Le 21 octobre 2016, le Conseil constitutionnel saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) posée par Helen S., a déclaré non conforme à la Constitution le second alinéa de l'article 1649 AB du code général des impôts (cgi). Ces dispositions concernent la publicité du registre des trusts, fichier accessible à tout contribuable titulaire d'un numéro fiscal français. L'une des originalités de cette QPC est de ne porter que sur un seul mot : ce n'est pas le registre qui est contesté car il peut être fort utile aux juges chargés de la délinquance financière et aux agents du fisc. Ce qui est en cause devant le Conseil constitutionnel est le caractère "public" du registre, qui est considéré comme portant une atteinte disproportionnée à la vie privée des personnes dont le nom y figure.
La seconde originalité de cette QPC est de trouver son origine dans un renvoi du juge des référés du Conseil d'Etat. En effet, la requérante, Helen S., demandé la suspension de l'exécution du décret du 10 mai 2016 relatif au registre public des trusts et qui précise les informations qu'il collecte et conserve. Ce texte met en oeuvre la loi du 6 décembre 2013 qui prévoit ce nouveau fichier géré par la Direction générale des finances publiques, dans le but de lutter contre la fraude et l'évasion fiscales.
Le trust, outil de planification successorale
On ne doit pas en déduire que le trust s'analyse purement et simplement comme un instrument de fraude. S'il arrive qu'il soit détourné, il n'en demeure pas moins un instrument juridique fort utile, instrument de droit anglo-saxon. Aux Etats-Unis, le trust est un instrument de gestion patrimoniale et de planification successorale. Le Settlor, constituant du trust, se dessaisit de la propriété de certains de ses biens auprès d'une personne en laquelle il a confiance : le Trustee. Celui-ci reçoit les biens dans un patrimoine distinct du sien, qu'il va gérer au profit des bénéficiaires désignés par le Settlor. Le système est fort utile, dans la mesure où il permet de protéger un patrimoine sur plusieurs générations et par exemple de protéger des bénéficiaires vulnérables, en particulier des enfants handicapés après le décès de leurs parents.
Le droit français est si peu opposé au trust qu'il en s'en est inspiré avec le contrat de fiducie, qui s'en distingue néanmoins précisément parce que le ou les bénéficiaires sont parties au contrat. De la même manière, l'assurance-vie est assez proche du trust : une personne investit des fonds dans un contrat, et la compagnie d'assurances devra ensuite remettre ses fonds au bénéficiaire au décès de l'assuré. La différence réside cependant dans le fait que le trust, contrairement à l'assurance-vie, ne se dénoue pas au décès du Settlor.
Il n'empêche que le trust peut être détourné de son objet initial. Il peut être utilisé comme un espace de droit américain permettant d'accueillir des capitaux que l'on veut soustraire au fisc français. C'est la raison pour laquelle, depuis 2011, un trust peut être soumis aux impôts français, en particulier ISF et droits de succession, s'il implique un contribuable ou des actifs français. Pour faire respecter ces dispositions, la loi impose la déclaration de certains éléments du trust sur un registre spécial.
De toute évidence, ce registre s'analyse comme un traitement de données à caractère personnel, et ce n'est pas la première fois que le Conseil constitutionnel est appelé à se prononcer sur un tel fichier. Dans sa décision du 22 mars 2012, il avait déjà affirmé que "la collecte, l'enregistrement, la conservation, la consultation et la communication de données à caractère personnel doivent être justifiés par un motif d'intérêt général et mis en oeuvre de manière adéquate et proportionnée à cet objectif". A partir de ces critères, il a ainsi admis la conformité à la Constitution de fichiers recensant les contrats de capitalisation tels que les assurances-vie (décision du 29 décembre 2013) ou les crédits aux particuliers (décision du 13 mars 2014).
Le Conseil constitutionnel apprécie donc, non pas la conciliation entre des exigences constitutionnelles divergentes, mais la proportionnalité entre la finalité du fichier et l'atteinte à la vie privée.
Le Conseil constitutionnel apprécie donc, non pas la conciliation entre des exigences constitutionnelles divergentes, mais la proportionnalité entre la finalité du fichier et l'atteinte à la vie privée.
Trust in me. Le Livre de la Jungle. Walt Disney. 1967
Finalité du fichier
Dans le cas présent, il ne fait aucun doute que la lutte contre la fraude et l'évasion fiscales constitue un objectif d'intérêt général. Lors des débats parlementaires, il a été mentionné que 80 % de l'évasion fiscale transitait par ce type de montage juridique. Il est vrai que ce chiffre est fourni par une ONG, Transparency International et qu'il n'est pas possible d'en contrôler l'exactitude. Plus sérieusement, le Groupe d'action financière (GAFI), créé par le G7 en 1989, suggérait aux Etats dès 2004 de prendre des mesures pour faciliter l'accès aux informations sur les trusts.
