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vendredi 11 novembre 2016

Entre le boeuf et l'âne, le Conseil d'Etat refuse de choisir

L'intervention du Conseil d'Etat en matière de laïcité se caractérise presque toujours par un recours à l’ambiguïté. On se souvient que, dès 1989, dans un avis de ses formations administratives, il avait affirmé que le port de signes religieux par les élèves de l'enseignement public ne pouvait être interdit que s'il portait atteinte à l'ordre public ou témoignait d'une volonté de prosélytisme. La frontière entre le licite et l'illicite n'était donc pas clairement établie, en l'absence d'une définition de la notion de prosélytisme. Le législateur était donc finalement intervenu par la loi du 15 mars 2004 pour enfin poser une règle claire et interdire le port de signe religieux dans les établissements dans les écoles, les collèges et les lycées publics. 

Des jurisprudences contradictoires


Cette culture de l’ambiguïté n'a pas disparu et les deux arrêts rendus le 9 novembre 2016 en témoignent. Il s'agit cette fois d'apprécier la légalité de crèches de Noël installées par des élus locaux, la première dans l'enceinte de l'Hôtel de ville de Melun, la seconde dans celle de l'Hôtel du département de la Vendée. Dans les deux cas, des associations de libres-penseurs ont saisi le tribunal administratif contre une installation qui leur apparaissait comme une violation du principe de laïcité. Mais les deux recours ont connu des sorts différents. La Cour administrative d'appel (CAA) de Paris a finalement jugé illégale la crèche de Melun le 8 octobre 2015, alors que celle de Poitiers était jugée légale par la Cour administrative d'appel de Nantes le 13 octobre 2015. Ces deux décisions parfaitement contradictoires, à moins d'une semaine d'intervalle, justifiaient l'intervention rapide du Conseil d'Etat. C'est désormais chose faite et les élus locaux vont devoir comprendre rapidement cette jurisprudence avant de décider, ou non, d'installer une crèche pour le prochain Noël. 

Le principe de laïcité


Ils percevront sans doute aisément la première partie de chacune des décisions qui rappelle l'importance du principe de laïcité. Sa valeur constitutionnelle est incontestable, dès lors qu'il figure dans l'article 2 de la Constitution qui affirme que "la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale". Sur le plan législatif, il s'incarne dans la loi du 9 décembre 1905 qui impose à l'Etat d'assurer la liberté de conscience, de garantir le libre exercice des cultes, et de veiller au respect du principe de neutralité dans les services publics, ce qui impose en particulier le fait de ne reconnaître ni subventionner aucun culte. Jusque là, tout va bien, et les élus locaux se trouvent sur un terrain connu.

La notion d'emblème religieux


La question devient plus complexe lorsque le Conseil d'Etat se penche sur le cas des crèches. Il s'agit alors d'interpréter l'article 28 de la loi du 9 décembre 1905 : "Il est interdit, à l'avenir, d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l'exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions". Il ne fait guère de doute que le hall d'une mairie ou d'un hôtel de département constitue un "emplacement public" dès lors qu'il s'agit de bâtiments publics dans lesquels les administrés peuvent librement pénétrer.

La solution dépend donc de la qualification juridique qu'il convient de donner à la crèche de Noël. Peut-elle s'analyser comme un emblème religieux ? Pour les associations requérantes, il ne fait aucun doute qu'elle se rattache à la religion catholique et donc être considérée comme un tel emblème. Mais l'analyse est un peu courte, et le Conseil d'Etat précise justement qu'une "crèche de Noël est une représentation susceptible de revêtir une pluralité de significations" . S'il est vrai qu'elle fait partie de l'iconographie chrétienne, elle est aussi, et de plus en plus, un élément des décorations qui "accompagnent traditionnellement, sans signification religieuse particulière, les fêtes de fin d’année". La crèche est donc à la fois religieuse et profane.

Cette dualité de significations conduit le Conseil d'Etat à refuser une solution tranchée. Impossible, à ses yeux, de l'interdire complètement parce qu'elle n'est pas entièrement religieuse, ou de l'autoriser complètement parce qu'elle n'est pas entièrement profane. Il va donc imaginer des critères croisés particulièrement subtils.

Stille Nacht. St Thomas Boys Choir

L'installation


L'installation elle-même doit présenter un" caractère culturel, artistique ou festif, sans exprimer la reconnaissance d’un culte ou marquer une préférence religieuse". De manière très imprécise, le juge ajoute ensuite que pour porter cette appréciation, il convient de tenir compte d'un certain nombre d'éléments. 

