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mercredi 27 août 2014

Concours de l'ENA : l'obéissance est un métier bien rude

Il faut remercier bien vivement les Chevaliers des Grands Arrêts qui, sur leur blog, ont fait connaître à la Ville et au monde les sujets de droit public proposés aux trois concours de l'ENA. Ces trois sujets sont respectivement : pour le premier concours, "Le juge administratif, juge de l'économie" ; pour le deuxième, une note relative "aux mutations de la relation entre l'administration et les usagers, telles qu'appréhendées tant par le législateur que par le juge" ; pour le troisième, "rédiger une note permettant d'évaluer les marges de manoeuvre des pouvoirs publics pour restreindre les libertés publiques".

En apparence, des questions techniques de droit administratif qui n'appellent pas de commentaire particulier. En réalité, ces sujets sont tout simplement admirables, admirables de sincérité désarmante, admirables de transparence sur la manière dont est perçue la formation des hauts fonctionnaires. Certes, on objectera qu'il s'agit de sujets de concours, d'abord destinés à évaluer les connaissances des candidats en droit public. Sans doute, mais en principe destinés à ne circuler que dans le cercle étroit des hauts fonctionnaires, ils révèlent aussi la culture dominante d'un milieu.

Souvenons que lors de sa création, par une ordonnance du 9 octobre 1945, l'ENA avait pour objet de démocratiser l'accès à la haute fonction publique. Dans l'esprit de Michel Debré, l'Ecole n'était pas dissociable de la notion de méritocratie, et moins encore de celle de service public. Les trois sujets de droit public nous révèlent pourtant bien autre chose. Observons d'abord qu'ils sont trois parce qu'il y a trois concours, pour trois types de candidats, qui n'ont pas les mêmes espérances et dont le jury n'attend pas des qualités absolument identiques.

Le cercle enchanté


Les candidats du premier concours, dit externe, sont ceux qui empruntent la voie royale. Bébés Cadum de la République, ils sont les purs produits des bonnes écoles, sont passés le plus souvent par les IEP (surtout celui de Paris). Leurs parents ont accepté de payer très cher une scolarité qui met leur progéniture à l'abri de toute promiscuité avec la plèbe universitaire. 

Ceux-là ont composé sur "Le juge administratif, juge de l'économie". N'est-ce pas une préoccupation bien naturelle, si l'on considère que l'objectif du candidat du premier concours est de sortir de l'ENA dans la botte, c'est à dire dans les grands corps. Après quelques années au Conseil d'Etat ou à la Cour des comptes, il espère bien sortir de de la fonction publique peu rémunératrice pour aller pantoufler dans quelque entreprise publique ou privée. Il faut donc l'initier au droit public économique, lui faire connaître les bienfaits des partenariats public-privé, ces célèbres "ppp" qui diluent le service public dans la finance et offrent des perspectives de carrière fort alléchantes ?

Les candidats du second concours ont un handicap sérieux, car ils peuvent être issus, même si ce n'est pas toujours le cas, de la méritocratie. Ils sont entrés dans la fonction publics à un niveau moins élevé et visent une accélération de carrière. Tout fonctionnaire en poste depuis quatre ans peut se porter candidat à ce concours (art. 15 du décret du 10 janvier 2002). Cette année, le sujet invitait à rédiger une note relative "aux mutations de la relation entre l'administration et les usagers, telles qu'appréhendées tant par le législateur que par le juge"

Evoquer les "mutations", c'est déjà répondre à la question. Il y a trente ans, on invoquait le droit à l'information de l'administré, le droit d'accès aux données personnelles le concernant. Aujourd'hui, il doit renoncer à sa vie privée au nom de la lutte contre le terrorisme et des préoccupations sécuritaires. Autant dire que le candidat est invité à prendre conscience de cette évolution et à montrer qu'il est parfaitement prêt à sacrifier les droits du citoyen sur l'autel de l'intérêt de l'Etat. S'il y parvient, on ne doute pas que son origine plébéienne sera oubliée et qu'il sera jugé digne d'entrer à l'ENA, de pénétrer dans le cercle enchanté, celui qui donne accès aux ors de la République.

