L'ordonnance rendue le 27 janvier 2015 par le juge des référés du Conseil d'Etat refuse de suspendre l'état d'urgence ou d'ordonner au Président de la République d'y mettre fin. La procédure d'urgence utilisée était celle du droit commun, plus précisément le référé-liberté, prévu par l'article L 521-2 du code de justice administrative (cja). Il permet au juge d'ordonner, dans un délai de 48 heures, "toute mesure nécessaire à la sauvegarde d'une liberté fondamentale" à laquelle l'administration aurait porté une "atteinte grave et manifestement illégale". Rappelons à ce propos que l'obligation d'un recours préalable devant l'autorité administrative n'existe pas dans le cadre des procédures d'urgence, et que les requérants n'avaient donc pas à saisir le Président de la République d'une demande préalable de suspension de l'état de l'état d'urgence.
Dans le cas présent, le juge administratif était mis devant une alternative audacieuse, soit prononcer lui même la suspension et mettre fin à une mesure décidée par la voie législative, c'est-à-dire par les représentants du peuple, soit donner une injonction au Président de la République lui-même élu au suffrage universel, dans un domaine où il dispose d'une très large marge d'appréciation.
Les lecteurs l'auront compris, les chances de succès étaient parfaitement nulles. Ce serait d'ailleurs insulter les connaissances juridiques des requérants de penser qu'ils l'ignoraient. Ils étaient pourtant fort nombreux, menés par la Ligue des droits de l'homme, le syndicat CGT de la police, le syndicat de la magistratures, sans oublier diverses associations, et quatre cent cinquante universitaires dont l'intervention a été admise par le juge.
L'ordonnance de référé justifie-t-elle une analyse juridique ? On pourrait en douter, tant il est vrai que le juge se borne à reprendre une jurisprudence déjà connue et que la médiatisation d'un recours n'a pas nécessairement pour effet d'accroître son intérêt juridique.
A la regarder de près, elle présente tout de même un intérêt dans sa rédaction même. Le juge des référés dispense en effet un cours de droit public portant à la fois sur la hiérarchie des normes (leçon 1) et sur l'étendue de son propre contrôle (leçon 2).
Leçon 1 : Hiérarchie des normes et "loi écran"
Rappelons que la loi du 20 novembre 2015 proroge l'état d'urgence pour une durée de trois mois, c'est-à-dire jusqu'au 20 février 2016. Aux termes de son article 3, l'Exécutif peut néanmoins y mettre fin de manière anticipée avant l'expiration de ce délai, par un décret en conseil des ministres.
En saisissant le juge pour qu'il prononce directement la suspension de l'état d'urgence, les requérants lui demandent tout simplement de suspendre l'application de la loi. On pourrait s'étonner que des défenseurs des droits de l'homme sollicitent le juge des référés, un juge unique et évidemment non élu, afin de mettre en échec une norme qui est l'expression de la volonté générale.
Quoi qu'il en soit, les requérants invoquent la violation d'un nombre impressionnant de "libertés fondamentales", violation susceptible de justifier, à leurs yeux, que le juge ordonne la suspension de l'état d'urgence. Sont ainsi invoquées, la liberté d'aller et venir, la liberté d'expression, le droit au respect de la vie privée, la liberté d'entreprendre et bien d'autres.. Toutes ont cependant pour caractéristique essentielle d'avoir valeur constitutionnelle.
Il est ainsi demandé au juge administratif d'affirmer que l'application de la loi du 20 novembre 2015 n'est pas conforme à la Constitution, problème de hiérarchie des normes bien connu des étudiants en droit qui ont tous entendu parler de la "loi écran". Les termes de l'arrêt Arrighi du 6 novembre 1936 demeurent aujourd'hui parfaitement actuels : En l'état actuel du droit public français, le moyen (selon lequel une loi de 1934 violerait les lois constitutionnelles) n'est pas de nature à être discuté devant le Conseil d'Etat statuant au contentieux".
Cette jurisprudence est toujours en vigueur, mais ses effets ont été largement atténués par la création de la question prioritaire de la constitutionnalité (QPC) par la révision de 2008. Si les requérants voulaient contester la conformité de la loi du 20 novembre 2015, il leur suffisait donc de déposer une QPC, à l'occasion de n'importe quel recours contre une mesure de mise en oeuvre de l'état d'urgence. Le juge des référés du Conseil d'Etat fait donc oeuvre de pédagogue en rappelant "qu’en dehors de la procédure de question prioritaire de
constitutionnalité, la conformité de ces dispositions législatives à la
Constitution ne peut être mise en cause devant le juge administratif ". Les requérants se sont, en quelque sorte, trompés de juge, mais tout le monde peut se tromper.
