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vendredi 19 septembre 2014

La Cour européenne plonge dans le STIC

Comment une personne peut-elle obtenir le retrait des informations la concernant stockées dans un fichier de police ? La question est peu posée, tant il est vrai que l'on se préoccupe davantage des conditions de collecte et de conservation des données que des conditions de leur retrait. La Cour européenne donne un certain nombre de précisions sur cette question dans son arrêt Brunet c. France du 18 septembre 2014.

En octobre 2008, le requérant est placé en garde à vue, sa compagne ayant déposé plainte à la suite d'une violente dispute. Il porte plainte à son tour, est libéré, et convoqué pour un médiation pénale qui s'achève finalement par un classement sans suite en novembre 2008. Sa compagne avait retiré sa plainte, et le couple contestait le caractère volontaire des violences reprochées au requérant. 

Le STIC


Du fait de cette mise en cause, le requérant a tout de même été inscrit dans le système de traitement des infractions constatées (STIC) et c'est précisément ce qu'il conteste. Sa demande d'effacement des données est rejetée en mai 2009, au motif que la procédure pénale avait fait l'objet d'un classement sans suite, décision qui ne repose pas sur l'absence d'infraction. Autrement dit, l'infraction avait existé, même si elle n'avait pas donné lieu à poursuites. Le dossier du requérant pouvait donc figurer dans le STIC. Il était, en outre, précisé que cette décision n'était pas susceptible de recours. 

Le STIC a été créé par le décret du 5 juillet 2001et a pour finalité de de faciliter la constatation des infractions pénale et la recherche de leurs auteurs. Sa création a été soumise à l'autorisation de la CNIL, conformément aux dispositions de l'article 25 al. 3 de la loi du 6 janvier 1978. Son contenu est établi à partir des comptes rendus d'enquêtes rédigés par les personnels de la police et de la gendarmerie. Les personnes fichées sont donc celles à l'encontre desquelles ont été relevés durant l'enquête pénale des indices graves ou concordants rendant vraisemblable leur participation à la commission d'une infraction.

En l'espèce, il est évident que de tels indices ont été relevés à l'encontre du requérant, dès lors que les violences commises ne semblent pas réellement contestées. Le fait que la procédure ait été classée sans suite parce que sa compagne avait retiré sa plainte est sans influence sur cette situationl. 

Le requérant estime, quant à lui, que son incription au STIC est diffamatoire et outrageante. Il y voit  une violation de son droit au recours puisqu'il n'a pu contester le refus d'effacement qui lui a été opposé par le Procureur de la République ainsi qu'une violation de son droit au respect de sa vie privée. En effet, il se sépare de sa compagne et il craint que le juge aux affaires familiales lui refuse la garde de son enfant à cause de son inscription sur le STIC.

Dans son analyse de l'affaire, la Cour européenne englobe les deux moyens du recours. Au regard de la Convention européenne, l'ingérence dans la vie privée n'est licite que si elle réponde à un "besoin social impérieux" et qu'elle est proportionnée aux buts poursuivis. En l'espèce, c'est la violation du droit au recours qui entraine l'absence de proportionnalité.

La compétence du procureur


A l'époque des faits, mais la situation n'a guère changé, la seule contestation offerte à la personne fichée dans le STIC est une demande au procureur. Aux termes de l'article 230-8 du code de procédure pénale, ce dernier dispose cependant d'une marge d'appréciation à géométrie variable. Dans l'hypothèse d'acquittement ou de relaxe, la suppression de la fiche est de droit, "sauf si le procureur en décide autrement pour des motifs liés à la finalité du traitement", formule qui lui offre la possibilité de maintenir des données dans le fichier, dès lors qu'elles lui semblent utiles à la "constatation des infractions pénales et la recherche de leurs auteurs". Une formulation aussi large lui laisse en réalité un véritable pouvoir discrétionnaire de décider le maintien de données dans le fichier.  Dans le cas d'un non-lieu ou d'un classement sans suites, la compétence du procureur devient nettement plus étroite. Il ne peut ordonner l'effacement que pour des motifs tirés de l'insuffisance de charges. Ce n'est pas le cas en l'espèce, et le procureur n'a donc fait qu'appliquer le code de procédure pénale.

C'est précisément cette faible marge de manoeuvre que sanctionne la Cour européenne. Elle fait observer que le procureur n'est pas en mesure de vérifier la pertinence du fichage au regard de la finalité du STIC, en tenant compte par exemple des éléments de faits et de la personnalité de l'intéressé. Alors qu'en cas de relaxe ou d'acquittement, le procureur peut apprécier l'opportunité du fichage, il ne peut le faire en cas de non-lieu ou de classement sans suites. Aux yeux de la Cour, ce contrôle n'est pas "effectif" au sens de l'article 13 de la Convention.

Le Violent (In a Lonely Place). Nicholas Ray. 1950. Humphrey Bogart et Gloria Grahame

L'absence de recours


Le second élément sanctionné par la Cour peut sembler moins grave, dans la mesure où le droit français a été modifié avant l'intervention de la décision du 18 septembre 2014. A l'époque des faits, la décision du procureur n'était susceptible d'aucun recours, et le Cour européenne constate une nouvelle violation de l'article 13, cette absence de recours apparaissant particulièrement grave si l'on considère que la conservation des données sur le STIC est fixée à vingt ans. 
 
Certes, le droit français a évolué, et la Cour mentionne cette évolution. Cette mention ne saurait cependant s'analyser comme un témoignage de satisfaction, mais bien davantage comme l'expression d'une position très nuancée. 
 