Dessin de Plantu

La culture de la soumission


Passons enfin, et c'est le plus intéressant, au 3è sujet, celui qui concerne le troisième concours. Celui-là a été créé par la loi du 2 janvier 1990, et est ouvert "aux personnes justifiant de l'exercice, durant huit années au total, d'une ou plusieurs activités professionnelles ou d'un ou plusieurs mandats de membre d'une assemblée élue d'une collectivité territoriale". Horreur ! Ceux-là ne viennent même pas de la fonction publique, ont généralement été éduqués à l'Ecole de la République. Ils peuvent avoir exercé n'importe quelle profession ou avoir acquis une expérience de la chose publique comme élus locaux. Personnages hautement suspects, mais heureusement peu nombreux (moins d'une dizaine de postes ouverts au concours). 

Il convient de s'assurer que ceux-là sont prêts à tout pour entrer à l'ENA, prêts à se soumettre aux directives de l'Exécutif, quel qu'en soit le contenu. Le sujet qui leur a été proposé est un jeu de rôle tout à fait réjouissant. Le candidat au 3è concours est invité à se mettre dans la peau d'un "chargé de mission auprès de la direction des libertés publiques au ministère de l'intérieur". Il ne va tout de même pas s'imaginer en conseiller du Premier ministre. Chargé de mission, c'est bien suffisant.

Quoi qu'il en soit, notre candidat est donc sollicité par un préfet territorial "souhaitant interdire la tournée d'un spectacle controversé (...)". Pour l'aider dans cette tâche délicate, il doit "rédiger une note permettant d'évaluer les marges de manoeuvre des pouvoirs publics pour restreindre les libertés publiques". Quel aveu ! Inutile de dire que le sujet est directement inspiré de l'affaire Dieudonné. L'unique argument juridique permettant de "restreindre les libertés publiques" pour "interdire un spectacle controversé" est de s'appuyer sur l'ordonnance de référé du Conseil d'Etat de janvier 2014, celle-là même qui remet en cause la jurisprudence Benjamin et accepte un retour à la censure préalable. 

Observons que le candidat n'a pas le choix. Il serait suicidaire d'écrire sur sa copie que le rôle d'un chargé de mission à la Direction des libertés publiques n'est pas de "restreindre les liberté publiques" mais au contraire d'en permettre l'exercice par l'application de ladite jurisprudence Benjamin. Pour le cas, bien improbable, où le candidat hésiterait, le sujet lui explique qu'il "s'agit de mettre en évidence les conditions de validité de protection de l'ordre public et les garanties apportées par le contrôle juridictionnel". Le contrôle juridictionnel, celui du Conseil d'Etat, ne saurait donc apporter que des "garanties", sans jamais concourir à la restriction des libertés. Celui qui ne présente pas la jurisprudence Dieudonné comme une formidable avancée de l'Etat de droit n'a rien compris. Celui qui ne présente pas le Conseil d'Etat comme le protecteur naturel des libertés n'a rien compris non plus. Il ne mettra sans doute pas les pieds dans l'Ecole qui forme l'élite de la fonction publique. 

On pourrait en rire tant ces sujets étaient prévisibles. Ils révèlent pourtant une triste réalité : la qualité  attendue du candidat à l'ENA, surtout celui qui n'est pas le pur produit du milieu, n'est plus tant l'esprit du service public et de l'intérêt général que le conformisme. Il doit exécuter sans poser de question l'ordre qui lui demande de restreindre les libertés publiques. Il ne lui appartient pas de demander au préfet si, par hasard, il ne disposerait pas de forces de police suffisante pour garantir à la fois la liberté d'expression et l'ordre public. Son seul travail est de trouver un fondement juridique à la décision  d'interdiction, pas de la discuter. Triste fonction qui assimile le haut fonctionnaire à un domestique de grande maison. Corneille n'avait-il pas affirmé que "l'obéissance est un métier bien rude" ? (Nicomède, Acte II, scène 1).

