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vendredi 10 octobre 2014

Bernard Tapie ou les trois temps du Conseil constitutionnel

Bernard Tapie et Maurice Lantourne, l'un de ses avocats, ont tous deux été mis en examen pour des faits d'escroquerie en bande organisée dans l'affaire de l'arbitrage sur la revente d'Adidas. Ils ont saisi la chambre d'instruction de la Cour d'appel de Paris d'une requête nullité en décembre 2013.

A cette occasion, chacun d'entre eux a posé une QPC portant sur la conformité à la Constitution des articles 706-73 al. 8 et  706-88 du code de procédure pénale (cpp). Ces dispositions prévoient la possibilité d'allonger la garde à vue jusqu'à quatre-vingt-seize heures dans le cas d'infractions particulièrement graves, notamment l'escroquerie en bande organisée, et elles ont été appliquées à Bernard Tapie et Maurice Lantourne. C'est évidemment une procédure dérogatoire du droit commun, ce dernier limitant la garde à vue à une durée de vingt-quatre heures, durée renouvelable une fois, soit quarante-huit heures en tout.

Même rédigées en termes différents, les deux QPC sont réunies par le Conseil constitutionnel qui,  le 9 octobre 2014, rend une décision unique.

En mettant en cause la durée de la garde à vue qui leur a été appliquée, les requérants espèrent bien voir leur dossier pénal s'effondrer. Si le Conseil admettait l'inconstitutionnalité de leur garde à vue, les juges ne seraient-ils pas contraints de supprimer du dossier les interrogatoires et éléments d'enquête obtenus après la quarante-huitième heure ?

Hélas pour nos deux requérants, le Conseil constitutionnel a bien vu la manoeuvre. Il va leur donner satisfaction en déclarant inconstitutionnelle cette durée dérogatoire de quatre-vingt-seize heures dans le cas de l'infraction d'escroquerie en bande organisée. En revanche, il va neutraliser les effets de l'inconstitutionnalité en modulant sa mise en oeuvre dans le temps. 

Bernard Tapie, protecteur des libertés publiques ? 


La présente QPC pose des bornes à la croissance excessive du nombre des infractions susceptibles de donner lieu à une garde à vue dérogatoire de quatre-vingt-seize heures. Cette procédure apparaît dès la loi du 31 décembre 1970 en matière de trafic de stupéfiants. On la retrouve ensuite dans la loi "sécurité et liberté" du 2 février 1981 pour les faits de prise d'otage ou d'enlèvement, ou encore de vol aggravé avec arme. Enfin, invoquant les nécessités de la lutte contre le terrorisme,  la loi Perben II du 9 mars 2004 en étend l'application à pratiquement toute la délinquance organisée, y compris  l'escroquerie. 

Dès sa décision du 2 mars 2004  portant précisément sur la loi Perben, le Conseil énonce que ces "mesures d'investigation spéciales", apportant des restrictions au droits constitutionnellement garantis, doivent être "nécessaires à la manifestation de la vérité" et "proportionnées à la gravité et à la complexité des infractions commises". Le Conseil exerce ainsi un contrôle de proportionnalité entre l'atteinte portée au principe de sûreté et les objectifs poursuivis par le législateur. A l'époque, il considère que les infractions concernées sont suffisamment "graves et complexes" pour justifier une procédure dérogatoire. 

C'est cependant sur la décision du 4 décembre 2013 que s'appuient Bernard Tapie et Maurice Lantourne. Le Conseil constitutionnel était alors saisi d'une disposition de la loi relative à la fraude fiscale et à la grande délinquance économique et financière. Dans le cas de la fraude fiscale en bande organisée et de son blanchiment, elle permettait la mise en oeuvre d'une garde à vue de quatre-vingt-seize heures et de "techniques spéciales d'enquête". Cette formulation un peu obscure renvoie aux techniques d'infiltration, de sonorisation, de captation des données informatiques etc, tous instruments utilisés dans la lutte contre la grande délinquance.