Sur le plan non contentieux, l'article 230-9 cpp prévoit désormais un recours devant un magistrat référent chargé de "suivre la mise en oeuvre et la mise à jour des traitements automatisés". Certes, mais ce magistrat "dispose des mêmes pouvoirs d'effacement (...) des données personnelles que le procureur". Autrement dit, il n'a pas davantage de marge d'appréciation, et le recours du requérant n'a aucune chance de prospérer puisque le fichage est intervenu après une décision de classement de l'affaire.

Sur le plan contentieux, la Cour européenne prend note de l'arrêt rendu par le Conseil d'Etat le 17 juillet 2013, qui estime que le refus d'effacement ou de rectification des données conservées dans le STIC est détachable de la procédure judiciaire. Le requérant peut donc contester ce refus par la voie du recours pour excès de pouvoir. La décision se borne cependant à annuler une décision d'incompétence rendue par un tribunal administratif. Dans l'état actuel des choses, on ne peut que s'interroger sur le contenu d'une éventuelle décision au fond. Dès lors que le magistrat a une compétence liée en matière de classement sans suite ou de non-lieu, le juge administratif devrait se limiter à un contrôle minimum. Autrement dit, contrairement à ce que demande la Cour, il ne contrôlerait pas la proportionnalité de la décision de fichage, sauf hypothèse rarissime d'une erreur manifeste d'appréciation. 

Le respect de la vie privée


La Cour observe que les craintes du requérant en matière de garde de son enfant sont infondées. En effet, le juge aux affaires familiales n'a pas accès au STIC. Cette erreur est cependant sans influence sur la décision. Aux yeux de la Cour, le droit interne des Etats doit s'assurer que les données collectées et conservées sont pertinentes et non excessives au regard des finalités du fichier. Par voie de conséquence, les arrêts S. et Marper c. Royaume-Uni du 4 décembre 2008 et Gardel c. France du 17 décembre 2008 affirment clairement qu'il doit aussi prévoir des garanties de nature à protéger les données personnelles c'est à dire des voies de recours. Le fait que le droit français n'ait pas prévu un recours efficace alors même que la personne fichée bénéficie de la présomption d'innocence est suffisant pour que la Cour considère que la condition de proportionnalité n'est pas remplie. L'absence de protection des données personnelles est donc, en soi, constitutive d'une atteinte à la vie privée.

Certains considèrent sans doute que la décision Brunet c. France n'est que la survivance d'un droit dépassé, dont les défauts ont été corrigés. En réalité, la question essentielle posée par l'arrêt n'est pas résolue. Aucun des recours offerts, magistrat référent et même juge administratif, n'est en mesure d'exercer le contrôle de proportionnalité exigé par la Cour. Celle-ci n'hésite d'ailleurs pas évoquer la nécessité d'un contrôle d'"opportunité", notion qui va bien au-delà du contrôle assuré par la juridiction administrative française. Sur ce point, la décision de la Cour européenne révèle sans doute, a contrario, les limites du contrôle de l'excès de pouvoir.




2 commentaires:

  1. Comme le souligne Franck Johannès dans Le Monde du 20 septembre 2014, "l'enjeu dépasse l'affaire jugée par la Cour". Il a une dimension générale et une autre plus spécifique.

    - Une dimension générale. Si prompte à exiger l'adoption de normes européennes particulièrement contraignantes, surtout pour les autres, la France se montre pusillanime, voire schizophrène dès qu'il sagit de se les voir opposées. En matière budgétaire, Paris récuse la nécessité de respecter la règle des 3% qu'exige la Commission et Berlin ("Schizophren in Paris", Frankfurter Allgemeine Zeitung, 18 septembre 2014). Dans le domaine juridique, notre pays éprouve la plus grande difficulté à admettre que son droit, d'essence quasi-divine, ne pourrait pas être conforme à la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales du Conseil de l'Europe.

    - Une dimension plus spécifique. Elle se lit entre les lignes de l'arrêt concerné. Pour ce qui est de la juridiction judiciaire, la France n'a toujours pas mis son droit en conformité avec les arrêts Medvedyev et Moulin de 2010 qui soulignent que les membres du Parquet ne remplissent pas l'exigence d'indépendance à l'égard de l'exécutif. En un mot, le parquetier n'est pas le juge indépendant et impartial qu'exige l'article 6 de la Convention ("droit à un procès équitable"). La juridiction administrative a-t-elle "la qualité de juge des libertés, acquise depuis la fin du XIXe siècle" que lui reconnaît Jean-Jacques Urvoas ? ("Notre projet de loi antiterroriste ne relève pas de l'espionnage à l'américaine", Le Monde, 20 septembre 2014). On peut en douter pour ce qui est du Conseil d'Etat. Le contrôle de proportionnalité est un véritable écran de fumée alors même qu'il repose sur le dossier de l'administration pour apprécier la réalité ds faits. Que dire d'un juge à qui il arrive de prétendre contrôler des motifs qu'il ne connait pas ?

    Une bonne piqûre de rappel venue de Luxembourg ou de Strasbourg constitue le meilleur antidote contre l'arrogance française.

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  2. Je ne crois pas que la France soit le seul pays à accepter difficilement la mise en cause - souvent justifiée - de ses règles de fonctionnement, d'autant plus quand elles ont plusieurs siècles d'existence. Je crois qu'on peut souligner les failles de notre organisation administrative et judiciaire face aux exigences de l'Etat de Droit sans céder aux clichés de l'arrogance.

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