15 commentaires:

  1. Votre billet est remarquable de lucidité. Merci.

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  2. Les bienfaits du partenariat public privé, ce n'est pas vraiment le sujet qui est posé, ni même du droit public économique ; le sujet implique de développer le rôle du juge administratif dans l'appréciation du contrat et de son économie et de la balance qui en est faite entre les droits accordés aux contractants et la recherche de l'intérêt général / continuité du service public (qui nécessitent des règles spéciales exorbitantes du droit commun - CE, 1916, Gaz de Bordeaux, par exemple) qui justifient un pouvoir étendu d'intervention au juge mais aussi un droit étendu d'accès aux recours pour protéger les personnes privées contre la puissance publique.

    Quant à la prévisibilité de ce sujet, c'est du cours classique dont la méconnaissance serait éliminatoire, y compris à l'université. Quoique les étudiants à l'université sont bien capables de parler du droit de la concurrence dans un tel sujet alors que les décisions du conseil de la concurrence relèvent du juge judiciaire.

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    1. Bonsoir,

      Je pense que tu te trompes dans ton analyse. Si le sujet était "le juge administratif, juge de l'économie", il me semble qu'on pouvait difficilement le rabattre sur "le juge et le contrat". Tu dis notamment que tout développement sur le droit de la concurrence serait hors-sujet. Tu oublies probablement que le droit PUBLIC de la concurrence est devenu depuis l'arrêt Million et Marais un élément essentiel de la justice administrative (arrêts EDA, L&P publicité, JLB Consultants, etc.) qu'on ne pouvait pas ignorer dans un sujet comme celui-ci.

      Le fait que tu prétendes que le droit de la concurrence ne pourrait être appliqué que par le JJ démontre à mon avis que le sujet était intéressant et problématique : dès lors que le juge qui s'occupe habituellement des choses économiques, touchant au respect des règles et engagements marchands est le JJ, comment interpréter le fait que le JA soit conduit de manière croissante à juger des affaires sous l'angle de la logique économique ? Ceci est vrai non seulement dans le droit public de la concurrence, où il met l'intérêt général (pouvoir de police dans l'arrêt L&P publicités) en balance avec le respect de l'équilibre marchand, que dans toutes les affaires où personne publique et activité économique sont mêlées, que l'on parle des PPP (personne privée remplissant une activité publique) ou de la participation au marché des établissements publics (arrêt JLB Consultants).

      La question n'était donc pas, si tu veux mon avis, "le juge administratif et le contrat", mais la manière dont le JA peut à la fois garder sa spécificité face au JJ (à savoir prendre en compte la logique de l'administration, exorbitante du droit commun) tout en intégrant de manière croissante des normes, des contentieux, des procédures et des raisonnements économiques. En cela, les dernières avancées sur le contrat (de Béziers à Tarn et Garonne) pouvaient être mobilisées à titre d'exemple de la capacité du JA à prendre en compte les nécessités du marché tout en conservant un raisonnement d'intérêt général, mais ne pouvaient constituer la charpente d'une bonne réponse à la question posée.

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  3. magistrale radiographie de la soumission!

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  4. une analyse saisissante et terriblement lucide, hélas!

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  5. Chère Professeur,

    Je me permets de commenter cet article, parce que d'une part ce sont les CGA qui sont (un peu) à l'origine de celui, et surtout d'autre part parce que je ne partage pas vraiment votre analyse. Et puis, je dois avouer que je suis un peu concerné, puisque j'avais choisi cette voie, échouant par deux fois au concours externe les deux dernières années.

    Tout d'abord, je me permets de revenir sur une phrase du second paragraphe, lorsque vous affirmez que "Sans doute, mais en principe destinés à ne circuler que dans le cercle étroit des hauts fonctionnaires." Ce n'est pas tout à fait exact : tous les sujets sont diffusés sur Internet depuis des années, sur le site de l'ENA, en libre accès à tous. Ils sont mis en ligne de plus en plus rapidement, puisque l'an dernier ils étaient accessibles à tous quelques jours seulement après la fin des épreuves écrites. Surtout, l'ENA est une des écoles les plus transparentes en matière d'annales de sujets, même si on peut regretter qu'elle fasse payer l'envoi du recueil des meilleures copies, contrairement à d'autres concours pour lesquels les meilleures copies sont disponibles en ligne.

