurelles. Le simple fait que l'on puisse l'utiliser à de telles fins montre une certaine altération dans la perception du rôle du juge. Ce dernier ne doit pas se substituer à des choix qui relèvent du pouvoir législatif ou de l'Exécutif. Il appartient en effet au Parlement de voter le budget des prisons, et c'est à l'Exécutif de mettre en oeuvre la politique migratoire. En tout état de cause, ce n'est pas à un juge non élu et non représentatif de faire de tels choix. A cet égard, on ne peut que se réjouir que le Conseil d'Etat ne soit pas tombé dans cet excès.
Sur le référé-liberté : Chapitre 3 section 3 § 2 B du manuel de libertés publiques sur internet
Pour incontestables que soient les deux ordonnances de référé sur le plan du strict droit positif, elles n'en soulèvent pas moins un certain nombre de questions relatives à l'action du Conseil d'Etat lorsqu'on essaie de comprendre l'environnement actuel.
RépondreSupprimer1. Des décisions qui relèvent la politique de Ponce Pilate tant elles se devaient de mettre en oeuvre la jurisprudence bien établie de la Cour européenne des droits de l'homme sur l'article 3 de la convention européenne des droits de l'homme. Toute décision contraire aurait entraîné une censure du Palais-Royal. Le Conseil d'Etat est courageux mais pas téméraire.
2. Des décisions qui mettent en évidence le flou entourant l'interprétation des deux conditions de recevabilité du référé-liberté. Si elles paraissent claires en théorie, elles le sont un peu moins dans la pratique. Le juge administratif fait ce qu'il veut quand il veut. Tout est question de circonstances. La pression médiatique était telle que cette décision lui était dictée de facto si ce n'est de jure.
3. Des décisions qui font l'impasse sur ce qu'est véritablement le Conseil d'Etat, organe hybride. En effet, aucune question ne se poserait si le Palais-Royal n'était pas à la fois le juge et le conseil de l'Etat. Dans cette deuxième fonction, il fait corps avec l'exécutif. Il était loisible au vice-président du Conseil d'Etat de prendre langue avec le premier ministre (lui-même conseiller d'Etat) et le Secrétaire général du gouvernement (également conseiller d'Etat), poste de SGG qu'il a occupé dans le passé, pour les informer de l'urgence humanitaire. Nous vivons malheureusement dans un régime de connivence entre les pouvoirs et non de séparation des pouvoirs.
Heureusement, tout le monde est content et le Conseil d'Etat est encensé. Comme l'écrit le quotidien Le Monde : "C'est une bonne chose. Si la mise en demeure du Conseil d'Etat ne règle rien la crise migratoire qui tétanise l'Europe, elle évitera d'ajouter l'indignité à l'impuissance" (éditorial : "Migrants : l'injonction salutaire du Conseil d'Etat", 2 août 2017, p. 27).
Mais, "le vrai courage, c'est la prudence" nous rappelle Euripide. En ce sens, le Conseil d'Etat a fait preuve d'un authentique courage comme il en est coutumier.