Le premier d'entre eux est le "contexte, qui doit être dépourvu de tout élément de prosélytisme".  Sur ce point, on aurait souhaité que le Conseil donne la définition du prosélytisme, comme l'avait fait  le jugement du tribunal administratif de Montpellier qui avait admis la légalité de la crèche de Béziers, en s'appuyant sur les travaux préparatoires de la loi de 1905. A l'époque, le législateur avait défini l'emblème religieux comme celui qui "symbolise la revendication d'opinions religieuses". On imagine ainsi que serait illicite une crèche mentionnant un lieu de prière ou les horaires des messes.

Le second critère réside dans les "conditions particulières de cette installation". La formule est encore plus énigmatique. A quelles "conditions particulières" fait-on référence ? Les élus devront certainement attendre que la jurisprudence donne quelques éléments de réponse avant de comprendre cette exigence. Pour le moment, on ne peut que leur conseiller de tenir à distance le curé de paroisse et les enfants des écoles religieuses. 

Le troisième critère est celui de "l’absence d’usages locaux", ce qui semble signifier qu'une crèche sera légale si et seulement si elle relève d'une tradition solidement établie. Un élu local ne pourrait donc pas inaugurer une nouvelle pratique en mettant une crèche devant la mairie. Mais en quoi cette restriction est-elle réellement justifiée, dès lors que son installation est dépourvue de tout élément de prosélytisme et qu'aucune mystérieuse "condition particulière" ne semble s'y opposer ? 

Bâtiment public ou emplacement public


Le quatrième et dernier critère est celui du lieu de l'installation, et c'est incontestablement le plus obscur. Le Conseil d'Etat opère en effet une distinction si subtile entre le bâtiment public et l'emplacement public qu'il éprouve le besoin d'en donner le mode d'emploi. 

Il définit ainsi le bâtiment public comme celui qui est le siège d'une d’une collectivité publique ou d’un service public. Dans ce cas, l'installation d'une crèche porte en principe atteinte au principe de neutralité. Mais cette présomption d'illégalité peut être renversée si "des circonstances particulières" permettent de reconnaître à cette crèche "un caractère culturel, artistique ou festif". Il ne suffira donc pas d'affirmer que la crèche présente l'une de ces caractéristiques, il sera nécessaire de le démontrer en faisant état de circonstances particulières. 

C'est ainsi que pour installer une crèche dans la cour intérieure du Palais Royal, il pourrait être judicieux de demander à Daniel Buren de lui ajouter quelques colonnes, ce qui démontrerait son caractère "artistique". On pourrait aussi poser un recueil Lebon aux pieds de l'enfant Jésus, afin de démontrer le caractère hautement culturel des cadeaux des rois mages, et par ricochet, de la crèche. A moins que l'on installe dans la cour la grande roue initialement installée Place de la Concorde, solution qui permettrait, sans aucun doute, de démontrer le caractère "festif" de la crèche...

Les "autres emplacements publics" ne sont pas définis par le Conseil, mais on peut s'imaginer qu'il s'agit, d'une manière générale, du domaine public. Dans ce cas, l'installation d'une crèche est, en principe, autorisée. Les fêtes de fin d'année suffisent en effet à faire présumer le caractère festif de l'installation. Encore faut-il que la crèche ne révèle aucun élément de prosélytisme ou de revendication d'une opinion religieuse. A l'issue du raisonnement, nous voilà dans la situation du serpent qui se mord la queue, car nous retournons au premier critère, celui de l'absence de prosélytisme religieux.

La jurisprudence Lautsi


Le Conseil d'Etat aurait pu choisir de se référer à ce critère unique, à la fois simple et essentiel. Il y était incité par la jurisprudence Lautsi c. Italie de la Cour européenne des droits de l'homme. Dans cette décision du 18 mars 2011, la Cour se prononce sur la conformité à la Convention européenne des droits de l'homme des dispositions du droit italien qui autorise la présence de crucifix dans les écoles publiques. La Cour admet qu'il s'agit d'un symbole religieux, mais elle fait observer que les Etats conservent une large marge d'appréciation dans le domaine des traditions qu'ils jugent important de perpétuer. En l'espèce, les autorités italiennes affirment que le crucifix symbolise un système de valeurs communes. La Cour constate que sa présence dans les salles de classe ne s'accompagne d'aucune forme d'endoctrinement, les enfants n'étant pas contraints à une pratique religieuse et pouvant arborer les signes d'autres religions. Elle en déduit que le crucifix posé sur un mur est "un symbole essentiellement passif " dont l'influence sur les élèves est pour le moins réduite. La liberté de conscience n'a donc fait l'objet d'aucune atteinte.