    "Leurs parents ont accepté de payer très cher une scolarité qui met leur progéniture à l'abri de toute promiscuité avec la plèbe universitaire." Cette affirmation est totalement caricaturale. Premièrement, rappelons qu'il y a désormais 33 % d'étudiants à Sciences Po (IEP Paris) qui sont boursiers, qui ne payent donc aucun frais d'inscription, comme à l'université. Pour avoir passé quelques années à l'IEP de Paris, j'en suis témoin. Et certains d'entre eux réussissent brillamment ce concours. Deuxièmement, de plus en plus, les étudiants qui réussissent le concours ne sont pas exclus uniquement de Sciences Po : certains ont suivi des cursus universitaires complets avant d'intégrer en Master Affaires Publiques, l'école de la rue Saint-Guillaume. J'ai des camarades de promo qui sont dans ce cas, ayant fait de brillantes études en droit, à l'université, avant de réussir à Sciences Po et de réussir l'ENA. C'est aussi mon cas, ayant passé 7 années à l'université publique avant d'intégrer Sciences Po et de tenter ma chance pour ce concours (et d'autres). Je vous concède que la voie royale semble actuellement de faire une prépa littéraire, de réussir le concours d'entrée à l'Ecole Normale Supérieure, de faire 2 ans à Sciences Po ensuite et de réussir le concours de l'ENA. Ces profils se multiplient aujourd'hui, c'est une certitude. Mais il est difficile de reprocher à ces personnes leur parcours brillant, surtout qu'avant d'entrer à Sciences Po, ils n'ont été que dans des structures publiques et n'y ont cherché qu'une meilleure préparation au concours de l'ENA et une diversité dans les enseignements.

    Si les élèves de l'ENA ne s'intéressaient qu'à passer dans le privé, pour obtenir de meilleures rémunérations, je pense qu'on serait loin des chiffres actuels qui, grosso modo, montrent qu'il n'y a qu'environ une dizaine de pourcents des anciens élèves qui travaillent dans le privé. Encore une fois, la position est ici très caricaturale...

    Concernant le sujet de cette année, on remarque en effet, qu'il interrogeait une partie du programme tenant plus au droit public économique. Je remarque juste que c'est la première fois depuis 5 ans que cela est le cas, les autres sujets étant bien plus classiques.

    ...

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    1. Nico, le sujet est extrêmement classique, c'est carrément un chapitre entier du Stirn et il est systématiquement traité par tous les profs de conf à pipo...

      Sujet récurrent aussi à ipesup, "le juge et le contrat", aussi bien en droit civil qu'en droit public. Enfin, il n'a pas tellement de rapport au "droit public économique" mais plutôt au droit administratif et au droit constitutionnel. Parler de DPE dans ce sujet était totalement hors sujet d'après les retours des profs de conf, puisque le cœur de la question est le rôle du juge et de sa place qui lui est donnée dans l'appréciation d'un contrat (et là tu balances tous les arrêts, de Gaz de Bordeaux à Tropic Signalisation, et les décisions du CE, de la liberté contractuelle à l'égal accès à la commande publique, et de la séparation droit de la concurrence (qui relève du juge judiciaire) au contentieux du contrat passé avec une personne publique (Sté des granits porphyroïdes des vosges / Grimouard et époux Bertin) qui relève du juge administratif.

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    2. Par droit public économique, j'entendais essentiellement le droit des contrats, l'économie du contrat dont s'occupe le juge administratif. C'est en effet du droit des contrats classique de droit administratif général mais il a quand même une certaine dimension économique. Et je pense quand même que toutes les évolutions récentes concernant la sécurisation des contrats et les relations contractuelles (Béziers, Tarn-et-Garonne, etc.) sont un point à aborder : si le juge administratif a fait évoluer ses recours, c'est dans un objectif de recherche de l'efficacité économique des contrats publics qui passe par une certaine sécurité juridique.
      Alors je ne sais pas si c'est ce qu'on définit classiquement quand on parle de droit public économique, mais pour moi, cela en est. Je pense qu'en effet, les PPP sont loin d'être dans le sujet, de même que les différents types de contrats de la commande publique.