Dans son contrôle, le Conseil constitutionnel réalise une distinction très nette. Pour ce qui est des "techniques spéciales d'enquête", il estime que les atteintes à la vie privée et au droit de propriété qu'elles impliquent ne sont pas disproportionnées aux objectifs poursuivis. En revanche, la garde à vue dérogatoire de de quatre-vingt-seize heures est considérée comme disproportionnée car elle est appliquée à des "délits qui ne sont pas susceptibles de porter atteinte en eux-mêmes à la sécurité, à la dignité ou à la vie des personnes".

Dans sa décision du 9 octobre 2014, le Conseil constitutionnel met en oeuvre cette jurisprudence. Il observe que le délit d'escroquerie sur la base duquel sont poursuivis Bernard Tapie et Maurice Lantourne, ne porte pas, en tant que tel, atteinte à la sécurité, à la dignité ou à la vie des personnes. Le fait qu'il soit commis en bande organisée ne change rien à cette appréciation. Il déclare donc l'inconstitutionnalité des dispositions contestées. Les requérants sont-ils pour autant satisfaits ? Sans doute pas, car ils n'ont que la satisfaction morale d'être à l'origine d'une décision qui encadre le recours à une garde à vue dérogatoire. Sur un plan plus pratique, le Conseil constitutionnel refuse que cette décision ait des conséquences sur la garde à vue qui leur a été appliquée, validant ainsi la procédure pénale qui a précédé leur mise en examen. 


Pyrrhus à la bataille d'Héraclée (-280 av. JC.) : "Encore une victoire comme celle-ci, et nous sommes perdus"

Les trois temps du Conseil constitutionnel


On sait que les décisions rendues sur QPC présentent l'avantage pour le juge Conseil constitutionnel de pouvoir être modulées dans le temps. Autrement dit, le Conseil peut décider de l'abrogation immédiate de la disposition inconstitutionnelle, ou renvoyer cette abrogation à une date qu'il fixe lui-même, dans le but de permettre au législateur de modifier la loi sans créer de période d'insécurité juridique. 

En l'espèce, le juge constitutionnel se livre à des distinctions très subtiles sur la mise en application ratione temporae de sa décision. Il opère, en quelque sorte, en trois temps.

Le premier temps est celui de l'abrogation effective de l'article 706-73 al. 3 cpp. Le Conseil fait observer qu'il est impossible de l'abroger immédiatement. Ce texte renvoie en effet, de manière globale, à la fois aux "techniques spéciales d'enquête" et à la garde à vue dans le cas de l'escroquerie en bande organisée. Autrement dit, son abrogation conduirait à interdire aux force de police et aux juges d'instruction l'utilisation de techniques fort utiles à la manifestation de la vérité et que le Conseil considère comme proportionnées aux finalités de l'enquête. Il préfère donc repousser l'abrogation de cet alinéa au 1er septembre 2015, ce qui laisse au législateur le temps de voter un autre texte dissociant clairement la garde à vue des "techniques spéciales d'enquête". 

Le second temps est, en quelque sorte, le temps intermédiaire. Entre le 9 octobre 2014 et le 1er septembre 2015, des personnes seront certainement placées en garde à vue pour des faits qualifiés d'escroquerie en bande organisée. Le Conseil doit donc empêcher le déroulement de gardes à vue devenues inconstitutionnelles par sa décision mais qui figurent encore, provisoirement, dans l'ordre juridique. Le plus simple est de réintégrer ces gardes à vue dans le droit commun. Il ajoute donc une réserve d'interprétation selon laquelle les dispositions de l'article 706-73 cpp  "ne sauraient être interprétées comme permettant (...) pour des faits d'escroquerie en bande organisée, le recours à la garde à vue prévue par l'article 706-88 du code de procédure pénale". Le recours à la réserve d'interprétation est évidemment quelque peu artificiel, car il s'agit pour le juge constitutionnel d'interpréter une disposition qu'il vient précisément de déclarer inconstitutionnelle, mais c'est aussi le seul moyen d'empêcher sa mise en oeuvre avant l'intervention du législateur. 