Tignous. La Justice. 1994 |
Leçon 2 : Les bienfaits du contrôle minimum
Dans l'hypothèse où ils ne pourraient obtenir du juge la suspension immédiate de l'état d'urgence, les requérants lui demandent d'enjoindre au Président de la République de l'ordonner par décret. Sur le plan de la procédure, le principe est un peu plus satisfaisant, car il s'agit d'exiger la mise en oeuvre des dispositions législatives existantes, en l'occurrence l'article 3 de la loi du 20 novembre 2015.
Observons que la décision de mettre fin à l'état d'urgence n'est pas un acte de gouvernement échappant à tout contrôle juridictionnel. Cette catégorie des actes de gouvernement s'est peu à peu réduite à une sorte de noyau dur des décisions directement attachées à la souveraineté de l'Etat, relations entre les pouvoirs publics constitutionnels, et rapports avec les Etats étrangers et les organisations internationales. Le décision de mettre fin à l'état d'urgence n'entre, à l'évidence, dans aucune de ces catégories.
L'ordonnance du 27 janvier 2016 affirme donc que la décision de refus de mettre fin à l'état d'urgence n'échappe pas au contrôle du juge administratif. Le principe n'a rien de nouveau. Dans une ordonnance du 9 décembre 2005, le juge des référés avait déjà été saisi, cette fois par seulement soixante-quatorze universitaires, d'une demande d'injonction au Président de la République, afin qu'il mette fin à l'état d'urgence mis en oeuvre à la suite des graves violences qui avaient éclaté dans certains quartiers.
A l'époque, le juge avait invoqué l'absence de "caractère provisoire" de la mesure demandée, se fondant sur les dispositions de l'article L 511-1 du code de la justice administrative. Ce dernier énonce en effet que "le juge des référés statue par des mesures qui présentent un caractère
provisoire. Il n'est pas saisi du principal et se prononce dans les
meilleurs délais". Aujourd'hui, le juge ne peut plus s'appuyer sur ces dispositions. Sa propre jurisprudence l'autorise en effet à enjoindre à une autorité publique de prendre une "disposition qui n'a pas de caractère provisoire", lorsque aucune autre mesure provisoire n'est susceptible de faire disparaître l'atteinte à une liberté fondamentale. D'abord appliquée par le juge des référés dans une ordonnance du 30 mars 2007 Ville de Lyon, cette dérogation a été confirmée par le Conseil d'Etat statuant au fond, dans un arrêt du 31 mai 2007 Syndicat CFDT Interco). Utile jurisprudence qui permet au Conseil d'Etat de s'affranchir d'une condition posée par le code de justice administrative.
Dans l'ordonnance du 27 janvier 2016, le Conseil d'Etat n'a finalement pas d'autre choix que de statuer au fond et d'apprécier si les conditions de l'état d'urgence sont toujours remplies, deux mois après les attentats du 13 novembre. Il ne s'engage dans ce contrôle qu'avec la plus extrême prudence, observant que le Président de la République dispose d'un "large pouvoir d'appréciation" pour faire ou non usage de la faculté que lui reconnaît la loi de mettre fin à l'état d'urgence. Autrement dit, le juge exerce un contrôle minimum, pour ne pas dire un contrôle symbolique.
En effet, le juge constate que le "péril imminent" qui justifie l'état d'urgence n'a pas disparu, réaffirmant ainsi son caractère préventif. Il observe que, depuis sa mise en oeuvre, des attentats ont eu lieu, à l'étranger comme sur le territoire national, que d'autres ont été déjoués par les services compétents. Il ajoute que la France est engagée dans des opérations militaires extérieures qui visent précisément à lutter contre des sanctuaires terroristes, situation qui ne peut qu'accroître la menace pesant sur notre pays. Certains objecteront que ces arguments sont précisément ceux développés par l'Exécutif. Mais le Conseil d'Etat dispose-t-il d'autres sources d'informations ? En quoi l'appréciation de la menace développée par la Ligue des droits de l'homme ou par un groupe d'universitaires est-elle plus fiable que celle effectuée par les services chargés de la lutte contre le terrorisme ?
Certes, le Conseil d'Etat accepte le contrôle, mais c'est un contrôle minimaliste. La seule hypothèse d'une sanction serait celle d'une erreur manifeste d'appréciation parfaitement improbable. Imaginons un instant, ne serait-ce qu'un instant, que le Conseil d'Etat décide d'enjoindre au Président de la République de mettre fin à l'état d'urgence. Imaginons un instant, ne serait-ce qu'un instant, que le Président de la République cède à cette injonction. Imaginons un instant, ne serait-ce qu'un instant qu'un nouvel attentat intervienne le lendemain ou dans les semaines suivantes... Les conséquences seraient catastrophiques pour l'Etat de droit en général et pour le juge administratif en particulier. Le Conseil d'Etat refuse d'assumer une responsabilité aussi lourde, et on peut le comprendre.