      Ensuite, on verra bien le rapport du jury et les éléments de correction. :-)

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    3. On est d'accord, évoquer les PPP et contrats de la commande publique sont totalement hors sujets. Qu'un universitaire, qui plus encore est professeur, se hasarde à ce genre d'erreur sur l'appréciation d'un sujet de droit décrédibilise d'office le reste des propos.

      Pou en revenir au sujet, on se situe plus dans un accroissement des possibilités permettant au juge administratif d'effectuer sa mission du plein contentieux. Si effectivement on aborde la notion de droit public économique, la vraie question est l'importance et la place du juge dans sa fonction de plein contentieux. Ce n'est pas pour rien que le mot "juge" est répété deux fois dans le sujet. Enfin, Béziers et Tarn et Garonne, s'il fallait en parler, c'était en trois lignes dans un cadre plus général du droit au recours des contractants et des tiers aux contrats qui traduisent le souci du juge d'élargir les recours en contrebalance du caractère exorbitant du contrat administratif et au nom de l'intérêt général.

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  6. ...

    Je remarque également que concernant la note à partir d'un dossier, il est tout simplement impossible de tirer des conclusions à partir de l'énoncé. La note sur dossier est toujours conditionnée par les documents inclus dans ce dossier. Ce qui est attendu du bon administrateur n'est pas tant de savoir s'il saura bien exécuté l'ordre qui lui est donné, mais plus s'il est capable de bien synthétiser les documents qui lui sont fournis, d'en extraire la substantifique moelle, de les mettre en relation avec les autres informations et de pouvoir obtenir une note la plus précise et la plus complète possible. Cette note sera, bien entendu, orientée par l'intitulé du sujet et par le contenu des documents, il n'en reste pas moins que chaque année, des articles de doctrine sont présents dans ces fameux dossiers et présentent, le plus souvent, des opinions différentes. Concernant les sujets de cette année, je m'abstiendrai donc de commentaire pour ma part, notamment sur l'intitulé du sujet du 3e concours, tant que je n'aurai pas eu connaissance des documents fournis dans le dossier.

    Il me semble que vous faites ici le même procès que faisait les fameux opposant au mariage pour tous aux sujets du concours. Ils s'étaient indignés parce que la note sur dossier du concours externe de questions sociales, avaient eu l'audace de demander aux candidats de proposer des « mesures nouvelles plus ambitieuses » pour la promotion de l’égalité des hommes et des femmes dans l’accès aux postes d’encadrement dans la fonction publique. Et qu'un document présent dans le dossier préconisait de développer les "gender studies".

    Comme je l'ai dit, on tombe ici selon moi dans la caricature, bien loin de la réalité de ce concours. Certes, il faut intégrer certains codes du concours pour le réussir mais non, il n'est pas nécessaire de vendre son âme à un prétendu formatage. S'adapter à ce qu'on attend de nous, c'est une nécessité dans notre société actuelle, de la sphère privée lorsqu'on veut se faire recruter à la sphère publique, avec ses concours administratifs. Et d'ailleurs, le monde universitaire n'y fait pas exception.

    Nicolas Rousseau

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  7. Votre analyse est éclairante, judicieuse et brillante. Il n'ya rien à ajouter tant le constat est accablant sur une Ecole qui est devenue au fil des années une partie du "mal français" et sur la faillite de l'élite française en grande majorité issue de ses rangs ("Les Cinq-Mille Fortunes et faillite de l'élite française", Simplicius Aiguillon, Cherche, Midi, 2014).

    A titre de coincidence, peut-on rappeller que le vice-président du Conseil d'Etat a occupé de 1988 à 1994 les fonctions de directeur des libertés publiques et des affaires juridiques au ministère de l'Intérieur et qu'il est aujourd'hui président du conseil d'administration de l'ENA.

    Pour compléter votre conclusion (citation de Corneille), on pourrait se rapporter au Discours sur la servitude volontaire de La Boétie ou à cette citation du général de Gaulle (très à l'honneur à l'occasion des différentes commémorations de la Seconde Guerre Mondiale) : "On n'a du respect que pour ce qui résiste". Nous n'en sommes malheureusement pas encore là !