Le Conseil constitutionnel n'éprouve donc aucune difficulté à affirmer que la création d'un registre des trusts poursuit "l'objectif de valeur constitutionnelle de lutte contre la fraude et l'évasion fiscales". Il se situe ainsi dans la ligne de sa jurisprudence qui avait déjà affirmé que l'absence de recours contre l'ordonnance autorisant la visite des agents de l'administration fiscale (décision QPC du 30 juillet 2010) ou la décision de soumettre à l'impôt une rémunération versée à l'étranger dans le seul but d'éluder l'imposition (décision QPC du 26 novembre 2010) poursuivaient un tel objectif à valeur constitutionnelle.
Contrôle de proportionnalité
Si le registre des trusts poursuit un objectif de valeur constitutionnelle, sa mise en oeuvre n'a pas été réalisée "de manière adéquate et proportionnée à cet objectif".
Le Conseil constitutionnel observe d'abord l'importance de l'atteinte à la vie privée. Le registre comporte en effet, non seulement les noms du Settlor et du Trustee, mais aussi ceux des bénéficiaires du trust. Or, le trust est une institution qui peut comporter des dispositions testamentaires. C'est précisément le cas de celui constitué par la requérante, Helen H., une Américaine de 89 ans. Sans descendance, elle désire organiser sa succession et a fait figurer parmi les bénéficiaires du trust les personnes auxquelles elle veut dispenser certaines libéralités. Mais elle ne souhaite pas que ces dispositions, de nature testamentaire, puissent être connues de ces bénéficiaires avant son décès, par une simple consultation du registre. Pour le Conseil constitutionnel, la publicité du registre fournit "des informations sur la manière
dont une personne entend disposer de son
patrimoine", atteinte incontestable au droit au secret de la vie privée.
C'est donc l'importance de la publicité du registre qui fait pencher la balance du côté de la disproportion. Le législateur a ainsi posé un principe général de transparence des données, sans limiter le nombre de personnes ayant accès au registre ni les motifs pour lesquels il peut être consulté. Tout contribuable peut prendre connaissance du registre des trusts et les organismes financiers peuvent même utiliser ces informations dans d'autres traitements automatisés. Autant dire que le registre des trusts vise à mettre sur la place publique les trusts existants, sorte de pilori informatique désignant tous ceux qui recourent à cette technique comme des fraudeurs fiscaux.
Le Conseil constitutionnel n'a sans doute pas été insensible à une certaine forme de stupidité législative largement dénoncée par les avocats de Helen H. à l'audience. En effet, ne figurent sur le registre des trusts que ceux qui ont été déclarés au fisc français depuis la loi de 2013. Or ce ne sont évidemment pas les trusts utilisés pour l'évasion fiscale qui ont été déclarés, situation qui conduit à stigmatiser les settlors honnêtes et à ne rien faire à l'encontre de ceux qui ne se sont pas soumis à ce régime déclaratoire.
La transparence a changé de camp
De manière plus générale, cette mise à disposition du grand public de données de nature testamentaire conduit à s'interroger sur la notion de transparence.
Souvenons qu'il y a une quarantaine d'années, les lois de la "Troisième génération des droits de l'homme" visaient à accroître la transparence de l'Etat en organisant l'accès aux documents administratifs (loi du 17 juillet 1978), aux fichiers de l'administration (loi du 6 janvier 1978) et à ses archives (loi du 3 janvier 1979). En même temps, la loi du 17 juillait 1970 consacrait le droit au respect de la vie privée comme une liberté publique.
Aujourd'hui, la démarche est inversée. L'Etat revendique une action secrète, en particulier en matière de renseignement et de collecte des données sensibles. Quant aux personnes, elles voient des éléments de leur vie privée jetés en pâture aux médias, livrés sous forme de Big Data aux réseaux sociaux. Certes, les juges, et en particulier le Conseil constitutionnel, s'efforcent de contenir cette évolution. Mais ils sont bien forcés de constater que la transparence a malheureusement changé de camp.
Sur la protection des données personnelles : Chapitre 8 section 5 du manuel de libertés publiques sur internet.
Sage décision des Sages du Conseil constitutionnel au moins à trois titres que vous soulignez si justement.
RépondreSupprimer- Tout d'abord par la rigueur du raisonnement juridique qui sous-tend cette décision prise sur la base d'une QPC.
- Ensuite, par la juste appréciation que fait le Conseil du critère de proportionnalité dans le cas d'espèce. Pour une fois, bon sens et rigueur font bon ménage !
- Enfin, par l'évolution du concept de transparence - mot valise - que le Conseil semble amorcer avec cette décision. Transparence, que ne fait-on en ton nom en ces temps de grande incertitude et de grand désarroi intellectuel et politique ?
"Tout le monde a des choses à cacher et c'est normal. La transparence totale, c'est le totalitarisme" (Pierre Palmade).