Enfin,  le troisième et dernier temps est celui qui concerne directement les requérants. Le juge pénal devra-t-il appliquer la décision du Conseil et annuler la garde à vue dérogatoire qui leur a été appliquée, entraînant ainsi, par ricochet, la nullité d'une série d'actes d'enquête ? Le Conseil estime que la remise en cause de ces gardes à vue aurait des conséquences "manifestement excessives" et il affirme avec netteté que ces procédures ne pourront être contestées sur le fondement de cette inconstitutionnalité.

On ne doit pas voir dans cette rigueur une animosité particulière à l'égard de Bernard Tapie et de Maurice Lantourne. Le Conseil ne fait qu'appliquer une jurisprudence issue de sa décision du 17 décembre 2010 rendue sur QPC. Le principe est que les actes de procédure pénale antérieurs à sa décision ne doivent pas être remis en cause du fait de cette inconstitutionnalité. Une telle solution est d'ailleurs parfaitement logique puisque les QPC ne peuvent conduire qu'à l'abrogation de la disposition inconstitutionnelle et non pas à son annulation, la première n'étant pas rétroactive contrairement à la seconde. 

Les requérants ont donc remporté une victoire à la Pyrrhus. Ils ont obtenu l'inconstitutionnalité de la disposition litigieuse, mais les effets de cette inconstitutionnalité sont neutralisés pour leur cas particulier. Cette solution n'a rien de surprenant, car elle présente l'avantage d'opérer un contrôle de la durée de la garde à vue sans pour autant mettre en cause une enquête qui s'est déroulée selon le droit en vigueur.



1 commentaire:

  1. Le constat que l'on peut dresser à l'issue de cette décision récente du Conseil constitutionnel est contrasté.

    1. Sur un plan général

    On doit se féliciter de l'existence de la procédure dite de "question prioritaire de constitutionnalité" (QPC). Elle constitue une avancée indéniable en termes de garantie juridique effective du citoyen face à une énorme machine nommée Etat qui peut parfois s'emballer (de raison elle devient déraison) ; parfois broyer l'individu (les exemples ne manquent pas).

    2. Sur un plan spécifique

    Nous pouvons arbitrairement nous situer à deux niveaux d'analyse.

    - Celui de l'indépendance et de l'impartialité du Conseil constitutionnel. La question de sa composition mérite d'être posée pour un organe dont les membres sont désignés pour neuf ans par le chef de l'Etat et les présidents des deux assemblées sans oublier les anciens chefs de l'Etat. La politisation du Conseil ne fait aucun doute. Pour être complet, n'oublions pas que le poste de secrétaire général - fonction qui n'est pas anodine - est occupé depuis 1959, à l'exception de la période 1983 à 1986, par un conseiller d'Etat. Le Conseil de l'Etat est en même temps son juge !

    - La cohérence de la décision du Conseil constitutionnel. Je ne partage pas votre jugement sur cette décision, et ceci pour trois raisons principales. La première est que la tactique du saucissonnage est rarement une bonne chose. La deuxième est que le doute doit profiter à l'accusé. La troisième tient au fait qu'un contrepoids au pouvoir exorbitant du droit commun du juge d'instruction est nécessaire pour respecter le principe de l'égalité des armes. Ce dernier est rarement sanctionné en cas d'erreur d'entêtement qui peut conduire à briser des vies (Cf. "De combien d'injustices suis-je coupable ?", Jean-Michel Lambert, Cherche Midi, 2014).

    La QPC constitue un réel progrès pour le citoyen. Pour nécessaire qu'elle soit, elle n'en est pas pour autant suffisante en termes de contrepoids d'une situation de déséquilibre entre David et Goliath. Reste aux juristes et experts en droit humanitaire à faire preuve de créativité pour faire pièce aux errements éventuels d'un Etat providence qui se transforme à l'ocassion en "Etat-voyou" (Cf. "L'Etat-voyou", Caroline Brun et Marie-Christine Tabet, Albin Michel 2014).

    "J'aime celui qui chérit l'impossible" (Faust de Goethe)

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