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  8. Le débat autour de ces sujets démontre bien l'ambiguïté de l'ENA, chargé de former à la fois des fonctionnaires et des juges administratifs.
    Comment former des juges indépendants à partir d'une "matrice" intellectuelle dominée par les impératifs de l'exécutif?
    On comprend mieux dès lors les décisions "Dieudonné" rendues par le Conseil d'Etat: là où le juge administratif de TA, pas forcément passé par l'ENA et n'exerçant que des fonctions de contentieux, a fait primer les libertés, le Conseil d'Etat, peuplé d'énarques et proche du gouvernement ne serait-ce que parce qu'il en est le conseil (sans même parler des aller-retours consanguins de ses membres avec l'administration active...) a bien trop largement pris en compte les impératifs du politique.
    La confusion entre l'administration et le juge administratif est dangereuse pour les libertés.

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  9. Sinon @Nicolas, entièrement d'accord avec toi sur les poncifs indigents sortis par Mme Letteron qui témoignent de sa profonde méconnaissance à la fois de Sciences Po, et à la fois des carrières professionnelles à la sortie de l'ENA (moins de 10% partent dans le privé, et moins de 5% font de la politique).

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  10. L'ENA forme des esprits formatés, ce qui est parfaitement logique au de sa finalité. Par contre le fait que l'ENA forme les magistrats administratifs est problématique (même si juger l'administration c'est encore administrer :) )...

    Après le formatage des concours A et A+ (y compris l'agrégation du supérieur) répond à une logique de reproduction de caste... enfin sur le plan sociologique !

    L'arrêt Barel n'a consacré que la faculté de se présenter à un concours, pas de le réussir !

    Toute la fonction publique française est ainsi faite depuis la généralisation des concours. On peut le regretter, le déplorer ou s'en féliciter, c'est aussi un moyen d'avoir des cadres formatés dont on est sur de l'obéissance et du fonctionnement...

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  11. L'analyse présente quelques défauts mineurs soulignés dans les commentaires précédents, mais le fond de la démonstration sur le formatage de la pensée est incontestable, et de nombreux autres exemples vécus au quotidien par des administrés qui sont considérés comme une plèbe, un vulgum pecus par ces hauts fonctionnaires en portent témoignage qu quotidien.
    S'y ajoute la grande réticence, voire la crainte des administrés français à exercer les recours auxquels ils ont droit, des fois qu'on en profite pour leur faire payer cette sorte de rébellion contre l'un des pouvoirs les plus absolus qu'on connaisse en France depuis 1789.
    Pour comprendre la genèse de cette situation, il faut se souvenir que Michel Debré avait créé l'ENA en même temps qu'il préparait l'outil qui permettrait à ceux qui allaient sortir de ce moule de tenir les leviers les plus importants de l'Etat. En effet, la constitution qui détoure de façon très précise les limites du pouvoir législatif et celles du pouvoir réglementaire, donne en fait à ce dernier la possibilité de définir les éléments ayant le plus grand impact sur la société au travers de la réglementation.
    De nombreux textes législatifs sont en fait des blanc-seings accordés au pouvoir réglementaire de définir ce qu'on essaie de minimiser en les intitulant détails mais qui ont beaucoup plus d'influence sur la vie de la société que par exemple le volet pénal d'une loi.
    Ayant participé de très près à l'analyse des projets qui ont abouti à la loi du 6 mars 2012, assisté aux discussions en séance au Sénat comme à l'AN, à la rédaction des amendements et à leur "sélection", j'ai découvert comme un citoyen de base totalement néophyte dans ces processus complexes, à quel point l'administration se taillait la part du lion et prenait un soin jaloux de ne rien laisser dans le domaine de la loi de ce qui pourrait rester dans celui de la réglementation, même si les exigences juridiques qui en résultent ont un impact réel sur les libertés individuelles dont le parlementaire est censé être le garant, mais il a déjà abandonné sa garantie au bénéfice de l'administration.
    La constitution permet, voire encourage ce dysfonctionnement démocratique, et elle est l'outil qui permet à l'administration et à ses hiérarques bien formatés d'exercer tout le pouvoir.

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