Par analogie, le Conseil d'Etat aurait pu considérer la crèche de Noël est un "symbole passif", dans la mesure où sa présence ne s'accompagne d'aucune forme d'endoctrinement et que son influence proprement religieuse sur les passants est certainement très limitée. Bien entendu, dans le cas contraire, c'est-à-dire lorsqu'elle révèle une volonté de prosélytisme, elle pourrait être considérée comme un emblème religieux.

Pourquoi le Conseil d'Etat n'a-t-il pas fait le choix de la simplicité ? Personne ne peut le dire avec précision. On peut tout de même se demander si l'affaire du burkini n'a pas influencé, en creux, la présente décision. Certes, on objectera que la décision sur le burkini est une ordonnance de référé, insusceptible de faire jurisprudence. Mais cela ne signifie pas qu'elle n'ait pas eu une influence plus souterraine.

On se souvient que le juge avait suspendu un arrêté d'interdiction du burkini, considérant que le port de ce vêtement était conforme au principe de laïcité, à la condition toutefois qu'il n'ait suscité aucun trouble à l'ordre public. De toute évidence, le Conseil d'Etat ne pouvait interdire totalement les crèches sans être accusé par certains de mieux traiter les musulmans que les catholiques. A l'inverse, il n'a pas voulu les autoriser totalement, peut-être pour ne pas apparaître comme le protecteur de la culture catholique au détriment des autres... Il a donc choisi une solution qui lui permet de ne pas prendre parti et, in fine, de régler le problème lui même, au cas par cas, au fil des contentieux. Quant aux malheureux élus locaux qui vont devoir mettre en oeuvre cette jurisprudence, ils n'ont plus qu'à mettre un cierge à Saint Jude, le patron des causes perdues et des cas désespérés.




Sur la laïcité et l'installation des crèches de Noël : Chap 10, section 1 § 2, B du manuel de libertés publiques.







1 commentaire:

  1. Encore un grand bravo pour cette exégèse d'un arrêt du Conseil d'état portant sur un sujet sensible politiquement dans un contexte de démagogie et de surenchère électorale. Mais au-delà de cette dimension ponctuelle, deux types de remarques peuvent être formulées sur un plan général.

    1. La lecture assidue et attentionnée de votre blog procure au citoyen "normal" (si tant est qu'existe un critère objectif de la normalité) un double plaisir :

    - disposer sur le temps court d'un instrument précieux d'analyse, de décryptage des plus importantes décisions des juridictions nationales et internationales qui tranche avec les jugements laconiques de nos folliculaires préférés.

    - disposer sur le temps moyen et long d'un instrument aussi précieux d'aide à la compréhension des principales évolutions législatives, réglementaires et jurisprudentielles. Ce qui n'est pas rien dans un temps où l'éphémère l'emporte sur le durable.

    2. Le commentaire de votre dernier post compléte par petites touches successives le tableau que vous nous livrez depuis cinq ans de ce que l'on a coutume de désigner comme la "plus haute juridiction administrative". Vraisemblablement par référence à la taille imposante de son vice-président ! J'en retiendrai trois points :

    - la culture de l'ambiguïté : il est vrai que ses plus éminents membres, outre leur formation à l'ENA, disposent d'une incontestable forte culture jésuitique.

    - Le culte de l'opportunité: plusieurs de ses jurisprudences (Dieudonné, burkini, laïcité...) traduisent un souci évident de concilier l'inconciliable, d'équilibre instable entre droit et opportunité. Nous sommes à cent lieues des jardins à la française qu'on enseignait à l'université dans les cours de droit administratif.

    - une culture de l'autonomie : état dans l'état, conseil de l'état, le Conseil d'état n'aime pas la cour de Strasbourg en dépit de ses trompeuses déclarations d'amour enflammées, Cour européenne des droits de l'homme qui a parfois l'outrecuidance de censurer ses grands arrêts comme le ferait un maître avec l'un de ses élèves insuffisant qu'il qualifierait de "nul".

    On pourrait ajouter à Saint Jude (que vous citez), Sainte Rita, patronne des causes désespérées. Elle ne serait pas de trop pour épauler nos malheureux élus locaux perdus dans le labyrinthe de notre droit et de sa jurisprudence.

    "On n'apprend rien par la parole, mais tout par l'exemple" (François Mitterrand).

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